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Hawaï, genre(s) et colonisation

Pour les Kanaka Maoli, il n’y avait aucune étiquettes HOMOsexuel ou HETEROsexuel.
Cependant, ils étaient SEXUELS et leur
sexualité était intimement liée à leur spiritualité.
Les Kanaka Maoli se tournent aujourd’hui vers leurs ancêtres
pour comprendre leur propre expression sexuelle.1

   Kanaka Maoli est le terme utilisé par les populations natives de Hawaï pour se définir, en tant que premiers habitants de l’archipel. Comme le souligne l’éducatrice et activiste Ku’umealoha Gomes dans la citation ci-dessus, les concepts d’hétérosexualité, de monogamie, ou encore de famille nucléaire, tels que développés dans le monde occidental, n’existent pas avant la colonisation. L’exposition « What a Genderful World », au Tropen Museum d’Amsterdam2, met en lumière les bouleversements apportés par la colonisation sur des conceptions variées de ce qu’était le genre, et la multiplicité des relations possibles l’accompagnant. L’exposition, parmi ses nombreux focus, présente brièvement l’histoire de la colonisation à Hawaï, et la question de la fluidité du genre. Une identité autre, nommée māhū, revendique le fait de ne se définir ni uniquement comme féminin.e, ni uniquement comme masculin.e, mais comme une personne qui occupe « une place au milieu ».3 Cependant, être māhū, selon Kaumakaiwa Kanaka’ole, universitaire et activiste, ne se réduit pas à une question biologique, de sexe. Cela englobe également des définitions spirituelles, naturelles du genre.4 L’article d’aujourd’hui propose de revenir sur différentes étapes de la colonisation à Hawaï, ainsi que sur les conceptions et définitions du genre et des relations humaines à la période précoloniale dans l’archipel. L’idée est de comprendre, à travers quelques exemples, non seulement la particularité des rapports sociaux pré-contact à Hawaï, mais également l’impact de la colonisation sur ces rapports, qui sont au fondement de l’identité hawaïenne, et la raison pour laquelle reconnaître cette perception du genre est indispensable aujourd’hui dans un processus décolonial.

   Avant l’arrivée des européens, Hawaï était divisée entre chefs de rang plus ou moins élevé, les Ali’i. Ces chefs étaient dotés d’une quantité importante de mana, une forme de pouvoir spirituel. Les personnes qui avaient le pouvoir étaient appelées mana kāne pour les hommes, et mana wahine pour les femmes.5 Il n’était donc pas possible d’accumuler du pouvoir autour de ses relations, et de se construire comme leader ; le pouvoir dépendait du sang, de la généalogie chez les Kanaka Maoli, et les dieux, dont les chefs descendaient étaient tout autant masculins que féminins. Les Ali’i étaient considérés comme le lien entre les hommes et les divinités (Akua). Parmi ces chefs, il y avait des femmes, on en retrouve la trace dès 1375.6 Contrairement à ce qu’imposent par la suite la colonisation et la religion chrétienne, les interdits et tabous (kapu) liés à la sexualité ne s’appliquaient pas à des rapports entre personnes de même sexe, mais entre des personnes de rangs différents. Effectivement, la lignée des Ali’i était si sacrée, que la préservation de la pureté du sang, et donc la concentration de mana, était essentielle. Avoir des relations avec une personne d’un rang inférieur créait le risque de mettre en danger la pureté de la lignée. L’enfant né d’une telle relation pouvait donc être exilé ou tué, explique le Dr. Lilikalā Kame’eleihiwa.7 C’est pourquoi il arrivait souvent que les Ali’i aient des rapports avec des personnes de même sexe, afin de ne pas prendre le risque d’une naissance non désirée qui mettrait en péril la lignée. De plus, comme le souligne Mary Kawena Pukui, “L’acte sexuel était accepté sans honte…comme étant, d’une part, créatif et d’autre part, l’un des plaisirs suprêmes ».8

Un missionnaire prêche dans un bosquet à Hawaï, 1838-1842 (publié en 1845), dessiné par Alfred T. Agate, et gravé par Rolph, J. A. © Public domain / Wikimedia.

   La colonisation, accompagnée de ses tabous, ses valeurs, et sa législation, bouleverse profondément l’organisation sociale et les relations à Hawaï. Après l’arrivée de James Cook en 1778, Hawaï est rapidement placé sous protectorat britannique en 1794. En 1810, le roi Kamehameha Ist conquiert et unifie l’archipel, avec l’aide de l’outillage militaire Européen. En 1823, c’est Kamehameha III qui accède au trône. Ce dernier est alors très influencé par les missionnaires chrétiens calvinistes, arrivés depuis peu sur l’archipel. Les relations sociales et sexuelles alors pratiquées sur l’île choquent, et sont incomprises par ces derniers. Ils décident donc de les bannir. L’imposition d’un système légal occidental par la christianisation force alors la monogamie et l’établissement du mariage hétérosexuel. Ce système conduit également à l’adoption de noms chrétiens, et des noms de famille patrilinéaires, qui impliquent une primauté de la lignée paternelle.9  L’introduction de ces idées occidentales dans la société hawaïenne mène à la « subjugation domestique des femmes dans le domaine social, politique, et économique ».10 Toute forme de sexualité qui se trouve en dehors de ce système est criminalisée. Les personnes māhū, qui ne correspondent pas à une binarité type masculin/féminin, mais dont le genre est fluide, sont très mal vues et marginalisées. Les femmes, qui jusqu’alors occupaient des positions élevées dans la hiérarchie, se retrouvent attachées à un homme par le mariage, ou sous l’autorité de leur père. Comme le souligne Lisa Kahaleole Hall, « La destruction délibérée des relations sociales non hétéronormatives et monogames, des langues indigènes qui pouvaient conceptualiser ces relations, et des pratiques culturelles qui les célébraient, a été indissociable de l’expropriation simultanée par les colons des terres et des ressources naturelles ».11 En effet, ce n’est pas uniquement un mode de relations qui est combattu et opprimé par les missionnaires, mais également toute pratique liée à celui-ci. La pratique du hula, danse traditionnelle à Hawaï, jugée trop sensuelle et sexuelle – et donc opposée à la morale chrétienne – est interdite en 1859 par les lois missionnaires, puis elle fait l’objet de nombreuses modifications, notamment au sujet du corps « dénudé » des danseuses, qui va rapidement être recouvert de la tête aux pieds.  

Danseuses de hula photographiées dans le studio de J.J..Williams, vers 1885. Hawaii State Archives, PPWD-6-4.027 © Domaine public, Hawaii State Archives.

   En réalité, bien qu’elle soit en partie liée à la sexualité, et qu’elle l’exprime, cette danse est considérée comme « un reflet de la vie », la vie mise en mouvement, afin de garder une mémoire des évènements, des histoires, des naissances.12 Il s’agit donc d’un élément indispensable dans la préservation des pratiques traditionnelles. En 1896, c’est la langue hawaïenne qui est bannie des écoles, ce qui signifie que les nouvelles générations n’ont progressivement plus accès aux termes nécessaire pour parler de leur identité.

    En 1893, alors qu’elle tente de mettre en place une nouvelle constitution donnant plus de droits à la population hawaïenne, et lui permettant de s’auto-définir, la reine Liliuokalani est renversée. Des caricatures de l’époque montrent le racisme et le sexisme des opposants à la reine : elle est très souvent dépeinte comme une personne noire, aux positions ridiculisées, aux traits exagérés, considérée comme « sauvage ». Dans des caricatures de la même époque, l’archipel de Hawaï est représenté comme une figure féminine infantilisée. Accompagné de la figure de l’Oncle Sam dans la caricature ci-dessous, Hawaï est présenté aux côtés des Philippines et de Cuba, pays considérés comme « primitifs » et incapables de se gérer de façon autonome, que les États-Unis se donnent pour mission de « sauver » et de « civiliser ». De manière générale, l’archipel de Hawaï est souvent représenté comme une figure féminine, figure qui, dans le système patriarcal de l’époque, doit être protégée, et possède très peu de droits. 

Caricature de Thanksgiving, 1898. Texte : Nouvelles têtes au dîner de Thanksgiving. Oncle Sam (se disant à lui-même) : Ces petits semblent être à l’aise ici.  Je me demande si je ne devrais pas les garder tous dans la famille. © Granger Historical Picture Archive/ Domaine public.

   Ainsi, la monarchie hawaïenne prend fin ; c’est le début de la République d’Hawaï. En 1898, le territoire est annexé par les Etats-Unis, et deux ans plus tard, l’archipel devient un territoire colonial, à la suite de « l’Organic Act ». En 1959, lors de la cession de l’archipel par un gouvernement provisoire, Hawaï devient le 50° état des États-Unis. L’engagement des hommes de l’archipel dans l’armée américaine a contribué au développement d’une forme de sexisme et de violences conjugales, par l’inculcation de nouvelles valeurs, qui étaient également véhiculées par la télévision, les films et la publicité. Cette internalisation de valeurs patriarcales par la société hawaïenne a contribué à une hausse, encore aujourd’hui, de violences domestiques et d’abus sexuels.13

   L’impact colonial, à travers la division binaire masculin/féminin, l’imposition d’un système monogame et d’une culture patriarcale a donc encore un impact aujourd’hui, notamment sur la condition des femmes à Hawaï.  Ainsi, « Les femmes Hawaïennes aujourd’hui font face à des combats politiques sur tous les fronts. Le renversement politique de la nation souveraine d’Hawaï a été accompagnée par une mission « civilisatrice », qui a explicitement dénigré la culture, l’histoire, les croyances et pratiques des Hawaïens… ».14 Lisa Kahaleole Hall souligne d’ailleurs le fait que beaucoup des femmes hawaïennes qui aujourd’hui construisent une théorie décoloniale, sont également des musiciennes, danseuses, professeures de langue, qui « réunissent le passé et le présent, dans des formes héritées et innovantes, englobant la connaissance ancestrale, et les traditions académiques occidentales ».15 Des artistes et poètes contemporain.e.s appellent à réfléchir sur l’impact de la colonisation, et s’engagent dans une revitalisation et une préservation de la culture hawaïenne. C’est le cas de Hina Wong-Kalu, une personne māhū, qui a participé à la réalisation du film Kumu Hina, qui parle de la place occupée autrefois, et aujourd’hui par les māhū dans la société hawaïenne.16 Ces personnes étaient traditionnellement détentrices du savoir, elles étaient des professeurs (Kumu) qui enseignaient la tradition. C’est d’ailleurs l’un des objectifs que s’est fixé le film Kumu Hina : éduquer sur la tradition, les valeurs, et la diversité du genre dans le Hawaï pré-colonial et contemporain. La richesse de ce film et le travail de Hina Wong-Kalu seront d’ailleurs certainement le sujet d’un prochain article sur Casoar.

Margaux Chataigner

Image à la une : Photographie de de la reine Liliuokalani (détail), vers 1891, auteur inconnu, restaurée par Adam Cuerden. © Image du domaine public/ wikimedia.

1 Ku’umealoha Gomes dans HALL, L.K., 2009. “Navigating Our Own ‘Sea of Islands’: Remapping a Theoretical Space for Native Hawaiian Women and Indigenous Feminism”. Wicazo Sa Review, vol. 24, no. 2, p. 29. L’usage des majuscules provient du texte original.

2 L’exposition est visible au Tropen Museum d’Amsterdam jusqu’au 3 janvier 2021.

3 « A place in the middle » est le nom du documentaire écrit par Hinaleimoana Wong-Kalu et réalisé par Dean Hamer et Joe Wilson en 2014 au sujet d’une jeune fille hawaïenne qui se définit comme māhū.

4 SNOW, J., 2019. “Portraits of Gender and Sexual Identities in the Hawaiian Communityin Honolulu Magazine, http://www.honolulumagazine.com/Honolulu-Magazine/June-2019/Portraits-of-Gender-and-Sexual-Identities-in-the-Hawaiian-Community/, dernière consultation le 21 septembre 2020.

5 McDOUGALL, B.N., 2016. “Wondering and Laughing with Our Ancestors: Mana Wahine and the Mo’olelo of Hi’iakaikapoliopele”. Marvels and Tales, vol. 30, no. 1, p. 30.

6 HALL, L.K., 2008. “Strategies of Erasure: US Colonialism and Native Hawaiian Feminism”. American Quarterly, vol. 60, no. 2, p. 277.

7 SNOW, J., 2019. “Portraits of Gender and Sexual Identities in the Hawaiian Communityin Honolulu Magazine, http://www.honolulumagazine.com/Honolulu-Magazine/June-2019/Portraits-of-Gender-and-Sexual-Identities-in-the-Hawaiian-Community/, dernière consultation le 21 septembre 2020.

8 “The sexual act was accepted without shame…as being both creative and one of the supreme pleasures.” Ibid.

9 HALL, L.K., 2008. “Strategies of Erasure: US Colonialism and Native Hawaiian Feminism”. American Quarterly, vol. 60, no. 2, p.278.

10 “the domestic subjugation of women in social, political and economic realms”. KAUANUI, J.K., 2008. “Native Hawaiian Decolonization and the Politics of Gender”. American Quarterly, vol. 60, no. 2, p. 284.

11 “The deliberate destruction of non-heteronormative and monogamous relationships, the indigenous languages that could conceptualize these relationships, and the cultural practices that celebrated them has been inextricable from the simultaneous colonial expropriation of land and natural resources” HALL, L.K., 2009. “Navigating Our Own ‘Sea of Islands’: Remapping a Theoretical Space for Native Hawaiian Women and Indigenous Feminism”. Wicazo Sa Review, vol. 24, no. 2, p.16. Traduction personnelle.

12 Pualani Kanaka’ole Kanahele dans McDOUGALL, B.N., 2016. “Wondering and Laughing with Our Ancestors: Mana Wahine and the Mo’olelo of Hi’iakaikapoliopele”. Marvels and Tales, vol. 30, no. 1, p. 42, note 6.

13 HALL, L.K., 2008. “Strategies of Erasure: US Colonialism and Native Hawaiian Feminism”. American Quarterly, vol. 60, no. 2, p. 279.

14 “Contemporary Hawaiian women face political struggles on multiple fronts. […] the political overthrow of the sovereign nation of Hawai’i was accompanied by a “civilizing” mission that explicitly denigrated the culture, history, beliefs, and practices of the Hawaiian people” Ibid.

15 “They bring the past and present together in forms both inherited and innovative, encompassing ancestral knowledge and Western academic traditions”. Ibid.

16 HAMER, D., WILSON, J., WONG-KALU H., 2014. A Place in the Middle. Film documentaire, 25 minutes. The Kumu Hina Project.

Bibliography

  • HALL, L.K., 2008. “Strategies of Erasure: US Colonialism and Native Hawaiian Feminism”. American Quarterly, vol. 60, no. 2, pp. 273-280.

 

  • HALL, L.K., 2009. “Navigating Our Own ‘Sea of Islands’: Remapping a Theoretical Space for Native Hawaiian Women and Indigenous Feminism”. Wicazo Sa Review, vol. 24, no. 2, pp. 15-38.

 

 

  • HAMER, D., WILSON, J., WONG-KALU H., 2014. A Place in the Middle. Film documentaire, 25 minutes. The Kumu Hina Project.

 

  • KAUANUI, J.K., 2008. “Native Hawaiian Decolonization and the Politics of Gender”. American Quarterly, vol. 60, no. 2, pp. 281-287.

 

  • McDOUGALL, B.N., 2016. “Wondering and Laughing with Our Ancestors: Mana Wahine and the Mo’olelo of Hi’iakaikapoliopele”. Marvels and Tales, vol. 30, no. 1, pp. 26-44.

  • MERRY, S.E., 2000. Colonizing Hawai’i: The Cultural Power of Law. Princeton: Princeton University Press.

  • Center for Hawaiian Studies, University of Hawai’i. 1993. Act of War – The Overthrow of the Hawaiian Nation. Film documentaire, 58 minutes. Nā Maka o ka ‘Āina production.

  • SNOW, J., 2019. “Portraits of Gender and Sexual Identities in the Hawaiian Communityin Honolulu Magazine, http://www.honolulumagazine.com/Honolulu-Magazine/June-2019/Portraits-of-Gender-and-Sexual-Identities-in-the-Hawaiian-Community/, dernière consultation le 21 septembre 2020.

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