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Le réveil des armures des Kiribati

      Ceux d’entre vous qui sont familiers du Pacifique savent bien qu’avec de la noix de coco on peut tout faire. Tout ? Oui tout ! Du récipient à la cuisine en passant par des cordages et même des armures. Oui, vous avez bien lu, des armures. Ces objets singuliers étaient fabriqués principalement à partir de bourre de noix de coco tressée dans l’archipel des Kiribati. Aujourd’hui, ils sont l’un des principaux symboles culturels de la région.

      Les Kiribati (prononcer « Kiribas ») sont un archipel situé au nord-est de la Nouvelle-Guinée, composé d’atolls (îles coralliennes) répartis sur plus de 4800 km et qui constituent aujourd’hui une république indépendante depuis 1979. L’archipel est surtout connu pour les maneaba, d’immenses bâtiments communautaires dont le toit atteint une quinzaine de mètres de hauteur. Les objets qui nous intéressent aujourd’hui sont de taille plus modeste ce qui ne les rend pas moins impressionnants.

      Les I-Kiribati1, fabriquaient en effet des armures tout à fait uniques dans le Pacifique. Ces objets complexes étaient composés de plusieurs parties. Les principaux éléments étaient une combinaison et une tunique à manches longues par dessus lesquelles on enfilait une cuirasse recouvrant la poitrine et souvent complétée par une haute collerette protégeant l’arrière de la tête. L’ensemble était réalisé en fibre de noix de coco tressée et nouée à l’aide d’une aiguille en os et appelée te kora. La fabrication d’une seule armure pouvait nécessiter 400 m de corde, soit plusieurs centaines de noix de coco. La cuirasse, appelée te tanga, pouvait être décorée de motifs géométriques réalisés en cheveux humains et, plus rarement, de plumes et de coquillages.2

      En plus du costume de dessous et de la cuirasse, les guerriers I-Kiribati pouvaient également porter des ceintures en peau de raie, des gants, des protèges épaules en fibre de noix de coco ainsi qu’un casque en fibres ou en peau de poisson. L’armure était également accompagnée d’armes hérissées de dents de requins : épées, dagues, lances et tridents sont aujourd’hui les plus répandues dans les collections.3

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Armure des Kiribati présentée à la Royal Academy lors de l’exposition Oceania, 2018.

     Même en photographie, il faut bien avouer que l’ensemble a de quoi frapper l’imagination. Mais l’efficacité de ces armures ne provenait pas uniquement de leur aspect impressionnant, ni même de l’épaisseur de la fibre de noix de coco. Tous les matériaux qui composent cet ensemble possèdent en effet une dimension rituelle et symbolique particulièrement importante aux Kiribati. La fibre de noix de coco te kora était en effet fabriquée par les femmes qui chargeaient la corde obtenue en l’imprégnant de leurs pensées et en récitant des prières. Elles en faisaient ainsi un matériau capable de protéger celui qui portait l’armure. Comme on l’a dit plus haut, des cheveux humains pouvaient également être noués avec la fibre pour former des motifs géométriques. On ignore si ces derniers possédaient une signification particulière mais on pense qu’ils pouvaient évoquer le clan du guerrier. Les cheveux utilisés provenaient sans doute de membres de la famille du guerrier, les cheveux étant une partie du corps considérée comme particulièrement intime et chargée.4 Les autres matériaux utilisés, dents de requin, peau de raie ou de poisson reliaient également l’armure à l’océan et aux Anti, des entités non-humaines qui y résident.5

     Parmi ces matériaux issus du milieu marin, un en particulier a fasciné les Occidentaux : il s’agit des peaux de diodon utilisées pour réaliser certains casques. Il s’agissait d’un matériau particulièrement difficile à obtenir car les diodons, qu’on appelle parfois poissons-globes ou poissons porcs-et-pics, sont extrêmement venimeux. Lorsqu’ils se sentent en danger, ces poissons se gonflent afin de paraître plus menaçants et prennent ainsi la forme d’une boule. C’est à ce moment là que les pêcheurs I-Kiribati les capturaient afin d’obtenir des casques de forme sphérique. Il suffisait ensuite de les enterrer dans le sable, le temps que l’intérieur se décompose, et de récupérer la peau. Comme pour la fibre de noix de coco, la protection offerte par les casques en peau de poisson n’était pas uniquement physique. C’est leur lien avec l’océan et les entités qui y résident qui rendait ces objets efficaces. Comme l’explique l’artiste contemporain d’origine I-Kiribati Chris Charteris les casques sont ainsi des « dispositifs de protection liés à l’océan» .6

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Casque en diodon ©British Museum

       Bien que les musées occidentaux présentent généralement des armures « complètes », tous les guerriers ne portaient pas nécessairement tous les éléments que nous avons présentés en même temps. On sait par exemple qu’il existait des formes de duels très ritualisés au cours desquels deux guerriers en armures s’affrontaient accompagnés d’assistants qui eux ne portaient que la tunique et la combinaison de dessous. Ces assistants pouvaient aider le guerrier à se relever en cas de chute –  chose peu aisée avec l’armure complète – ou compenser son champ de vision limitée par la collerette. Au cours de ces duels, le but n’était pas de tuer son adversaire mais de lui infliger un certain nombre de touches. La plupart des armes qui accompagnaient les armures n’étaient d’ailleurs pas conçues pour tuer mais pouvaient infliger de sérieuses blessures dans le contexte des conflits entre clans.7

     Ces conflits et l’existence de ces armes et armures vont nourrir l’imaginaire occidental autour des Kiribati. Dans le contexte colonial, la population est dépeinte comme particulièrement violente et sanguinaire. Tout comme les fantasmes qui entourent les pratiques cannibales mélanésiennes, cette image est une construction de l’Occident qui vient caricaturer la réalité complexe de la société I-Kiribati. Les conflits existaient bel et bien mais la guerre était une pratique très codifiée, entourée par de nombreux rituels visant notamment à s’attirer la faveur des Anti.8

Charles Wilkes Narrative of the United States Exploring Expedition

Guerriers des îles Gilbert (ancien nom de l’archipel des Kiribati), tiré de Charles Wilkes, 1845, Narrative of the United States Exploring Expedition, vol. 5. p50 : L’un des deux hommes ne porte que la combinaison de dessous. Cette illustration témoigne également de l’imaginaire que l’Occident va développer autour de ces objets.

      À partir de la seconde moitié du XIXth siècle, l’interdiction de ces conflits devient l’une des priorités des missionnaires nouvellement installés dans l’archipel. L’usage des armures décline à partir de la fin du XIXth, certaines étant confisquées par les missionnaires qui les vendent parfois comme curiosités pour financer les églises. La dernière personne spécialisée dans leur fabrication s’éteint dans les années 50 et il ne reste aujourd’hui que deux armures anciennes dans l’archipel, conservées au Te Umwanibong Kiribati Culture Centre and Museum sur l’île de Tarawa.

     Ces objets n’ont pas pour autant perdu leur importance aux yeux des I-Kiribati. Si ils n’ont plus de fonction guerrière, ils sont devenu l’un des symboles de l’archipel et de l’identité I-Kiribati. Les deux armures encore conservées sur place sont ainsi régulièrement sorties et portées par de jeunes hommes lors de célébrations. Deux nouvelles armures ont également été fabriquées par Chris Carteris, un artiste néo-zélandais d’origine I-Kiribati, Kaetaeta Watson, maîtresse dans l’art du tressage de l’archipel, et Lizzy Leacky, une spécialiste néo-zélandaise du travail des fibres végétales.9

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Armure réalisée dans le cadre de Tungaru : The Kiribati Project, présentée en 2018 lors de la 9e triennale Asie-Pacifique à la QAGOMA, Brisbane, Chris Charteris, Lizzy Leckie, Kaetaeta Watson, Louisa Humphry, Mwemwetaake Ataniberu, Rareti Ataniberu

      Le projet de réaliser une nouvelle armure a d’abord émergé dans le cadre de Pacific Presences, un projet d’étude des collections du Pacifique mené par le Cambridge University Museum of Archeology and Anthropology.10 Ce projet s’est tout particulièrement intéressé aux armures des Kiribati conservées en Grande-Bretagne et à leur histoire. Étant donné qu’il n’existe plus de spécialiste de ces objets aux Kiribati, afin de réaliser la nouvelle armure les trois artistes ont du étudier les exemplaires conservés dans les musées. Ils se sont également inspirés de techniques de nouage encore utilisées dans l’archipel pour fabriquer les filets de pêche. Comme ils l’expliquent eux-même, une part très importante du savoir lié à ces objets est aujourd’hui perdue notamment tous les rituels qui entouraient leur fabrication et leur utilisation.

       Cependant, le nom qu’ils ont choisi de donner à leur première création s’attarde plus sur l’importance contemporaine que revêtent les armures que sur la perte subie : « Kautan Rabakau » « Se réveiller ». Car si le guerrier des Kiribati dans son armure décliné sur des produits dérivés et des T-Shirt pour touriste peut sembler avoir perdu son sens, il symbolise pour les trois artistes la nécessité d’une lutte nouvelle : celle contre le réchauffement climatique. La montée du niveau des océans menace en effet très directement les îles coralliennes basses qui composent l’archipel et les I-Kiribati comptent parmi les premières victimes d’un phénomène qu’ils n’ont pas contribué à créer. Dans ce contexte, l’armure symbolise pour les artistes le lien des I-Kiribati avec leurs îles et leur environnement car elle n’est fabriquée qu’à partir de matériaux locaux. Cet aspect est particulièrement important dans la culture des Kiribati. En effet, les atolls sont des environnements dans lesquels les ressources sont très limitées et où il est important de ne rien gâcher et d’exploiter au maximum les possibilités offertes par les matériaux locaux.

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Te Tia Kawakin (Le guardien / protecteur), Chris Charteris, 2017, Horniman Museum (Londres)

       Comme on l’a dit plus haut, les casques en peau de diodon témoignent par exemple du lien des I-Kiribati avec l’océan. Ce lien est toujours vivace comme le montre l’œuvre que Chris Charteris a réalisé pour le Horniman Museum de Londres à partir d’un casque de moto et de coquillages.11 Ainsi, comme l’explique Kaetaeta Watson :

« L’amure des Kiribati ne parle pas seulement de guerre, elle parle également de matériaux. Elle est faite avec les cocotiers et si ces arbres ne sont plus là ou ne portent plus de fruits nous ne pourront plus utiliser de corde en fibres de noix de coco. Nos compétences traditionnelles sont et seront affectées par le réchauffement climatique car les gens de Kiribati utilisent les matériaux fournis par l’environnement dans lequel ils vivent. Si ce n’est plus là, ils ne pourront plus faire ces choses. Si les I-Kiribati doivent être déplacés dans un autre pays à cause du changement climatique la culture des Kiribati pourrait disparaître. »12

    Ces mots semblent faire échos à ceux de la poétesse des îles Marshall Kathy Jetnil-Kijiner qui évoquait durant la COP21 la situation de son propre archipel. Ils nous invitent, à travers ces objets fascinants que sont les armures des Kiribati, à réfléchir sur un phénomène qui est déjà pour de nombreuses populations du Pacifique une réalité tristement concrète :

but most importantly you tell them
that we don’t want to leave
we’ve never wanted to leave
and that we
are nothing without our islands. »13

« mais plus important encore dites leur
que nous ne voulons pas partir
nous n’avons jamais voulu partir
et que
nous ne sommes rien sans nos îles. 
»

Alice Bernadac

1 I-Kiribati est le nom de la population de l’archipel.

2 Les renseignements ethnographiques sur la fabrication et l’usage de ces armures sont tirés de ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A., (eds.), 2018. Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press. Qui constitue la dernière publication de référence en date sur le sujet.

3 Pour un schéma très complet et pédagogique de l’armure et ses différents éléments on pourra consulter ADAMS, J., BENCE, P & CLARK, A (eds.). 2018. Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press. p. 28.

4 CLARK, A. 2018. « Te Tanga : Contextualising the Kiribati cuirass » in ADAMS, J., BENCE, P & CLARK, A (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press. p. 53. consultable here

5 BENCE, P. 2048. « Protection, status or intimidation ? A tipology of Kiribati helmets in the UK collections » in ADAMS, J., BENCE, P & CLARK, A (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press. p. 73. Consultable here

6 BENCE, P. 2018. « Protection, status or intimidation ? A tipology of Kiribati helmets in the UK collections ». In ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A. (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press, p. 73. Consultable here.

7 CLARK, A., 2018. « Te Tanga : Contextualising the Kiribati cuirass » in ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A., (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press, p. 51. Consultable here.

8 BENCE, P. 2018. « Protection, status or intimidation ? A tipology of Kiribati helmets in the UK collections ». In ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A. (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press, p. 73. Consultable here.

9  CLARK, A., CHARTERIS, C., LECKIE, L. & WATSON, K., 2018. « The fibre that connect us : an interview » in ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A., (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press, pp. 99-106. Consultable here.

10 Pour en savoir plus voir le blog du projet here ainsi CARREAU, L., CLARK, A., JELINEK, A., LILJE, E. & THOMAS, N., 2018. Pacific Presences vol. 1 et 2 : Oceanic Art and European Museums. Leiden, Sidestone Press.

11  BENCE, P., 2018. « Protection, status or intimidation ? A tipoogy of Kliribati helmes in the UK collections » in ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A., (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press, pp. 73-74. Consultable here.

12  CLARK, A., CHARTERIS, C., LECKIE, L. & WATSON, K., 2018. « The fibre that connect us : an interview » in ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A. (eds.). Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press, p. 106. Traduction personnelle.

13  « Tell them », poème de Kathy Jetnil-Kijiner. Pour écouter la performance complète voir here.

Bibliography:

  • ADAMS, J., BENCE, P. & CLARK, A., (eds.), 2018. Fighting Fibers : Kiribati Armours and Museum Collections. Leiden, Sidestone Press. Consultable here.
  • CARREAU, L., CLARK, A., JELINEK, A., LILJE, E. & THOMAS, N., 2018. Pacific Presences vol. 2 : Oceanic Art and European Museums. Leiden, Sidestone Press. Consultable here.
  • HOWIE, R., 2016. « Coconut fibre armour and a porcupine fish helmet from Kiribati ». Consultable here.
  • McDOUGALL, R., 2018.  » Tungaru : the Kiribati project » In APT 9 : The 9th Asia Pacific Triennial of Contemporary Art. Brisbane, Queensland Art Gallery of Modern Art, pp. 168-169.
  • Pour le blog de Pacific Presences voir here

Sur la Micronésie en général on pourra consulter deux ouvrages accessibles :

  • Le chapitre consacré à la Micronésie par Adrienne Kaeppler dans KAEPPLER, A., KAUFMANN, C. & NEWTON, D., 1993. L’Art Océanien. Paris, Citadelles et Mazenod.
  • KAEPPLER, A., 2008. The Pacific Arts of Polynesia and Micronesia. Oxford, New York, Oxford University Press.

 

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