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Ballade entre les bulles d’Hugo Pratt

« Je suis l’océan Pacifique et je suis le plus grand de tous les océans. On m’appelle ainsi depuis très longtemps, mais ce n’est pas vrai que je suis toujours pacifique. Je me fâche parfois, et alors je donne une raclée à tous et à tout. Là, par exemple je viens de me calmer après un gros coup de sang. Mais hier, j’ai sans doute balayé trois ou quatre îles et autant de coquilles de noix que les hommes appellent bateaux… celle-ci… oui, celle que vous voyez ici, je ne sais pas comment elle a pu s’en sortir. C’est peut-être parce que le capitaine Raspoutine connaît son métier et que ses marins viennent des îles Fidji. Ou bien parce qu’ils ont fait un pacte avec le diable. Mais cela n’a pas d’importance. Aujourd’hui c’est « Tarowean », le jour des surprise, jour de tous les saints, le 1stNovembre 1913. »1

     Première vignette de La Ballade de la mer salée, ces quelques lignes servent également d’ouverture à la première salle post-introduction de l’exposition Hugo Pratt – Lignes d’Horizons qui sera présentée au musée des Confluences de Lyon jusqu’au 24 mars 2019. Si à première vue cette exposition est centrée sur l’art de la BD, c’est en réalité bien plus que ça. En effet, ses instigateurs ont souhaité créer une « exposition où la planche dessinée, l’aquarelle, le détail d’une case retrouveraient l’objet, l’image, le récit ayant pu l’inspirer ».Le visiteur part alors dans une ballade à travers les bulles et vignettes des récits d’Hugo Pratt exposées à grande échelle et rythmées par les objets indigènes dont Pratt s’est inspiré tout au long de sa vie pour raconter les aventures de son marin préféré Corto Maltese ou encore Ann de la jungle.

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Boomerangs et scène de La Ballade de la mer Salée.
© Photograph: Clémentine Débrosse

      À l’origine de cette exposition se trouvent à la fois le musée des Confluences mais aussi la société Cong – en charge de la valorisation de l’œuvre d’Hugo pratt – représentée par Patrizia Zanotti. Le but était donc de mettre à l’honneur les objets du musée des Confluences (et d’autres collections publiques et privées) à travers les planches et dessins d’Hugo Pratt.
Ce dialogue entre les arts a nécessité une « chasse aux trésors » à travers les vignettes des livres mais aussi les réserves des musées du monde entier. En effet, dans certains cas, il est possible d’identifier l’objet exact qui a servi d’inspiration à Pratt dans ses récits inspirés de réel. Si la réalité historique est souvent oubliée chez Pratt, la réalité visuelle est constante. Cette inspiration des objets du monde entier, Hugo Pratt la tirait de ses pas moins de 20 000 livres et catalogues qu’il conservait dans sa bibliothèque.
Pour les commissaires de l’exposition, le point de départ se trouvait également caché au sein de leur bibliothèque. « Corto Malteste et la collection secrète d’arts premiers de son ami Raspoutine », article rédigé par Thierry Wendling, est publié en 2015 dans le catalogue d’une exposition du musée d’Ethnographie de Neuchâtel : Secrets. Opacités du patrimoine culturel immatériel.Wendling a, à l’occasion de cette exposition, commencé le travail d’ « enquête policière » que continuera le musée des Confluences afin d’identifier les objets représentés en filigrane dans l’œuvre de Pratt. Pour Wendling, sa découverte majeure a été de retrouver la grande majorité des sources de Pratt pour La Ballade de la mer salée dans des écrits de l’océaniste Jean Guiart.Il restait alors à l’équipe à se plonger dans les plus grandes collections ethnographiques du monde – en effet Pratt s’est même inspiré de certains objets provenant directement du Metropolitan Museum of Art, New York. Si les livres permettaient à Hugo Pratt de traverser terres et mers à la découverte des richesses du monde, c’est bien par la mer que son héros Corto Maltese a parcouru notre belle planète bleue.

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Petit masque, milieu du XXème siècle, Papouasie-Nouvelle-Guinée, East Sepik Province, région d’Angoram, os, coquillages, plumes de casoar et rotin, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac & Proue de pirogue, avant 1934, Papouasie-Nouvelle-Guinée, East Sepik Province, district d’Angoram, village de Kambaramba, population Kapriman, Lambowi, bois et pigments, Paris, musée du quai Branly – Jacques Chirac.
© Photograph: Clémentine Débrosse

     Vénitien d’origine, Pratt s’envole avec ses parents pour l’Éthiopie alors qu’il n’a que dix ans. En 1945, il revient vivre à Venise avant de partir vivre en Argentine cinq ans plus tard. Dans les années qui suivent, Hugo Pratt vie entre l’Angleterre, la France et la Suisse où il meurt en 1995.
Fan de dessin depuis son enfance, Hugo Pratt était aussi un grand lecteur de romans et on retrouve son inspiration pour Corto Maltese dans les œuvres d’Herman Melville, Robert Louis Stevenson ou encore Jack London.
Le goût pour l’aventure est certain chez Hugo Pratt. C’est en aventurier des océans et de la BD que l’exposition Hugo Pratt – Lignes d’Horizon nous transforme à notre tour.

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Masque kavat de Nouvelle-Bretagne, écorce peinte du Lac Sentani, et ornements corporels.
© Photograph: Clémentine Débrosse

       À peine sortie de la salle d’introduction à l’histoire de la vie et de la bande dessinée d’Hugo Pratt c’est un « WAHOU » qui sort de ma bouche. Des vignettes de Corto Maltese imprimées en grand rythment l’espace d’exposition, une ambiance lumineuse sombre nous permet de nous concentrer sur ces grandes images en blanc et noir à côté desquelles les objets sont présentés.
Afin d’embarquer aux côtés de Corto Maltese pour ce voyage, presque initiatique, c’est un modèle de pirogue de Nouvelle-Calédonie qui est présenté en parallèle de la première vignette de La Ballade de la Mer Salée. Le premier tome de la série se déroulant exclusivement dans le Pacifique, c’est dans cette région que nous évoluons tout d’abord.

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Masque, XXème siècle, Océanie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, région du Sepik, bois, plumes, pigments, fibres végétales, collection Claudine Gay et Gilles Sournies & Bouclier figurant « The Phantom », seconde moitié du XXème siècle, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Hautes-Terres occidentales, village de Banz, population Wahgi, bois polychrome, fibres végétales et métal, Lyon, musée des Confluences, acquis grâce au mécénat de la société River Side.
© Photograph: Clémentine Débrosse

       Le parcours n’étant pas fléché, une fois arrivé dans l’espace d’exposition principal, le visiteur peut déambuler à sa guise. On rencontre alors un masque du Sepik, un bouclier représentant Phantom, un élément de linteau abelam, une proue de pirogue en forme de crocodile, un masque kavat de Nouvelle-Bretagne ou encore un bénitier géant. Chacun des objets est présenté en écho de la vignette correspondante de la ballade de la mer salée afin de mettre en contexte l’objet dans une réalité créée par Hugo Pratt.
Si le cœur de l’exposition se contente de ce dialogue entre bande-dessinée et objets, les amoureux de dessin ne sont pas pour autant lésés. Aux murs, de nombreux dessins à l’aquarelle ponctuent l’exposition de couleurs. À leurs côtés, on retrouve également de nombreuses planches d’origine des différents épisodes de la saga Corto Maltese. Ces dessins suivent les régions géographiques explorées par Hugo Pratt et montrent tour à tour l’Océanie, l’Amérique, l’Afrique et l’Asie.

Gauche : Portfolio Calcio, 1990, aquarelle. Droite : Corto Maltese, couverture du Monde Voyages, supplément du journal Le Monde, 1988, aquarelle, encre de chine.
© Photograph: Clémentine Débrosse

        Un des points forts de l’exposition se trouve à la jonction entre l’Océanie et les autres régions : on retrouve de grands panneaux montrant les emblématiques moaï de l’île de Pâques qui, bien qu’appartenant au territoire géographique péruvien, sont considérés comme faisant partie de l’art du Pacifique. Ces mêmes moaï sont représentés par Pratt comme étant entrain de « regarder les étoiles ». Cette scène sort tout droit de l’épisode de Corto Maltese – Mū la cité perdue, épisode fantastique et fantasmagorique où notre héros part à la recherche de la cité perdue de Mū qu’il finira par découvrir (SPOILER ALERT) sur l’île de Pâques après avoir traversé plusieurs épreuves qui ont pris place en Amérique du sud. Ce dédale de panneaux de bande dessiné serait-il lui aussi le chemin qui mènerait le visiteur à la cité perdue d’Hugo Pratt ? C’est ce que j’aimerai penser en tout cas.
Au centre de cette salle d’exposition se trouve un panneau interactif comme représentatif de l’océan qui nous permet de relier entre eux plusieurs personnages rencontrés au fil des aventures de Corto Maltese. Mais l’exposition ne s’est pas arrêtée là en terme d’interaction entre le visiteur et la bande dessinée. Après avoir traversé les continents, le spectateur est immergé dans une salle circulaire au sein des dessins d’Hugo Pratt qui prennent vie à travers une animation qui laisse rêveur.

« Comme l’aile blanche de l’albatros sur le souffle monotone du Pacifique, ainsi, vagabonde, va la voile du vrai marin, hier et aujourd’hui, un jour quelconque de ce janvier 1915 qui voit la fin de « La Ballade de la mer salée »… »4

Clémentine Débrosse

PRATT, H., 2015 [1967]. Corto Maltese – La Ballade de la mer salée. Paris, Casterman, p. 5.

LAFONT-COUTURIER, H., 2018. « Introduction ». In Hugo Pratt – Lignes d’Horizon. Paris, Éditions courtes et longues, p. 3.

WENDLING, T., 2018. « Entretien autour d’Hugo Pratt ». In. Hugo Pratt – Lignes d’Horizon. Paris, éditions courtes et longues, p. 4.

PRATT, H., 2015 [1967]. Corto Maltese – La Ballade de la mer salée. Paris, Casterman, p. 167.

Bibliography:

  • PRATT, H., 2015 [1967]. Corto Maltese – La Ballade de la mer salée. Paris, Casterman.
  • PRATT, H., 2015 [1988]. Corto Maltese – Mû la citée perdue. Paris, Casterman.
  • Musée des Confluences, 2018. Hugo Pratt – Lignes d’Horizon. Paris, éditions courtes et longues.
  • Musée des Confluences, 2018. Hugo Pratt – Lignes d’Horizon. Paris, Les éditions Rmn – Grand Palais.

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