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Production sous contraintes : la camelote du bagne de Nouvelle-Calédonie

Il est un type d’objets provenant de Nouvelle-Calédonie, que l’on découvre parfois au détour de l’étude d’une collection océanienne, et qui ne manque jamais de nous étonner. Parfois considérée anecdotique et de mauvais goût, la « camelote » du bagne néo-calédonien retient cependant notre attention cette semaine sur CASOAR.Était surnommée « camelote » la production artistique des condamnés aux bagnes coloniaux français de Nouvelle-Calédonie et de Guyane. Vendue en tant que souvenir de voyage à une clientèle européenne de passage entre les années 1860 et les premières décennies du XXème siècle, elle s’est dispersée à travers le monde. En France, elle circule aujourd’hui sur le marché et les musées conservent quelques exemplaires, issus de collections de militaires ou de fonctionnaires. Raréfaction des curios kanak, fascination malsaine pour le bagne et qualité des ouvrages : la camelote du bagne trouve ainsi sa place dans les collections de voyageurs de l’époque.

Sur place, le sujet du bagne calédonien est resté tabou pendant longtemps, notamment pour les descendants des condamnés. La diffusion de ce pan de l’histoire néo-calédonienne est très récente et la camelote plutôt méconnue. Aujourd’hui, la valorisation touristique croissante des établissements pénitentiaires et l’exposition de productions de bagnards acquises par le musée de Nouvelle-Calédonie et le musée de la ville de Nouméa1 participent à la reconnaissance de cet art. Nous devons l’essentiel des connaissances sur le sujet aux études menées depuis 20 ans par l’historien local Louis Lagarde, par ailleurs grand collectionneur de coquillages gravés issus du bagne calédonien.2

Dès le départ, la création d’établissements pénitentiaires en Nouvelle-Calédonie est un jalon fondamental de la politique de peuplement qui motive la prise de possession de l’île par la France en 1854 (voir l’article de Camille Graindorge sur l’histoire de Kanaky/Nouvelle-Calédonie here). Le premier convoi accoste à Nouméa (à l’époque Port-de-France) dix ans plus tard avec 250 forçats qui posent les premières pierres du camp de l’île Nou, à proximité de la capitale. Des établissements pénitentiaires sont ouverts progressivement sur l’ensemble de la Grande Terre et jusqu’à l’île des Pins. Au total 22 000 condamnés à la peine de travaux forcés seront transportés en Nouvelle-Calédonie entre 1864 et 1897, auxquels il faut ajouter les quelques 3000 relégués à partir de 1885 (récidivistes de délits mineurs) envoyés depuis la métropole à leur libération 3 et les condamnés politiques, représentés majoritairement par les 4189 Communards.4

Camp de l’île Nou, Allan Hugues, 1877, Musée Balaguier, La Seyne-sur-Mer.

Genèse d’une production

Dans un premier temps, les artistes bagnards travaillent clandestinement, en dehors des heures de travail dues à l’Administration pénitentiaire, dans le but de se procurer un petit pécule destiné à améliorer leurs conditions de vie. Ce maigre revenu serait par exemple l’occasion d’acheter des denrées non fournies par l’Administration pénitentiaire. Ils s’arrangent pour faire sortir et vendre les objets à Nouméa, notamment par l’intermédiaire des garçons de famille qui travaillent dans les maisons bourgeoises de la ville.5 Dans ces conditions, les artistes travaillent avec des matériaux de faible coût et accessibles (bois, coquillages, noix de coco, terre), avec une nécessaire rapidité d’exécution. On observe de ce fait une production assez standardisée mais qui se déploie sur plusieurs types d’objets : noix de coco gravés, coffrets en marqueterie, coquillages gravés ou encore scène de personnages modelés.

Ce petit trafic est rapidement découvert par l’Administration pénitentiaire qui décide de l’organiser pour en tirer une propagande à son profit. Elle met à disposition des artistes les outils et la matière première nécessaires et inaugure même une boutique en centre-ville. 6 Une petite économie s’instaure et permet l’épanouissement de la production dans les années 1890-1900. Les chefs-d’œuvre du bagne témoigneront même des mérites « civilisationnels » de la déportation lors des expositions universelles de 1878 et 1889 qui accueillent chacune plusieurs dizaines de millions de visiteurs. 7

Coquillages gravés

La production majoritaire du bagne de Nouvelle-Calédonie est celle des coquillages gravés. Différentes espèces, sélectionnées pour leur aspect nacré, y furent exploitées : le troca (Tectus niloticus), le turbo vert (Turbo marmoratus), l’huître perlière (Pinctada margaretifera) et le nautile (Nautilus macromphalus) qui est aussi le plus rare et prisé d’entre tous. On ne pouvait trouver aisément ces coquillages aux abords de l’île Nou, qui étaient donc fournis par l’Administration Pénitentiaire dans la seconde phase de la production.

De manière similaire aux objets touristiques actuels, les coquillages portent des inscriptions tels que « Nelle-Calédonie », « Nouméa » ou « Souvenir ». Souvent, des rinceaux végétaux dessinent des médaillons qui encadrent une iconographie principale. Le turbo vert, par la largeur de ses côtés, fut le support idéal pour déployer un tableau de paysage ou de personnages mythologiques ou symboliques. On observe ainsi des scènes de vie Kanak et coloniales, figurées par des éléments emblématiques tel que ci-bas avec un homme armé d’une sagaie et un voilier occidental, et que l’on imagine facilement appréciées par les voyageurs.

Détail de coquillage gravé Turbo Marmoratus, Nouvelle-Calédonie, XIXe siècle, collection particulière.

En outre, adaptés à la clientèle patriotique de fonctionnaires et de militaires, on retrouve des coquillages ornés de personnifications de la République (Marianne ou Sadi Carno) qui sont l’occasion de célébrer les valeurs républicaines et son œuvre coloniale. Certaines thèmes mythologiques (Promethée mis aux fers, Paul et Virginie) seraient, selon Louis Lagarde, des évocations métaphoriques de la condition carcérale et de l’exil. 8

Pièces de maîtres, certains nautiles portent des portraits d’une précision tout à fait impressionnante. Fait notable, leurs artistes, identifiés par leurs signatures, sont parfois d’anciens professionnels condamnés pour fausse-monnaie. L’huître perlière était aussi appréciée pour les doubles portraits, les deux valves s’y adaptant bien.

Gauche: Nautile gravé d’un portrait, fin XIXe, Musée de Nouvelle-Calédonie, ©MNC.
Droite: Valves d’huître, Nouvelle-Calédonie, collection particulière, tiré de  » 2010, Les artistes du bagne : chefs-d’oeuvre de la débrouille, 1748-1953″.

Scène de danse

D’un tout autre type, des scènes très colorées de petits personnages modelés en terre ou en plâtre, sont très caractéristique à la camelote de Nouvelle-Calédonie. Les personnages disposés sur un plateau, jouent de la musique et dansent le pilou autour un poteau central. Il s’agit d’une réinterprétation des artistes bagnards qui n’ont probablement pas eu l’occasion d’assister à de telles cérémonies, tenues secrètes. De plus, la production très systématique de ces saynètes nous laisse penser qu’elles sont inspirées de gravures ou de cartes postales. D’ailleurs, le poteau central, que l’on associe à un aucun objet kanak, est possiblement tiré de représentation de tambours à fente du Vanuatu. 9

Gauche: Tambour à fente, Vanuatu, musée du Quai Branly-Jacques Chirac, flickr.com, ©Pierre
Droite: Scène de pilou, Nouvelle-Calédonie, Terre crue, bois, peinture, fin XIXème s – début XXème s, Musée de Nouvelle-Calédonie, ©MNC

Pour terminer cet article, nous vous partageons le coup de coeur de la rédaction : Ce diorama, conservé au musée de Nouvelle-Calédonie, confectionné à l’intérieur d’une coco fesse gravée. Ouvrage foisonnant de détails, il reconstitue en papier, carton, algues, végétation et graines assemblées, le monde du bagne en miniature.

Diorama, coco-fesse, papier, cartons, algues, fin XIXème s – début XXème s, Musée de Nouvelle-Calédonie, MNC 2013.5.1, ©MNC

Détail « Pénitentier Ile Nou », MNC 2013.5.1 ©MNC

La camelote du bagne est une production assez intrigante qui s’étend sur près d’un demi-siècle. Elle nous offre une imagerie inhabituelle sur l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, et se distingue des sources visuelles très diffusées, des voyageurs, explorateurs et administrateurs coloniaux. Elle en vaut la peine d’être examinée.

Soizic Le Cornec

Image à la une : Scène de pilou, Nouvelle-Calédonie, Terre crue, bois, peinture, fin XIXème s – début XXème s, Musée de Nouvelle-Calédonie, ©MNC.

1 Nous pensons notamment à l’exposition Un coin de paradis : vacances et tourisme en Nouvelle-Calédonie au musée de la Ville de Nouméa entre le 16 novembre 2017 et le 14 avril 2018 et à l’exposition d’un objet du bagne au musée de Nouvelle-Calédonie dans le cadre des « inédits du musée » du MNC (action qui consiste à valoriser un objet pendant un mois) en novembre 2018 (https://museenouvellecaledonie.gouv.nc/expositions/les-objets-du-mois/representation-dune-scene-de-pilou-realisee-par-un-bagnard , dernière consultation le 20 janvier 2021)

2 AFP,  2013.

3 Désireuse de se débarasser des individus encombrants, la Métropole fit miroiter aux récidivistes la perspective d’une vie meilleure en Nouvelle-Calédonie (liberté de déplacement, possibilité de trouver du travail…). Toutefois, une minorité seulement bénéficiera d’une réelle liberté (12, 3%). Les autres seront soumis à un second enfermement.

4 Les Communards condamnés au bagne de Nouvelle-Calédonie arrivent sur l’île entre 1872-1873 et repartent pratiquement tous en métropole suite à leurs amnisties entre 1879 et 1881.

5 Op cit. AFP,  2013.

6 BOURILHON H.,  GOMEZ-ESTIENNE J., 2010. Les artistes du bagne : chefs-d’oeuvre de la débrouille,  1748-1953, catalogue d’exposition, La Seyne-sur-Mer, Musée Balaguier.

7 Ibid.

8 LAGARDE L., 2020. « La Camelote du Bagne (Nouvelle-Calédonie) ». Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asie, Paris, Presses de l’Inalco, pp. 170‑174.

9 LAGARDE L., 2017. « Que ramenait-on de Nouvelle-Calédonie ? Histoire des souvenirs, curios et collections, du contact européen à nos jours ».  Un coin de paradis : vacances et tourisme en Nouvelle-Calédonie, catalogue d’exposition. Nouméa, Ville de Nouméa.

Bibliography:

  • AFP,  2013. « Nouvelle-Calédonie: la gravure sur coquillages, art oublié des bagnards » L’Express.fr : https://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/nouvelle-caledonie-la-gravure-sur-coquillages-art-oublie-des-bagnards_1292115.html , dernière consultation le 14 janvier 2021.
  • BOURILHON, H.,  GOMEZ-ESTIENNE, J. (dir.), 2010. Les artistes du bagne : chefs-d’oeuvre de la débrouille,  1748-1953, catalogue d’exposition. La Seyne-sur-Mer, Musée Balaguier.
  • LAGARDE, L., 2017. « Que ramenait-on de Nouvelle-Calédonie ? Histoire des souvenirs, curios et collections, du contact européen à nos jours ».  Un coin de paradis : vacances et tourisme en Nouvelle-Calédonie, catalogue d’exposition. Nouméa, Ville de Nouméa.
  • LAGARDE, L., 2020. « La Camelote du Bagne (Nouvelle-Calédonie) ». Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asie, Paris, Presses de l’Inalco, pp. 170‑174.
  • MERLE, I., 2001. Expériences coloniales, La Nouvelle-Calédonie (1853-1920). Paris, Belin.
  • RENNEVILLE, M., 2013. « Nouvelle Calédonie. Le bagne oublié »,  Exposition virtuelle, La Seyne-Sur-Mer : https://criminocorpus.org/fr/expositions/bagnes/nouvelle-caledonie-le-bagne-oublie/ , dernière consultation le 14 janvier 2021.

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