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Terrible Jungle : Lévi-Strauss est mort ce soir

      Avions-nous vraiment beaucoup d’espoir en nous rendant dans cette obscure salle de cinéma, voir Terrible Jungle, l’un des derniers-nés du cinéma français ? Peut-être pas. La bande-annonce ne nous avait, certes, pas franchement conquis – même si, nous devons bien l’admettre, nous avions ri à la blague évoquant les revenus, ou plutôt les non-revenus de l’anthropologue. Mais CASOAR ne pouvait rater un des rares films mettant en scène l’anthropologie ! C’est à ce titre que nous vous proposons cet article, et non pas en tant que spécialistes de la Guyane française ou du cinéma.

      Le scénario est relativement simple : Eliott de Bellabre, jeune anthropologue, fils d’une star de l’anthropologie aux méthodes douteuses interprétée par Catherine Deneuve, décide de partir dans la jungle guyanaise étudier un peuple (fictif) qu’il décrit comme « mystérieux » et « inconnu » : les Otopi. Seulement, son plan tombe à l’eau. Les Otopi se présentent en effet comme un peuple d’une banalité effroyable pour le jeune homme en quête d’aventure : ils osent se vêtir sans plumes, possèdent un smartphone et captent même, parfois, la 3G. Eliott est donc embarqué dans leur village et découvre une société exploitée par le personnage de Conrad, un ancien gendarme ripou reconverti en parrain de l’orpaillage. Les Otopi sont ainsi occupés à chercher de l’or dans des conditions désastreuses à son service. En parallèle, Chantal de Bellabre, la mère, cherche désespérément son fils qu’elle juge inapte à la survie dans une jungle, donnant lieu à de nombreux sketch, plus ou moins douteux, la mettant en scène en compagnie de la gendarmerie française qu’elle a engagée pour l’aider.

       L’un des plus gros problèmes du film ? Il s’appuie sur des ressorts humoristiques caricaturaux et oppressifs, touchant à l’homophobie, au racisme, et à la grossophobie. Les blagues sont plus lourdes qu’un porte-avion en chute libre. Mais commenter le racisme des comédies françaises étant déjà un exercice de style bien rôdé et ne pouvant traiter ici l’ensemble des faux-pas du film, nous nous attarderons plus longuement sur ce qui fait la spécificité de Terrible Jungle, et qui touche à notre domaine de compétence : la vision du terrain anthropologique, et celle des populations autochtones.

     Réaliser un film de jungle en y mettant en scène les situations loufoques racontées par leurs amis anthropologues1 : telle était la volonté initiale des réalisateurs Hugo Benamozig et David Cavigliolo. L’idée de base n’est certes pas mauvaise, le terrain anthropologique se prête particulièrement à l’humour et aurait pu livrer un film aussi savoureux et subtil qu’original. Malheureusement, Terrible Jungle révèle surtout une méconnaissance profonde de la démarche anthropologique.

      Le film se réfère constamment au célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui étudie plusieurs populations brésiliennes au milieu du XXème siècle. De ses terrains, il tire un livre autobiographique, Tristes Tropiques2, que le film semble tenter de parodier : choix d’un terrain proche, apparition constante de ses ouvrages… Mais la véritable référence, c’est bien le positionnement d’Eliot, qui espère, au début du film, trouver une population « sauvage » et isolée, non « contaminée » par le contact avec l’Occident. Un positionnement typiquement levi-straussien, partagé par la majorité des anthropologues de son époque, qui pratiquent une ethnographie « de sauvetage ». Ces anthropologues considèrent alors que les cultures extra-européennes sont vouées à disparaître, noyées sous la culture occidentale. L’anthropologie a en effet longtemps appliqué une vision primitiviste, selon laquelle ces cultures n’auraient pas connu d’évolution. Toute transformation était ainsi vue comme négative et nécessairement imposée depuis l’extérieur. Lévi-Strauss regrette par exemple, dans les premières pages de Tristes Tropiques, de n’être pas arrivé cinquante ans plus tôt au Brésil.3

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Claude Levi-Strauss en Amazonie au Brésil vers 1936 © Getty / Apic

      Comme un écho, le personnage d’Eliott découvre, avec horreur, que « ses » Otopi portent des jeans, dévorent des chips devant des feuilletons et se déplacent en bateau à moteur dans la jungle. S’opère alors une inversion qui se veut comique : les Otopi ont oublié tous leurs savoirs traditionnels, leur culture et leurs savoir-faire, autant de choses qu’Eliott maîtrise, lui, sur le bout des doigts. Notre anthropologue fictif se pose alors en sauveur des Otopi. L’attitude d’Eliott dépité face à cette modernité inattendue et sa volonté de réapprendre aux Otopi « à être des Otopi » est souvent tournée en ridicule et constitue même le principal ressort comique du film. Cette volonté de sauvetage devient pourtant très sérieuse lors d’une scène emblématique, et certainement celle qui se veut la plus touchante du film, dans laquelle Eliott peint le visage d’Albertine, cheffe otopi, pour lui réapprendre les motifs traditionnels de son peuple. Le traitement du personnage d’Eliott est donc des plus ambigus.

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Eliott réapprend à Albertine les peintures traditionnelles de son peuple. © La Provence

      Le problème avec cette parodie de l’anthropologie, c’est que Claude Lévi-Strauss n’est pas le seul anthropologue au monde, et que la démarche de terrain a heureusement évolué depuis le milieu du XXème siècle. La position présentée dans le film est ainsi l’exacte inverse de celle adoptée par les anthropologues aujourd’hui.

      Mais d’abord, qu’est-ce que le terrain anthropologique ? Le terrain désigne à la fois la région ou le groupe social étudié et un moment particulier du travail anthropologique qui fait souvent suite à un travail de documentation effectué en amont. Un terrain anthropologique est réalisé selon la méthode dite de l’observation participante : il s’agit de passer un temps conséquent auprès du groupe étudié, d’en apprendre les codes et, si besoin, la langue et de participer à tous les aspects de sa vie sociale auxquels l’accès nous est autorisé. Aujourd’hui, un terrain est en effet avant tout fondé sur le consentement éclairé du groupe social étudié et de nombreuses universités sont d’ailleurs dotées de comités d’éthique qui veillent au respect de ce principe. Le terrain peut être proche ou éloigné du lieu de résidence de l’anthropologue et s’effectuer au sein de son propre groupe social comme au sein d’un groupe différent. Dans le cas d’un terrain lointain, le séjour est souvent réalisé d’un seul bloc sur une durée allant de plusieurs mois à plusieurs années et nécessite une organisation logistique importante. Dans tous les cas, le terrain est toujours un moment de grande dépendance vis à vis de la population étudiée. Dans le cas de terrains lointains, il n’est pas rare que les anthropologues soient hébergés et formellement adoptés par une personne ou une famille qui deviennent alors  des informateurs privilégiés mais avec lesquels se tissent également des liens affectifs forts. Être sur le terrain, c’est ne plus savoir rien faire et devoir tout observer pour tout réapprendre, comme un très jeune enfant.4 La patience et l’indulgence que manifestent les personnes qui vous accueillent face à vos faux pas et votre ignorance doivent vous inciter à la plus grande humilité et certainement pas à se complaire dans le rôle de White Savior adopté par Eliott dans le film, attitude antinomique de la démarche anthropologique actuelle. Le but est en effet d’essayer de comprendre certains aspects du fonctionnement du groupe social observé, dans leur complexité et leurs contradictions, sans porter de jugement et encore moins en essayant de les modifier.

      Si l’anthropologie a certainement ses défauts et ses dérives, notamment en tant que discipline héritée du colonialisme et encore majoritairement blanche5, la représentation qui en est faite trahit une véritable incompréhension de ses évolutions contemporaines. Par ailleurs, la vision du terrain qui est portée par le film et qui place les Otopi dans une situation d’impuissance totale est particulièrement insultante pour toutes les personnes ayant eu un jour la générosité et la patience d’accueillir un anthropologue.

      Car c’est bien ce manque de considération pour les populations soit-disant étudiées par Eliott qui constitue le plus gros problème du film. Que la vision de l’anthropologie soit sévèrement erronée, certes. Mais quelle image pour les Guyanais ! Que font les Otopis dans le film ? Principalement deux choses : subir l’exploitation de Conrad, et se droguer avec un ersatz de crack. On aurait pu croire qu’Albertine, la cheffe, se distinguerait quelque peu. Donner un rôle de leader à une femme, cela pouvait permettre au film de se démarquer, qui sait ? Mais voilà qu’Albertine ne fait pas grand chose de plus, à part tomber amoureuse d’Eliott et se transformer, grâce à ses conseils avisés, en oppresseuse de sa propre population. Quel dommage pour le seul personnage féminin nommé des Otopis… Sexualisée par ses tenues bien moins couvrantes que n’importe quel autre acteur du casting, sans pouvoir d’action, sans initiative, son rôle se résume rapidement à celui d’intérêt romantique du personnage principal. Ces clichés sont typiques de la représentation des femmes autochtones depuis la  colonisation : la vahiné ou l’orientale lascive en sont de bons exemples… Au cours de l’histoire, ces clichés se sont souvent assortis de viols et d’exploitation sexuelle.6 C’est d’ailleurs le cas d’Albertine dont le viol par Conrad, alors qu’elle était encore jeune adolescente, fait à peine l’objet d’une remarque par Chantal de Bellabre et est traité avec une grande légèreté.

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Albertine, cheffe des Otopi, dans la tenue qu’elle portera tout le film.  © Paris Normandie

      Albertine est à l’image du village qu’elle dirige. Les Otopi sont, dans Terrible Jungle, dépossédés de toute chose. Leur village est une poubelle à ciel ouvert, ils ne savent plus rien faire et sont complètement dépendants d’une épicerie chinoise pour se ravitailler. Cette représentation misérabiliste, en voulant peut-être dénoncer les problèmes rencontrés par nombre de populations autochtones, passe complètement sous silence les nombreuses luttes menées par ces mêmes populations. Non, les populations autochtones de Guyane n’ont pas besoin qu’on leur réapprenne leurs cultures, et non, elles ne font pas que subir les évolutions du monde contemporain : des organisations comme les Jeunesses Autochtones Guyannaises7 ou la Fédération des Organisations Autochtones Guyanaises8 mènent de nombreux combats pour la reconnaissance de leurs cultures et la sauvegarde écologique de la Guyane. Les femmes tiennent d’ailleurs une place importante dans ces luttes, on peut citer l’exemple d’Amandine Mawalum Galima9, porte paroles des Jeunesses Autochtones Guyannaises ou de la brésilienne Patricia Gualinga10 engagée pour la sauvegarde de la forêt amazonienne.

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Manifestation de la Jeunesse Autochtone de Guyane contre le projet minier Montagne d’Or, juin 2018. Derrière la banderole, Amandine Mawalum Galima, porte-parole du mouvement. © Page facebook Jeunesse Autochtone de Guyane

     La question de l’or, centrale dans Terrible Jungle, est d’ailleurs très importante pour ces organisations qui luttent contre des projets d’implantation de mines, tel que le projet Montagne d’Or en Guyane.11 Dans le film, au lieu de combattre, les autochtones se livrent à l’orpaillage, une pratique illégale qui consiste à extraire l’or des boues en utilisant des produits chimiques dangereux et fortement polluants. Mais dans la réalité guyanaise actuelle, l’orpaillage est réalisé par des brésiliens en situation de grande précarité. Ironiquement, ces pratiques ont récemment fait l’objet d’une enquête anthropologique.12

      En conclusion, il n’y en a pas. Le film n’a ni propos, ni sens, ne prend parti sur rien, et ne fait évoluer aucun des personnages. La fin du film nous ramène au début, sans qu’Eliott, sa mère ou Albertine semble avoir appris quoi que ce soit. Terrible Jungle est un enchaînement de sketchs de mauvais goût, de clichés, et de scènes de délire sans aucune conséquence sur l’intrigue. Notre jeune anthropologue se fait drogué puis tyran des Otopi : qu’importe ! Du moment que cela fait rire. Mais est-ce bien le cas ? La scène de fin résume parfaitement ce non-sens : Eliott choisit de rester parmi les Otopi, mais la vision d’Albertine se curant les dents avec une machette semble lui donner quelques regrets, tandis que son ouvrage de Lévi-Strauss est négligemment jeté dans le fleuve. On ne sait pas où les réalisateurs veulent aller, même géographiquement : les images de la jungle guyanaise sont entrecoupées d’images de lémuriens… endémiques de Madagascar ! Mais il faut les comprendre : ils voulaient seulement faire un film de jungle… Terrible, en effet.

Camille Graindorge & Alice Bernadac

Image à la une : Affiche du film Terrible Jungle, 2020. © Allociné

1 Interview des réalisateurs par Emilie Blon Metzinger dans Le Mag de l’Eté sur France Inter  https://www.franceinter.fr/emissions/le-mag-de-l-ete/le-mag-de-l-ete-29-juillet-2020

2 LEVI-STRAUSS, C., 2013 [1955]. Tristes Tropiques. Paris, Presses Pocket.

3 LEVI-STRAUSS, C., 2013 [1955]. Tristes Tropiques. Paris, Presses Pocket.

4 Pour une description plus honnête du terrain anthropologique on pourra écouter cette interview de Philippe Descola par Adèle van Reeth dans Les Chemins de la Philosophie sur France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/dans-la-tete-de-trois-explorateurs-23-philippe-descola-sur-le-terrain-de-lanthropologie

5 Pour une critique contemporaine des méthodes anthropologiques voir : SMITH, LT., 2012. Decolonizing Metholodogies. Research and Indigenous People. New York, Zed Books.

6 Sur ces sujets difficiles on pourra consulter les nombreux articles de la publication suivante : BOËTSCH, G., BANCEL, N., BLANCHARD, P., et al., 2019. Sexualités, Identités & Corps Colonisés. Paris, CNRS Éditions.

7 https://www.facebook.com/jeunesseautochtone/

8 http://foag.over-blog.com/

9 https://www.facebook.com/watch/?v=1063670073781682

10 https://www.amnesty.org/fr/latest/impact/2020/08/indigenous-women-demand-more-protection-in-decades-long-fight-for-amazon-homelands/?fbclid=IwAR2zr6_f-G_BMs0atZ5T0GuECE29O-sCcRxLu10V8Et1mjM9OKPnbbI-Nvo

11 GEUGNEAU, C., 2018. « En Guyane, Autochtones et Ecolos se Fédèrent contre la Montagne d’Or ». In Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/france/280618/en-guyane-autochtones-et-ecolos-se-federent-contre-la-montagne-d-or?page_article=2

12 LETOURNEAU, FM., 2020. Chercheurs d’Or. L’Orpaillage Clandestin en Guyane Française. Paris, CNRS Éditions.

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