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Du Queensland à la South Sea Evangelical Church : une mission évangéliste aux îles Salomon (Première Partie)

Les missions chrétiennes sont intervenues très tôt dans l’histoire de la colonisation du Pacifique. Dès la fin du XVIIIème siècle, la conversion des populations locales a constitué un enjeu fort pour les églises occidentales. Elle est alors perçue comme une mission divine : « sauver » les âmes des « païens » de l’emprise de fausses divinités. L’entreprise d’évangélisation, intimement associée au processus colonial, a été menée à la fois par des organisations religieuses de taille importante, comme la London Missionary Society en Polynésie ou l’église catholique à travers par exemple la Congrégation des Sacrés Coeurs de Jésus et Marie à Mangareva, mais aussi par une multitude de missions moins connues souvent issues des courants protestants du christianisme. Parmi elle, une église va particulièrement marquer l’histoire de l’archipel des îles Salomon jusqu’à aujourd’hui : la South Sea Evangelical Mission. 

Un point rapide s’impose tout d’abord sur la définition du christianisme. Ou plutôt des christianismes. En effet, si nous avons tendance à en parler au singulier, le christianisme est très loin d’être une religion unifiée et elle comporte de nombreux courants en désaccord profond les uns avec les autres. Il en existe trois principaux : le catholicisme, le protestantisme et l’orthodoxie. Nous laisserons de côté le dernier qui ne s’est pas implanté dans le Pacifique et nous pencherons plus particulièrement sur les principales différences qui existent entre les deux premiers. Le protestantisme émerge de la Réforme, un mouvement survenu au XVIème siècle sous l’impulsion de plusieurs théologiens parmi lesquels Martin Luther et Jean Calvin. Dans leurs écrits, ils expriment leur désaccord avec ce qu’ils perçoivent comme des dérives de l’église catholique, notamment sa richesse matérielle, mais aussi avec un certain nombre de questions de fonds. Sous leur impulsion, une fracture va se créer entre deux mouvements, d’un côté les catholiques, de l’autre les protestants. Les seconds rejettent l’autorité du pape ainsi que l’idée que les prêtres entretiennent un lien privilégié avec la divinité par rapport aux autres fidèles. D’autres concepts comme le culte des saints ou l’existence d’un purgatoire sont également remis en question. De façon générale, le protestantisme prône un retour à la Bible, comme première et principale source de la connaissance du divin, accessible à tous les croyants : c’est qu’on appelle la sola scriptura.

Carte des îles Salomon. © CASOAR

Catholicisme et protestantisme ne constituent évidemment pas eux-même des mouvements totalement unifiés. Si le premier profite d’une certaine stabilité institutionnelle à travers l’existence d’une hiérarchie forte, dominée par Rome et la figure du pape, représentant de Dieu sur terre, le second est marqué par un phénomène que les sociologues appellent « la précarité protestante ».1 Au sein du protestantisme, l’église en tant qu’institution n’est en effet pas considérée comme sacrée ou comme possédant une autorité absolue et les pasteurs ne sont pas non plus investis d’une sacralité particulière. Une divergence d’interprétation des écritures peut ainsi très bien mener un membre d’une église à partir et à fonder une nouvelle congrégation dont il est le pasteur. Il existe donc une multitude d’églises et de courants protestants, parfois extrêmement différents et de tailles très variables.

Parmi ces grands courants, un terme qui revient souvent est celui d’évangélisme. Ce mot est fréquemment utilisé pour qualifier des églises très diverses et souvent en conflit les unes avec les autres qui ne constituent en aucun cas un mouvement unifié. On considère plutôt que l’évangélisme désigne un certain nombre de tendances ou de concepts partagés par ces églises malgré leurs divergences.2 Les mouvements dits évangéliques considèrent généralement la Bible comme la seule source de vérité et bien souvent comme un document historique. Ils placent également la figure du Christ, sa mort et sa Résurrection au centre de leurs doctrines et insistent particulièrement sur l’importance de la conversion qu’ils considèrent comme la seule voie de Salut. Ce sont par conséquent des mouvements qui mettent en œuvre un prosélytisme très actif. Il n’est pas rare qu’ils adoptent également un engagement politique, comme on peut l’observer aux États-Unis.

Florence S.H. Young

Et c’est justement au sein d’une de ces églises évangéliques que naît en 1856 Florence Young, future fondatrice de la South Sea Evangelical Mission.3 Élevée dans la société victorienne, elle grandit entre la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre et l’Australie où ses frères finissent par implanter une plantation de canne à sucre baptisée Fearymead, « la prairie des fées ». Tout un programme. La seconde moitié du XIXème siècle voit en effet l’expansion économique de la colonie australienne notamment suite à la découverte de gisements de métaux précieux à la fin des années 1830. De nombreuses plantations s’implantent alors dans la région du Queensland. Afin d’être rentables, ces plantations nécessitent une main d’œuvre nombreuse et si possible peu coûteuse.

Et quoi de moins coûteux que d’aller se fournir directement dans les archipels voisins auprès de populations non familières du travail salarié et dont les attentes en terme de rémunération seront peu élevées ? C’est ainsi qu’à partir de la fin des années 1940, des navires recruteurs commencent à parcourir la Mélanésie, en particulier les îles Salomon et le Vanuatu qui ne sont encore revendiqués par aucun état occidental en tant que colonies. Ces navires sont chargés de « négocier » l’enrôlement de travailleurs pour trois années au sein des plantations australiennes ou fidjiennes. Dans la pratique, les hommes sont parfois tout simplement trompés voir enlevés par la force ce qui vaudra à cette méthode d’être qualifié de blackbirding et rapproché de la pratique de l’esclavage. Au milieu du XIXème siècle, aucune loi ne réglemente le recrutement ou l’emploi des populations du Pacifique en Australie. Si une législation va être progressivement mise en place pour tenter de limiter les abus et de fixer des salaires minimums et de meilleures conditions de travail, le blackbirding va dans les faits se poursuivre jusqu’au début du XXème siècle. Les salaires demeurent bas, les conditions de travail difficiles, et au terme des trois années, les navires ont la fâcheuse tendance à ramener les hommes au mauvais endroit dans l’archipel pour s’économiser du temps, les mettant ainsi en danger.4 Les conflits entre les recruteurs et les populations locales ne sont pas rares et font généralement l’objet d’une répression violente de la part des autorités coloniales. Pour toutes ces raisons, le blackbirding a constitué un traumatisme et un facteur majeur de changement social dans les sociétés touchées. Il a également joué un rôle très important dans la conversion de ces sociétés au christianisme.

C’est ainsi que Florence Young, alors âgée de 26 ans et en visite à la plantation familiale, décide de mettre en place un cours du dimanche durant lequel elle enseigne les principes du christianisme aux employés. Pour ce faire, elle utilise les pijin, ces créoles nés d’un mélange d’anglais et de langues mélanésiennes et qui permettent aux hommes travaillant dans les plantations de communiquer bien qu’ayant des langues maternelles très différentes. L’entreprise de Florence Young rencontre un certain succès et aboutit en 1886 à la fondation d’une véritable mission : la Queensland Kanaka Mission (QKM).5

La QKM ne se rattache à aucune église et elle est entièrement basée sur le volontariat et financée par des dons extérieurs. Les quelques membres qui la composent au départ voient leur travail comme une véritable mission divine. Florence Young raconte elle-même son arrivée à Fearymead en ces termes: « Dieu m’a mise pour la première fois en contact avec des hommes et des femmes qui n’avaient jamais entendu parler du Christ et pour lesquels rien n’était fait pour leur enseigner le chemin du Salut. Et cela me paraissait horrible. […] Sûrement Dieu attendait que nous fassions quelque chose. »6 Le but de la QKM est donc clair : la conversion à tout prix, le reste étant considéré comme largement superflu. Au cours de la fin du XIXème siècle, la mission va croître et s’étendre à d’autres plantations de la région mais en 1901, le gouvernement publie le Commonwealth Restricted Immigration Act qui interdit le recours aux travailleurs étrangers et oblige les planteurs à faire rapatrier tous leurs employés d’ici 1906. La QKM perd ainsi sa raison d’être mais une nouvelle question se pose à la mission : comment poursuivre l’évangélisation une fois les convertis rentrés dans leur archipel d’origine ?

Le sort des nouveaux chrétiens est également un sujet de préoccupation. Munis de recommandations de la mission, les convertis du Vanuatu ont la possibilité, à leur retour, d’intégrer une des églises déjà implantée sur place. Mais pour ceux qui sont originaires des îles Salomon, la chose est un peu plus complexe. En effet, très peu d’églises sont déjà présentes dans l’archipel et la QKM craint pour la sécurité des convertis qui risqueraient d’être mis au banc de leur société mais aussi, et avant tout, pour leur foi, qu’ils pourraient être tentés d’abandonner une fois de nouveau en contact avec leur ancienne religion. Il faut bien comprendre ici que pour la QKM, la question du Salut passe au premier plan par rapport à celle de la sécurité physique.

Pour découvrir comment la QKM est devenue l’une des églises les plus importantes des îles Salomon contemporaines, rendez-vous dans un prochain article !

Alice Bernadac

Image à la une : L’Evangel, le navire de la mission

1 Sur ces questions voir WILLAIME, J.-P., 1992. La Précarité Protestante. Sociologie du Protestantisme Contemporain. Genève, Labor et Fides.

2 COLEMAN, S. & HACKETT, R. (éds.), 2015. The Anthropology of Global Pentecotalism and Evangelicalism. New York, New York University Press.

3  Sur la biographie de Florence Young voir YOUNG, F., 1925. Pearls from the Pacific. London, Edinburgh, Marshall Borthers, Ldt.

4  Sur l’histoire du blackbirding on pourra consulter le chapitre 3 de LAWRENCE, D., 2014. The Naturalist and his ‘Beautiful Islands’ : Charles Morris Woodford in the Western Pacific. Canberra, ANU Press. ainsi que BENNETT, J., 1987. Wealth of the Solomons. A History of a Pacific Archipelago, 1800-1978. Honolulu, Pacific Islands Studies Program, Center for Asian and Pacific Studies, University of Hawaii, University of Hawaii Press.

5 HILLIARD, D., 1969. « The South Sea Evangelical Mission in the Solomon Islands. The Foundation Years », The Journal of Pacific History. Melbourne, Oxford University Press, pp. 41- 64.

6 YOUNG, F., 1925. Pearls from the Pacific. London, Edinburgh, Marshall Borthers, Ldt, p.47.

Bibliographie :

  • BARKER, J., 1990. Christianity in Oceania. Ethnographic Perspectives. Lanham, New York, University Press of America.
  • BENNETT, J., 1987. Wealth of the Solomons. A History of a Pacific Archipelago, 1800-1978. Honolulu, Pacific Islands Studies Program, Center for Asian and Pacific Studies, University of Hawaii, University of Hawaii Press.
  • BURT, B., 1993. Tradition and Christianity : the Colonial Transfomation of a Solomon IslandsSociety. Chur, Switzerland, Philadelphia, Hardwood Academic Publishers.
  • COLEMAN, S & HACKETT, R. (éds.), 2015. The Anthropology of Global Pentecotalism
    and Evangelicalism. New York, New York University Press.
  • DECK, J.-N., 1945. South from Guadalcanal. The Romance of Rennell Island. Toronto,
    Envangelical Publishers.
  • GRIFFITHS, A., 1977. Fire in the Islands ! The Act of the Holy Spirit in the Solomon. Wheaton,
    Harold Shaw Publishers.
  • HILLIARD, D., 1969. « The South Sea Evangelical Mission in the Solomon Islands. The
    Foundation Years », The Journal of Pacific History. Melbourne, Oxford University Press,
    pp. 41- 64.
  • LAWRENCE, D., 2014. The Naturalist and his ‘Beautiful Islands’ : Charles Morris Woodford in the Western Pacific. Canberra, ANU Press.
  • WILLAIME, J-P, 1992. La Précarité Protestante. Sociologie du Protestantisme Contemporain. Genève, Labor et Fides.
  • YOUNG, F., 1925. Pearls from the Pacific. London, Edinburgh, Marshall Borthers, Ldt.

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