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Cannibales et Vahinés : cartographie d’un imaginaire occidental

         Les cartes sont des outils scientifiques. Elles permettent à l’homme d’appréhender son environnement en reportant sur une surface plane un ensemble de réalités objectives à une échelle réduite. Mais elles peuvent également se muer en objets ethnographiques ; produits d’un imaginaire qu’elles contribuent à entretenir et témoignages des connaissances partielles d’une époque. Les cartes du Pacifique parlent de fantasmes occidentaux peuplés de cannibales et de vahinés, de la quête acharnée d’un continent mystérieux, de rivalités commerciales, de désenchantement et de politique. Sans plus attendre, larguons les amarres et posons notre regard sur les histoires subjectives du Pacifique !

            C’est Magellan, dans les années 1520, qui, en partant des côtes ouest américaines à la conquête d’un océan encore inconnu des occidentaux, ouvre la voie des grandes explorations du Pacifique. Son audacieux voyage, financé par la couronne d’Espagne, est motivé par la volonté d’ouvrir une route par l’ouest, vers les Indes. En effet, à cette époque, les routes maritimes pour rejoindre les terres à épices par l’est sont tombées aux mains des Portugais qui ont, de fait, le monopole commercial. L’entreprise est risquée : au XVIe siècle, la sphéricité de la terre n’est encore qu’une hypothèse. Finalement, l’équipage accoste en Micronésie, dans les îles Mariannes, après trois mois de pleine mer puis achève son périple Pacifique sur une petite île des Philippines. Là, l’un des matelots reconnaît sa langue d’origine apportant ainsi la confirmation de la sphéricité de la terre. Magellan et son équipage sont les premiers à réaliser une navigation complète autour du monde.

          Pendant deux siècles, le Pacifique devint le théâtre des rivalités entre Hollande, Espagne et Portugal pour le contrôle des routes à épices. Les découvertes des navigateurs, alors considérées comme secrets d’État ne sont pas diffusées publiquement et les localisations des îles ne sont presque jamais publiées. L’exploration du Pacifique relève donc à cette époque d’un continuel tâtonnement et les découvertes sont bien souvent fortuites.
Certaines cartes témoignent également d’une croyance en l’existence d’un continent immense devant faire contrepoids à toutes les masses terrestres de l’hémisphère nord. Cette quête, héritée de la pensée chrétienne selon laquelle Dieu aurait créé un monde symétrique en toute chose, motive les voyageurs. Mais au fil des explorations, les occidentaux sont bien obligés d’invalider cette cartographie. En 1778, dans Voyage dans l’hémisphère Austral et autour du monde fait sur les vaisseaux du roi, Cook tire la conclusion suivante : « La découverte d’un continent eut sans doute été plus satisfaisante pour la curiosité. Mais, puisque nous ne l’avons pas trouvé, nous espérons que désormais on donnera moins d’importance à des spéculations sur l’existence de mondes inconnus qui resteraient à explorer ».

            Des descriptions idylliques d’un environnement à la flore luxuriante, peuplé d’animaux fantastiques et de créatures féminines somptueuses sont rapportées du voyage de Magellan. Ces récits sont confirmés par les descriptions d’autres navigateurs qui souvent soulignent les moeurs libres des jeunes vahinés. Objets de plaisir dans l’imaginaire occidental, les polynésiennes espéraient en fait, en se jetant dans les bras de ceux qu’elles considéraient comme des dieux arrivés par la mer, augmenter leur mana (force surnaturelle) et donner à leur descendance un dieu comme ancêtre. Les contacts avec les insulaires, à l’origine d’un imagerie prolifique en occident, sont souvent très brefs et les conclusions des explorateurs tirées à la hâte à l’instar de Bougainville qui, après neuf jours à peine passés sur Tahiti, quitte l’île sur ces mots : « Adieu, peuple heureux ! ». En Europe, les images de voyages, réinterprétées par les graveurs, viennent peupler la littérature enfantine et recouvrir les cartes vendues par les colporteurs de rue. La vahiné nourrit également les discours plus intellectuels des philosophes des Lumières. Ils s’emparent de la Polynésie comme territoire du bon sauvage. En 1745, Rousseau publie son Discours de l’origine de l’inégalité parmi les hommes dans lequel il critique l’Europe du XVIIIe siècle en la confrontant au fonctionnement de sociétés radicalement différentes et dans les années 1760, Bougainville quitte l’Europe avec, à bord, des scientifiques pétris des idées de Rousseau. Ils rapportent de leur voyage des descriptions précises de l’environnement polynésien et Diderot se saisit du récit pour rédiger son Supplément au voyage de Bougainville dans lequel il compare, par le biais d’un dialogue, avantages et inconvénients de la vie sauvage par rapport à la vie considérée comme civilisée.

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South seas Beauty, Nicolas Chevalier (1828- 1902).

             Notre division actuelle du Pacifique, héritée d’une publication de 1834 de Dumont D’Urville, oppose la douce Polynésie1, aux petites îles de Micronésie2 mais surtout à la cruelle Mélanésie3, peuplée de populations agressives à la peau aussi noire que la mélasse . Cette division se base donc sur des critères géographiques et culturels mais aussi raciaux.

        Les européens découvrent le cannibalisme en Amérique du sud. La pratique y est alors considérée comme satanique et certains supposent même que Satan lui même ait établi son royaume sur le continent. Ces idées encouragent et justifient aux yeux des occidentaux l’évangélisation violente du territoire. Un discours similaire est adopté pour le Pacifique et appliqué à la Mélanésie. Cook y compare les habitants du Vanuatu à des « orang-outans » et aux Salomon se fait la réflexion suivante : « Au reste, nous observons que les nègres sont beaucoup plus méchants que les Indiens (terme désignant ici les insulaires du Pacifique) dont la couleur approche de la blanche. ». Pourtant, des pratiques sanguinaires existent aussi en Polynésie. À Tahiti, Cook assiste à un meurtre rituel mais il place le geste sur le compte de la superstition qui, pour lui, est inhérente à toute société naissante et vient étouffer la bonté originelle des populations.

           Finalement, Cook meurt poignardé à Hawaï en 1779 par l’un de ces hommes blancs dont il avait tant vanté la bonté. Quelques années plus tard c’est aux Samoa, archipel considéré comme un paradis sur terre par La Pérouse, que le sang coule alors qu’une partie de l’équipage, sous le commandement du vicomte de Fleuriot de Langle, était partie chercher de l’eau douce à l’intérieur des terres. Une foule de mille hommes les attend. De Langle est le premier à se faire tuer. La Pérouse s’empresse alors de quitter l’archipel qu’il renomme « îles du Massacre » et gagne l’Australie. Sa dernière lettre, datée de 1788, suggère un retour l’année suivante : pourtant le navigateur et son équipage ne regagneront jamais l’Europe et seul un des navires de l’expédition, l’Astrolabe, fut retrouvé au début du XIX siècle par Dumont d’Urville. Ces épisodes viennent effriter la vision positive qu’avaient les européens de la Polynésie et, immédiatement, cette perception nouvelle est exploitée par les missionnaires pour mettre sous tutelle les territoires. A la fin du XIX siècle, tous sont condamnés, les cannibales pour leur cruauté et les vahinés pour leur débauche.

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Première de couverture du roi des scouts, Jean de la Hyre (1877- 1956) collection
« aventures et voyages », A. Fayard et Cie éditeurs, Paris.

           Aujourd’hui, certains tentent de redéfinir voire d’abolir les frontières du Pacifique. Dans son essai Our Sea of Islands, Epeli Hau’Ofa propose de voir la mer, non plus comme un obstacle, mais comme un lien entre les îles. Pour lui, la division actuelle du Pacifique, née dans l’imaginaire occidental, n’a pas lieu d’être. Il n’existe pas de rupture nette entre cultures polynésiennes, mélanésiennes et micronésiennes. Le Pacifique est une mer d’îles ; mer à la surface de laquelle les insulaires ont su tisser de denses réseaux de communication. L’auteur rappelle qu’il n’existe pas une histoire unique et invite les peuples d’Océanie à écrire la leur. Une histoire où le Pacifique n’aurait pas été découvert par les occidentaux mais bien par les insulaires qui le peuplent. Une histoire qui n’est, aujourd’hui encore, que très partiellement connue. Les cartes, tributaires des connaissances de leurs temps, sont à la fois le fruit et le vecteur d’idéologies et de fantasmes. Elles illustrent notre perception du monde et Epeli Hau’Ofa brandit la sienne, sans frontières, comme un manifeste politique.

Margot Kreidl

Image à la une : Americaesive Novi Orbis, Ortelius (1527- 1598), 1750, British Library Londres.

Du grec ancien polus ou polloi («nombreux») et nễsos («île»), littéralement «îles nombreuses».
Du grec ancien mikros («petit») et nēsos («île»), littéralement «petites îles».
Du grec ancien mélas («noir») et nèsos («île»), littéralement «îles noires».

Bibliographie :

  • BOULAY R., 2005. Hula hula, pilou pilou, cannibales et vahinés. Paris, Editions du chêne.

  • BOULAY R., 2000. Kannibals et Vahinés : imagerie des mers du sud. La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.

  • EPELI HAU’ OFA., 1993. Our sea of Islands in A New Oceania : Rediscovering Our Sea of Islands. Suva, School of Social and Economic Development, The University of the South Pacific.
  • Journal en ligne de la société des océanistes : https://jso.revues.org/7513 (consulté le 20/ 10/ 2017).

 

 

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  1. Pingback: La faute à Christophe Colomb – CASOAR │Arts et Anthropologie de l'Océanie

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