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Hinemihi o te Tawhito dans le Surrey : conserver un bien culturel en exil (partie 1)

« I am the house
Feeling the cold… my korowai taken from me
and I shudder in the grip of this sharp wind
Were you not stoking the fires
Keeping me warm
I was holding fort
You holding forth
Is the past too harder a task…I ask
And I wait as I do… …as I have… …as I will
As you come in your hundreds, thousands
Year after year we have shared the air
Embraced by the uri of Nga Hau e wha
I wait for the karanga to take you to the sky […] »
So who invited tu ?, Rosanna Raymonds

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       Le sujet de ce poème, autant dans le sens linguistique que philosophique du terme, est Hinemihi o te Ao Tawhito. Elle est une wharenui maori, c’est à dire littéralement une « grande maison », dont est doté chaque marae, l’espace communautaire qui rassemble tous les membres d’un groupe donné au sein de la culture maori. En bois peint et sculpté, elle est généralement quadrangulaire avec un toit à double pente et dispose d’une porte et une fenêtre sur sa façade qui est en retrait par rapport au toit afin de créer un porche. Elle est ornée d’éléments sculptés et peints sur ses parois intérieures, linteaux et cadres de la porte et de la fenêtre ainsi que sur la rive de toit (mahi), ses soutiens et sur le gâble. Les figures peintes et sculptées font référence à des ancêtres du groupe ou bien à des récits mythologiques plus généraux. Ces maisons sont au centre des activités culturelles des Maori et ont une grande importance dans l’expression du whakapapa, la généalogie maori qui remonte jusqu’à aux premières embarcations qui portaient les premiers habitants d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande. Elles sont considérées comme des êtres vivants dotés de forces spirituelles (mana) et ont des noms propres. En anglais, on emploie les pronoms « she » ou « he » selon le genre de l’ancêtre dont elles portent le nom plutôt que « it » pour les désigner.1

       Hinemihi a la particularité de se situer dans le Clandon Park Estate (Surrey). Elle est la seule wharenui complète conservée au Royaume-Uni et l’une des quatre maisons conservées entières en dehors d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande.2 Son histoire débute par sa construction à partir de 1880 à Te Wairoa. Cette ville était alors un lieu de passage obligé pour les touristes qui traversaient le lac afin d’aller voir les Terrasses « Roses et Blanches » à côté du Lac Rotomahana, situé au nord de l’île du Nord. Cette attractivité touristique a largement profité au groupe maori local (Tuhourangi), qui gérait l’activité des traversées en bateau ainsi que d’autres infrastructures à destination des touristes, leur donnant une certaine aisance financière. Hinemihi a été commandée et payée par le chef Aporo Te Wharekaniwha, le chef de l’hapu (sous-groupe de Tuhourangi) Ngati Hinemihi.3 Les Tonunga whakairo (expert sculpteurs) engagés furent Wero Taroi (-1880) et son élève Tene Waitere (1853-1931) de Ngati Tarawhai.4 Cette whare était envisagée comme un lieu d’affirmation culturelle et identitaire en tant que mémorial ancestral qui affiche la généalogie du groupe. Elle servait de lieu de réunion et de cérémonies mais elle était également un espace visitable par les touristes (contre paiement). Afin de montrer à tous la richesse du hapu, le chef Aporo avait mis des souverains d’or à la place des paua (coquillages nacrés)5 traditionnels dans l’orbite des yeux de certaines sculptures ce qui constituait un écart à la tradition, tout comme l’utilisation à des fins touristiques6 et son nom féminin qui faisait référence à un ancêtre féminin de grand prestige du XVIème siècle.7

Hinehimi à Te Wairoa, 1880. Photographie des frères Burton.
© The Alexender Turnbull Library , Wellington.

       Malheureusement cette prospérité sera de courte durée. Le 10 juin 1886, une violente éruption secoua la Montagne Tarawera, accompagnée d’un séisme qui détruisit les Terrasses « Roses et Blanches ». Tous les alentours dont la ville de Te Wairoa furent recouverts d’un mélange de boue, de cendres et de lave et l’événement coûta 153 vies humaines. On estime qu’environ 45 personnes trouvèrent refuge dans Hinemihi. Cette catastrophe obligea les membres de Ngati Hinemihi à déménager sur des territoires donnés par d’autres groupes, et les entraîna vers un déclin économique, social et spirituel.8 Hinemihi fut alors laissée « à l’abandon » dans un état altéré, un choix qui s’explique par l’interdit qui frappa Te Wairoa. La ville fut déclaré urupa (terrain funéraire) et wahi tapu (sacrée) en raison des corps enfouis des personnes décédées et donc plus ou moins interdite d’accès.9

Hinemihi peu de temps après l’éruption de Tarawera en 1886.
© Te papa Tagrewa Museum of New Zealand.

     Après cette période d’abandon, durant laquelle certaines sculptures sont retirées, Hinemihi fut finalement achetée pour 50£ en 1892 par William Hillier,  quatrième Comte d’Onslow, désireux de remporter chez lui un « souvenir » de son poste de gouverneur en Aotearoa/Nouvelle-Zélande entre 1888 et 1892.10 Elle devint alors une folie exotique et pittoresque au sein du jardin de la résidence familiale dans le Surrey, servant de résidence d’été et de lieu de plaisance au cours de la première moitié du XXème siècle.11 Hinemihi est alors séparée de son contexte socio-culturel d’origine; isolée de l’autre côté du globe, elle n’est plus maintenue « chaude » au sens maori. C’est-à-dire qu’elle n’est plus le cadre de cérémonies ou de pratiques culturelles maori (discours, chant, …) ; son lien aux entités ancestrales, sa puissance spirituelle et son mana propre s’en retrouvent très affaibli. Pour ses nouveaux visiteurs, elle n’est qu’un souvenir dépaysant d’une région lointaine et est associée à l’idée de l’empire colonial britannique.

       Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la famille Onslow dut se séparer de cette propriété pour des raisons économiques et elle fut vendue puis cédée au National Trust en 1956 par la nouvelle propriétaire.12 Le National Trust (NT) est une association caritative qui a pour but la préservation du patrimoine fondée en 1895. Elle possède le droit de déclarer des sites inaliénables grâce à une loi du parlement depuis 1907.13 Ce droit lui a permis d’asseoir sa légitimité dans sa mission de préservation du patrimoine au Royaume-Uni et elle gère plusieurs centaines de sites patrimoniaux divers (châteaux, musées, villages, usines, réserves naturelles, littoraux,..).14 Au moment de l’acquisition par le NT, Hinemihi est en mauvais état et plusieurs campagnes de restauration se succèdent. La méthodologie est la même que pour le reste du patrimoine bâti dont l’association a la charge ; elle passe des contrats avec des entreprises spécialisées dans le domaine pour sa restauration. Lors de la première (vers 1960), le NT contacte la Nouvelle-Zélande pour se fournir en matériaux locaux et en conseils mais des erreurs et des lacunes dans sa rénovation font qu’elle reste incomplète selon les critères maori15 (elle n’a, entre autres, toujours pas de façade fermée). Pour la seconde campagne (vers 1979-1980), le NT contacte un certain nombre d’experts et d’universitaires en amont et fait rajouter des éléments essentiels alors manquants (façade, porte, fenêtre, le support de toit intérieur) en plus d’un nettoyage et d’un rafraîchissement des peintures. Cependant le responsable de l’entreprise engagée pour le chantier de restauration va confondre les débris de l’éruption sur une photo (ci-dessus) avec un toit de chaume à la manière européenne.16

       Si les responsables du chantier de restauration pour le National Trust se montrent satisfaits du résultat de cette dernière campagne, du point de vue d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande il manque toujours une pièce à ce puzzle : « Hinemihi est seule, […]. Sans les gens, il n’y a pas d’esprit. Sans la terre, il n’y a pas d’âme ».17 En effet, s’il y a eu un effort notable de contact avec le pays d’origine d’Hinemihi, les descendants de ses propriétaires originels, le groupe Ngati Hinemihi, sont toujours exclus du processus de conservation. Hinemihi a peut-être un aspect plus conforme à sa première apparence mais elle reste une folie exotique dans un jardin anglais, un souvenir de la domination coloniale anglaise, qui est plus lié aux précédents propriétaires du domaine qu’à sa culture d’origine pour les visiteurs du parc. Pour le dire autrement, sa matérialité physique est restaurée mais pas sa signification culturelle car pour les Maori cette dernière s’exprimait en grande partie dans le contexte socio-culturel d’Hinemihi.

       Le processus de réappropriation viendra d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande : en 1986, certains membres de Ngati Hinemihi firent un pèlerinage à Hinemihi, avec son rapatriement18 à l’esprit afin de mettre fin à sa solitude et à sa séparation avec son groupe associé. Le lien à Hinemihi est d’autant plus fort que la plupart des membres de cette communauté sont des descendants de ceux qui ont survécu à l’éruption en s’abritant à l’intérieur d’elle. Le NT écouta leur demande sans y donner suite mais cela permis de créer une relation continue avec le groupe.19 Au moment du centenaire de la présence d’Hinemihi à Clandon Park en 1992, une nouvelle délégation Ngati Hinemihi se rendit sur place et l’idée de réaliser les sculptures manquantes fut envisagée et plus tard approuvée par la communauté, les sculpteurs acceptant de les réaliser gratuitement sur leur temps libre. Les sculptures furent officiellement remises au NT en 1995 et une cérémonie eut lieu à Hinemihi (après un petit travail de restauration de la part de la délégation). Ngati Hinemihi demanda à ce que la maison et le terrain autour lui soit cédé le temps de la cérémonie en convoquant leur droit en tant que tangata whenua (litt. « gens de la terre », c’est-à-dire habitant originel d’un lieu). Ce moment fut l’un des grands marqueurs de la réappropriation culturelle de Ngati Hinemihi sur Hinemihi, réaffirmant leurs droits sur elle et leur responsabilité dans sa conservation. Les représentants communautaires annoncèrent également qu’ils consentaient à la laisser à son pays d’adoption pour le moment, en tant qu’ambassadrice et lien avec Aotearoa en général et Ngati Hinemihi en particulier. Il fut aussi l’ouverture officielle d’une collaboration avec la communauté maori basée au Royaume-Uni (principalement représentée par Ngati Ranana, le club maori londonien), qui fut autorisée à se rassembler à Hinemihi dans le cadre d’activités culturelles et du même coup associée à la responsabilité de sa conservation.20

       Depuis ce moment, chaque année, la communauté maori locale se rassemble à Clandon Park à l’occasion de la fête Kohanga Reo Hangi en juin. Le tikanga (protocole) est observé et des maori kaupapa (activités culturelles maori) ont lieu : des discours (korero) sont prononcés, des chants (waiata) et des danses (haka, kapahaka) sont joués, le tout s’articulant autour de la réalisation d’un hangi traditionnel (repas cuit dans un four à vapeur souterrain). Au fil du temps d’autres événements annuels récurrents vont se rajouter au calendrier.21 Toutes ces activités redonnent vie à Hinemihi et lui permettent de rester « chaude », c’est-à-dire spirituellement et culturellement active malgré l’éloignement avec sa patrie et sa culture d’origine comme l’explique le poème de Rosanna Raymond. Cependant ces contacts très ponctuels ne permettant pas d’assurer la conservation matérielle d’Hinemihi tout au long de l’année et ce nouveau contexte socio-culturel restant insuffisant pour créer une communauté véritable autour de la wharenui pour plusieurs raisons, un nouveau projet de conservation-restauration se met en place depuis le début des années 2000, qui sera le sujet de la deuxième partie de cet article.

Morgane Martin

Image à la une : Hinemihi, Clandon park, Août 2012 © Graham Dash https://www.flickr.com/photos/23545965@N02/7771623332/in/photostream/

1 SULLY, D., 2007. « Introduction ». In Decolonising Conservation, Caring for maori houses outside New-Zeland. Walnut Creek (CA), Left Coast Press, p. 25.

2  SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 127.

3 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 129.

4 SHUSTER, J., 2007. « Hinemihi and ngati (tribe) Hinemihi ». In Ibid, p. 178.

5 Voir l’article d’Elsa Spigolon pour plus d’information sur les paua : https://casoar.org/2018/08/15/la-peche-a-la-nacre-dans-la-culture-maori/

6 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid,  p. 130.

7 SHUSTER, J., 2007. « Hinemihi and ngati (tribe) Hinemihi ». In Ibid, p. 178.

8 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 133.

9 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 133.

10 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 127.

11 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 139.

12 DeLONG LAWLOR, J., LITHGOW, K., 2007. « The National Trust and Hinemihi at Clandon Park ». In Ibid, p. 152.

13 DeLONG LAWLOR, J., LITHGOW, K., 2007. « The National Trust and Hinemihi at Clandon Park ». In Ibid, p. 150.

14 DeLONG LAWLOR, J., LITHGOW, K., 2007. « The National Trust and Hinemihi at Clandon Park ». In Ibid, p. 149.

15  SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 142.

16 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 144.

17 Version originale : Hinemihi stands alone,[…]. Without people, there is no spirit. Without land, there is no soul » (New Zealand Woman’s Weekly 3 september 1980, p.41) – Traduction Clémentine Débrosse.
SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 144.

18 Selon Ngati Hinemihi tout le groupe n’avait pas donné son accord pour son achat. De plus, le vendeur (Mike Aporo, descendant du chef Aporo) avait cru la vendre au gouvernement pour qu’elle soit placée dans un musée.
SHUSTER, J., 2007. « Hinemihi and ngati (tribe) Hinemihi ». In Ibid, p. 181.

19 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 144.

20 SULLY, D., GALLOP, A., 2007. « Introducing Hinemihi ». In Ibid, p. 147.

21 SULLY, D., RAYMOND, R., HOETE, A., 2014. « Locating Hinemihi’s people ». Journal of Material Culture, vol. 19, n°2, p. 213.

 

Bibliographie :

  • DELONG LAWLOR, J., LITHGOW, K., 2007. « The National Trust and Hinemihi at Clandon Park ». In SULLY, D., (ed.), Decoloninsing Conservation : Caring for maori houses outside New-Zeland. Walnut Creek (CA), Left Coast Press, pp. 149-159.
  • RAYMONDS, R., « So who invited tu ? ». In SULLY, D., (ed.), Decoloninsing Conservation : Caring for maori houses outside New-Zeland. Walnut Creek (CA), Left Coast Press, p. 147.
  • SHUSTER, J., 2007. « Hinemihi and ngati (tribe) Hinemihi ». In SULLY, D., (ed.), Decoloninsing Conservation : Caring for maori houses outside New-Zeland. Walnut Creek (CA), Left Coast Press, pp. 175-190.
  • SULLY, D., GALLOP, A, « Introducing Hinemihi ». In SULLY, D., (ed.), Decoloninsing Conservation : Caring for maori houses outside New-Zeland. Walnut Creek (CA), Left Coast Press, pp. 127-148.
  • SULLY, D., RAYMOND, R., HOETE, A., 2014. « Locating Hinemihi’s people ». Journal of Material Culture, vol. 19, n°2, pp. 209-229.

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