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Les musées peuvent-ils tout exposer ? Les « tjuringa », un secret bien gardé ?

       Si vous avez l’occasion de visiter l’exposition « La quête du savoir rencontre la soif de collectionner » au musée des Cultures de Bâle,1 vous vous interrogerez certainement quant à la présence d’un rectangle orange dans l’une des vitrines, au sein duquel… aucun objet n’est présenté. À première vue, on pourrait croire que cette absence est due à un souci de restauration, un prêt qui n’est pas arrivé à temps, bref un problème technique. Si vous regardez de plus près, il est en réalité indiqué que l’objet en question ne sera pas présenté, car il ne peut être vu par tous.

     Les commissaires ont ici pris le parti de questionner les pratiques muséographiques en lien avec la sacralité et le secret des objets dits « sensibles », afin de respecter les dispositions des peuples d’origine concernant ce qu’il peut être fait ou non avec les collections. L’objet absent de la vitrine au musée des Cultures est un tjuringa, élément de pierre ou de bois de 10 à 40 cm de long, de forme plate et allongée, comportant des motifs gravés, parfois enroulé dans divers éléments, notamment des cheveux.2 Les tjuringa ont une place clef dans la cosmogonie des populations Arrernte, qui vivent dans le Désert Central Australien.

       L’article d’aujourd’hui est dédié à ces tjuringa, afin de comprendre un peu plus précisément pourquoi le fait d’exposer certaines choses dans les musées peut être ressenti comme une offense pour les personnes liées à celles-ci. Nous parlerons de choses plutôt que d’objets. Parce que le vocabulaire que nous utilisons est lui aussi extrêmement important. Lorsqu’on vous dit « objet », ne pensez-vous pas directement à quelque chose d’inerte, résumé à sa matérialité, très certainement créé par l’Homme pour répondre à ses besoins, comme l’opposé du sujet agissant et pensant ? Alors qu’une chose, dans l’imaginaire commun est plus vivante, elle peut agir, elle n’est pas forcément dominée par la volonté humaine. Ce point de vocabulaire peut vous paraître anecdotique. En réalité, changer le vocabulaire utilisé permet d’avoir une nouvelle approche de ce qu’on étudie. En effet, la notion de chose permet d’aller au-delà d’un certain dualisme qui colle à la culture européenne depuis la pensée cartésienne : celui qui sépare le corps et l’esprit mais aussi celui qui sépare l’objet et le sujet. Comme le souligne Tim Ingold, la pensée dite hylémorphique d’Aristote, qui sépare l’élément forme de l’élément matière, a pour conséquence de considérer la forme comme imposée sur la matière et les objets comme passifs et modelés par les hommes.3 Parler de chose permet donc d’étendre le champ des possibles de ce que l’on considère comme vivant ou ayant une possibilité d’action.

       Revenons-en aux tjuringa ; ces derniers sont considérés comme des parties du corps des ancêtres ou des êtres mythiques, laissés dans le paysage comme leur trace et leur présence matérielle.4 Leur statut liminal, c’est-à-dire intermédiaire, entre les êtres mythiques et les Hommes et entre le passé et le présent, en fait des ponts essentiels entre le monde du présent et le « Dreaming ». Alchera, traduit par les Occidentaux comme « temps du Rêve » ou « Dreaming » correspond à l’organisation cosmologique Arrernte. C’est en quelque sorte le processus organisateur du monde, qui lie les êtres entre eux. L’interprétation de cet Alchera et son association à la notion de « rêve » a cependant été critiquée. Marika Moisseeff par exemple propose plutôt l’idée de « dynamisme spatial », ce qui implique non seulement qu’il s’agit de quelque chose en mouvement mais aussi qui crée et réorganise constamment l’espace.5 Les tjuringa ont un rôle important dans ce « dynamisme spatial », car ce sont des parties des êtres mythiques et parce qu’ils créent le lien avec les humains. Ils consistent en une présence physique de l’immatériel « temps du rêve ». En effet, ils interviennent lors des initiations mais également dans le maintien de la fertilité et servent de médiateurs entre tous les participants rituels et chaque tjuringa est lié à un initié en particulier.6 Les jeunes hommes, lors des cérémonies d’initiation, sont mis en présence de leur propre tjuringa. Les non-initiés, c’est-à-dire les enfants et les femmes, ne peuvent assister à ces cérémonies et ne peuvent voir les tjuringa. Barbara Glowczewski propose donc de considérer les tjuringa comme des « cartes d’identité spirituelles et géographiques » car ils marquent les relations de la personne avec son environnement ainsi qu’avec son territoire.7 Comme l’a fait remarquer l’anthropologue Carl Strehlow, tju signifie quelque chose de secret et de honteux et runga signifie sien propre.8 Cette traduction nous aide à comprendre pourquoi les tjuringa sont si importants et si personnels, puisqu’un tjuringa est lié à un initié et qu’il ne peut être montré qu’à certaines personnes très particulières au moment de l’initiation. On imagine alors la vulnérabilité éprouvée par les initiés lorsque des tjuringa sont exposés au regard de tous.

       De manière plus générale, le terme tjuringa s’applique à ce qui est « sacré ». Ainsi, peuvent être tjuringa les noms donnés aux initiés ou encore certains chants et cérémonies.9 De plus, ils sont liés à ce qui a été traduit comme « esprits-enfants », les ngantja, qui sont comme des parties des êtres mythiques et qui vont occuper les tjuringa jusqu’au moment où ils entreront dans le ventre d’une femme. Comme le fait remarquer l’anthropologue John Morton, ainsi, « chaque tjuringa est connecté à un unique ancêtre et contient son [esprit], (ngantja) et chacun est capable de s’incarner dans le corps d’une personne ».10 En plus d’être liés aux hommes et aux ancêtres, les tjuringa sont également connectés au territoire, puisqu’ils sont gardés dans des lieux très secrets, liés aux voyages des êtres mythiques, qui ne sont connus et accessibles que par certains initiés. Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, on réalise que les tjuringa, qui pour un regard extérieur peuvent être caractérisés par leur matérialité et leur inertie, sont en réalité liés au vivant et en constante interaction avec celui-ci. C’est également pour cette raison qu’on ne peut pas considérer les tjuringa comme de simples ‘objets’ mais plutôt comme des ‘choses’, capables d’agir, comme nous l’avons évoqué précédemment. Nous comprenons alors que la distinction entre objet et sujet est culturellement relative et que les interactions d’une certaine population avec son environnement varient d’une culture à l’autre.

       C’est ici qu’intervient la responsabilité des chercheurs et des musées, à l’instar du musée des cultures de Bâle que nous évoquions au début de cet article. Si les commissaires ont décidé de ne pas montrer de tjuringa, c’est parce qu’ils sont au courant de l’effet extrêmement offensant que cela peut avoir sur les personnes liées à ceux-ci et qu’ils respectent l’importance de ces choses. De nombreux musées retirent les tjuringa de leur parcours de visite, effacent les images de leurs bases de données et initient de la recherche quant à leur provenance, également afin de savoir comme manipuler les collections dans les réserves. En tant qu’héritiers de collections souvent acquises sans le consentement de leurs propriétaires d’origine, les musées ont un rôle à jouer dans le dialogue initié actuellement, afin d’avoir une approche respectueuse de ces collections dites « sensibles ». L’exposition « La quête du savoir rencontre la soif de collectionner » montre qu’il est possible d’informer le public sur ces problématiques et sur cet héritage colonial. Elle affirme un choix de ne pas montrer certaines choses, pour des raisons de respect et d’éthique. Il en va de même pour la recherche, qui dans sa méthodologie, dans le vocabulaire utilisé, peut avoir pour effet de balayer ou de passer à côté des préoccupations et revendications des personnes concernées. C’est pour cette raison par exemple, que le sociologue Émile Durkheim, dans son analyse des données rapportées par plusieurs terrains dans le Désert Central, notamment chez les Arrernte, a été à posteriori critiqué.11 En effet, Barbara Glowczewski, dans son article « Rejouer les savoirs anthropologiques, de Durkheim aux Aborigènes », questionne la validité des analyses dualistes du sociologue et son approche classificatoire, liée à la religion, qui est propre à son époque mais qui ne permet pas de comprendre la complexité du système de valeurs Arrernte.12 Au-delà de discuter une analyse erronée, Glowczewski s’inquiète également de l’institutionnalisation et de l’autorité de la pensée de Durkheim. Cela a pour conséquence l’effacement des voix des Arrernte sur leurs propres traditions et dans leur tentative de se définir eux-mêmes et non depuis l’extérieur. C’est pour cette raison que des auteurs et intellectuels du Pacifique comme Linda Tuhiwai Smith invitent à « décoloniser la recherche »,13 à adapter les méthodes au point de vue des populations « étudiées », afin que l’échange effectué ne soit plus un échange de domination et d’extraction de données de la part du chercheur européen mais que la recherche soit bilatérale et utile pour tous. Cette décolonisation est nécessaire en ce qui concerne les tjuringa, afin d’adapter les principes muséologiques mais également les règles du marché de l’art, dans une optique de réparation des erreurs passées et d’une pratique muséale plus respectueuse.

Margaux Chataigner

Image à la une : Vitrine présentant un tjuringa sans le montrer, Bâle, Musée des Cultures, exposition « La quête du savoir rencontre la soif de collectionner », Septembre 2020.
© photographie Clémentine Débrosse. 

1 L’exposition est ouverte jusqu’au 22 novembre 2020.

2 MOISSEEFF, M., 1994. « Les objets cultuels aborigènes : ou comment représenter l’irreprésentable». Genèses, no.17, p. 19.

3 INGOLD, T., 2010. “Bringing Things to Life: Creative Entanglements in a World of Materials”. Realities, University of Manchester, working paper #15, p.1.

4 TESTART, A., 1993. « Des Rhombes et des tjurunga. La question des objets sacrés en Australie».  L’Homme no. 125, XXXIII, p. 49.

5 MOISSEEFF, M., 1994. « Les objets cultuels aborigènes : ou comment représenter l’irreprésentable». Genèses, no.17, p. 16.

6 Ibid, p. 29.

7 GLOWCZEWSKI, B., 2001. “Culture Cult. Ritual Circulation of Inalienable Objects and Appropriation of Cultural Knowledge (Northwest and Central Australia).” In JEUDY-BALLINI, M. et JULLIERAT, B., (eds.) People and things – Social Mediation in Oceania. Durham, Carolina Academic Press, p. 270.

8 MOISSEEFF, M., 1994. « Les objets cultuels aborigènes : ou comment représenter l’irreprésentable». Genèses, no.17, p. 19.

9 TESTART, A., 1993. « Des Rhombes et des tjurunga. La question des objets sacrés en Australie».  L’Homme no. 125, XXXIII, p. 46.

10 MORTON, J., 1987. “Singing Subjects and Sacred Objects: More on Munn’s Transformation of Subject into Object in Central Australian Myth”. Oceania, vol. 58, no. 2, p. 112.

11 Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim analyse en 1912 les données qui ont été collectées au sujet des Aborigènes Australiens, notamment à travers les écrits du début du 20e siècle, publiés par Spencer et Gillen concernant les populations Arrernte et d’autres groupes d’Australie centrale.

12 GLOWCZEWSKI, B., 2014. « Rejouer les savoirs anthropologiques : de Durkheim aux Aborigènes». Horizontes Antropológicos, Porto Alegre, no. 41, p. 386.

13 TUHIWAI SMITH, L., 2008 (1999). Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous Peoples. Zed Books, London.

Bibliographie

  • GLOWCZEWSKI, B., 2001. “Culture Cult. Ritual Circulation of Inalienable Objects and Appropriation of Cultural Knowledge (Northwest and Central Australia).” In JEUDY-BALLINI, M. et JULLIERAT, B., (eds.) People and things – Social Mediation in Oceania. Durham, Carolina Academic Press, pp. 265-288.
  • GLOWCZEWSKI, B., 2014. « Rejouer les savoirs anthropologiques : de Durkheim aux Aborigènes». Horizontes Antropológicos, Porto Alegre, no. 41, pp. 381-403.
  • INGOLD, T., 2010. “Bringing Things to Life: Creative Entanglements in a World of Materials”. Realities, University of Manchester, working paper #15.
  • MOISSEEFF, M., 1994. « Les objets cultuels aborigènes : ou comment représenter l’irreprésentable». Genèses, no.17, pp. 8-32.
  • MORTON, J., 1987. “Singing Subjects and Sacred Objects: More on Munn’s Transformation of Subject into Object in Central Australian Myth”. Oceania, vol. 58, no. 2, pp. 100-118.
  • TESTART, A., 1993. « Des Rhombes et des tjurunga. La question des objets sacrés en Australie ».  L’Homme, no. 125, XXXIII, pp. 31-65.
  • TUHIWAI SMITH, L., 2008 (1999). Decolonizing Methodologies. Research and Indigenous Peoples. Zed Books, London.

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