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L’étude des techniques en anthropologie : brève introduction

       L’anthropologie des techniques est un pan de la science de l’étude de l’Homme qui s’intéresse à l’Histoire et aux usages des faits techniques en tant qu’actions de l’Homme sur la matière, ce qui en fait une technologie au sens propre du terme1 . Elle concerne, par exemple, l’étude des moyens mis en œuvre et du processus pour abattre un arbre, mais également des problématiques beaucoup plus contemporaines comme le processus d’interaction d’un individu avec un ordinateur lors de sa mise en fonctionnement2. L’intérêt pour l’étude technologique a toujours existé au sein de la discipline, voire même dans certains récits de voyageurs qui précèdent son apparition, cependant elle n’a pas toujours été envisagé avec les mêmes enjeux ni le même intérêt.

       Les techniques existantes au sein d’une société sont d’abord un critère classificatoire, qui s’articule avec la culture matérielle pour les anthropologues évolutionnistes du XIXème. Les « industries »3 pratiquées par les sociétés (et dont les objets collectés sont le produit) sont des moyens de distinguer le « degré d’évolution d’une société » et sont plutôt évoquées par de grandes catégories assez vagues : la taille de la pierre, la céramique, le tissage,…

       Au début du XXème siècle, la reconnaissance des qualités techniques et artistiques des productions matérielles des nombreuses sociétés extra-européennes qui étaient auparavant déconsidérées incite les ethnographes à mieux documenter les techniques de création des objets et à réfléchir à leur possibles influences sur la société. Franz Boas les met par exemple en lien avec les types de formes et de motifs réalisés4. Mais elles restent encore bien souvent secondaires, et de plus, ce sont surtout les techniques de créations d’objets d’échange de richesse, magiques ou cérémoniels qui intéressent les ethnographes5 et non pas celles liées aux aspects de la vie plus « triviaux ». Les techniques se retrouvent alors souvent reléguées au second plan de monographies6, des types d’études ethnographiques dont l’ambitieuse volonté de description générale d’une société donnée ne saurait être exempte de quelques lacunes.

Fabrication de panier. Sao/Fali. Kotoko du Nord Cameroun, du Tchad et du Nigeria Annie et Jean-Paul Lebeuf. Mission Sahara Cameroun, 1936. © Lesc / Bibliothèque Éric-de-Dampierre in Buob, Dubois, « Manière de Noter », Techniques & Culture n°71, 2019.

       Si Marcel Mauss (1872-1950) ne parle pas encore d’anthropologie des techniques, ce sont pourtant certains de ses concepts qui ouvrent la voie. En premier lieu, le fait social total, selon lequel toute action ou activité ne saurait être isolée de la société à laquelle appartient l’individu qui l’exécute, ce qui implique que toutes les techniques, même celles qui semblent les plus triviales peuvent apporter des informations sur la société étudiée. Dans un second temps, le concept d’acte traditionnel efficace agrandit le champs d’étude. En effet, cette notion induit par exemple que les actes rituels se devant d’être efficaces, il y a donc un développement de techniques afin de garantir cette efficience. Ainsi un très grand nombre d’activités qui ne visent pas à produire un résultat matériel et tangible (comme un objet, un repas,…) sont en fait concernées lors d’une étude technologique.

       Cette importance donnée aux techniques est ensuite approfondie par André Leroi-Gourhan (1911-1986) dont le travail marque durablement la paysage anthropologique français lors de la parution de ses principaux ouvrages sur le sujet au milieu du XXème siècle7. Il y développe, entre autre, une méthode d’analyse des techniques avec pour ambition l’exploration systématique des techniques sur une échelle mondiale. Pour lui, il est possible de classifier les actions techniques à une aussi grande échelle car elle s’inscrivent dans des tendances, c’est-à-dire que certains de leurs aspects ont un caractère inévitable, prévisible en raison de la réalité physico-chimique de l’environnement et de l’Homme lui-même. Par exemple, l’ornement du corps par le percement des oreilles est un phénomène répandu mondialement car c’est un emplacement visible, sans douleurs, sans effusion de sang, sans risques infectieux majeurs et sans gêne corporelle particulière. Ces grandes tendances sont modulées par les faits qui sont les aspects des techniques qui relèvent d’un caractère imprévisible, généralement issu des particularités du milieu dans lequel le groupe social évolue (l’utilisation de certains matériaux en fonction des ressources disponibles par exemple) mais qui peut aussi venir d’un emprunt à une autre société. Il définit le fait comme un compromis instable entre les tendances et le milieu.

       Les recherches accomplies par André Leroi-Gourhan, ainsi que son travail d’enseignement, sont en grande partie à l’origine de l’émergence de la technologie culturelle en France dans les années 70, menée par des chercheurs de la génération suivante comme Pierre Lemonnier, Hélène Balfet, Georges Haudricourt, Jean-Pierre Digard,… Ce courant insiste sur l’importance de ne pas détacher le fait technique des autres productions culturelles d’une société car « L’étude d’un processus technique constitue un moyen […] de mettre en rapport des phénomènes techniques et des phénomènes sociaux »8 car ils sont en fait des « phénomènes sociaux à part entière »9, des phénomènes socio-culturels même, dont les moyens et les buts dépassent souvent sa seule efficacité matérielle. C’est cette assertion que le journal Techniques & Cultures, créé en 1977 par cette même génération de chercheurs, cherche à démontrer au travers de ses numéros, en élargissant d’ailleurs à d’autres disciplines (Histoire, économie,…)10.

Forge. Bamiléke. Bandjoun, Cameroun Raymond Lecoq, 1949. Fonds Raymond Lecoq © Lesc / Bibliothèque Éric-de-Dampierre in Buob, Dubois, « Manière de Noter », Techniques & Culture n°71, 2019.

       La technique devient alors le centre de l’étude anthropologique mais elle ne peut être seule, car c’est sa mise en rapport avec les autres aspects de la société qui permet à l’anthropologie de comprendre en quoi il s’agit d’un phénomène socio-culturel et comment il articule son environnement social. L’étude du processus technique dépasse alors la simple description qui découlerait de l’observation par le chercheur mais l’engage au contraire dans une recherche informative assez extensive. En effet, la liste du nombre de paramètres qui participent à l’action technique est longue, et le chercheur ne peut savoir à l’avance lesquels se révéleront les plus pertinents pour lui. Dans un premier temps, comment définir où commence un processus technique ? (au moment de l’extraction des matières premières, de la fabrication des outils), et où s’arrête-il ? (la création d’un produit fini, sa consommation, son utilisation ou sa destruction ?). Mais surtout que documenter ?, et avec quels niveaux de détails et sur quelle échelle ? Par exemple, simplement à propos du lieu où se déroule l’activité, on peut s’intéresser à sa topographie, son usage pendant d’autres temporalités, son ou ses propriétaires, les raisons de son utilisation, les éventuelles possibilités de relocalisation et son positionnement par rapport à d’autres lieux d’activités11.

       Afin de pouvoir étudier plus clairement ces techniques, les comparer et les mettre en rapports avec les phénomènes sociaux de façon lisible, il a fallu développer des outils méthodologiques pour les documenter efficacement. L’un d’eux va s’imposer sans être clairement défini tout au long du XXème siècle ; c’est la chaîne opératoire. Après une certaine période de flottement quant à son sens précis, les travaux d’Hélène Baflet et du groupe de recherche 748 du CNRS (Technologie comparée, Matières et Manières), conduits dans les années 80, ont clarifié sa définition comme seule restitution graphique d’un processus technique observé12. Elle est le résultat du travail d’analyse a posteriori de l’ethnographe qui choisit avec précision les informations qu’il souhaite restituer. Vu la diversité des processus techniques observés, il y a donc une grande disparité d’une chaîne opératoire à une autre, que ce soit sur le fond ou la forme.

Représentation graphique de l’allumage d’un ordinateur. © Ludovic Coupaye, 2017 in Techniques & Culture.

       Aujourd’hui, comme le regrette certains, cet exercice fastidieux serait de moins en moins populaire parmi les anthropologues malgré le fait qu’il demeure un passage obligé pour la plupart des étudiants de la discipline. Face à cet essoufflement, Lemonnier veut réaffirmer l’importance de l’étude technique et surtout sa pertinence pour comprendre « des systèmes de pensées et de logiques sociales qu’on ne saurait repérer et comprendre autrement »13. Comme il le propose, les nouveaux enjeux liés au numérique pourraient peut-être permettre un renouvellement de l’étude technologique.

Morgane Martin

Image à la une : Groupe de fidjiens fabriquant des rouleaux de sennit (magimagi), échangé lors des Solevu, Cicia Island, Fidji, auteur et date inconnus, Cambridge Univeristy Museum of Archeology and Anthropology CUMAA ©

1 L’utilisation actuelle du terme « technologie » pour désigner certaines techniques (le numériques,..) est issue d’un anglicisme selon DIGARD, J.-P., 1979. « La technologie en anthropologie : fin de parcours ou nouveau souffle ? ».  L’Homme, tome 19, n°1, p.74. Étymologiquement, tout comme l’antropo-logie est l’étude de l’Homme, la techno-logie est l’étude des techniques.

2 Voir le schéma de l’Allumage d’un ordinateur de Coupaye.

3 Au sens d’ « Ensemble des activités, des opérations ayant pour objet la production et l’échange des marchandises ou la productions de produits destinés à êtres utilisés ou consommés sans être vendus au préalable ». CNRTL, »industrie », https://www.cnrtl.fr/definition/industrie, consulté le 08/01/2020.

4 BOAS, F., 2003 [1927]. L’art primitif. Paris, Adam Biro, p. 52.

5 Malinowski décrit la technique de fabrication de kaloma (petit disque de coquillage) dont l’assemblage en collier forme une monnaie. In MALINOWSKI, B., 1963 [1922]. Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris, Gallimard, p. 434.

6 DIGARD, J.-P., 1979. « La technologie en anthropologie : fin de parcours ou nouveau souffle ? ».  L’Homme, tome 19, n°1, p.76

7 L’Homme et la Matière : Évolution et techniques en 1943, Milieu et Techniques en 1945 et Le Geste et la Parole en 1964.

8 LEMONNIER, P., 1983 « L’étude des systèmes techniques, une urgence en technologie culturelle ». Techniques & Culture, 1, p. 54.

9 LEMONNIER, P., 1983 « L’étude des systèmes techniques, une urgence en technologie culturelle ». Techniques & Culture, 1, p. 2.

10 Page « Présentation » de Techniques & Culture https://journals.openedition.org/tc/1553, dernière consultation le 07 janvier 2019.

11 BALFET, H., (ed.), 1991. Observer l’action techniques. Des chaînes opératoires, pour quoi faire ? Paris, éditions du CNRS, p. 12.

12 BALFET, H., (ed.), 1991. Observer l’action techniques. Des chaînes opératoires, pour quoi faire ? Paris, éditions du CNRS, p.14.

13 LEMONNIER, P., 2004. « Mythiques chaînes opératoires ». Techniques & Culture, p. 2.

 

Bibliographie :

  • BALFET, H., (ed.), 1991. Observer l’action techniques. Des chaînes opératoires, pour quoi faire ? Paris, éditions du CNRS.
  • BOAS, F., 2003 [1927]. L’art primitif. Paris, Adam Biro.
  • DIGARD, J.-P., 1979. « La technologie en anthropologie : fin de parcours ou nouveau souffle ? ».  L’Homme, tome 19, n°1, pp. 73-104.
  • LEMONNIER, P., 1983 « L’étude des systèmes techniques, une urgence en technologie culturelle ». Techniques & Culture, 1, pp. 11-34.
  • LEMONNIER, P., 2004. « Mythiques chaînes opératoires ». Techniques & Culture, pp. 43-44.
  • LEROI-GOURHAN, A., 1943. L’Homme et la Matière. Paris, Albin Michel.
  • MALINOWSKI, B., 1963 [1922]. Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris, Gallimard.
  • Techniques & Culture 71, « Technographies », 2019 :
    Fiches pratiques : Chaîne opératoire, p. 204, Points de vue et Finalités, p. 205, Échelles d’observation, p. 206, Protocole de collecte, p. 207, La chaîne opératoire comme représentation, p. 208.

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