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Le cas des « fourchettes cannibales » des îles Fidji : le goût du frisson exotique

CASOAR va aujourd’hui s’intéresser au cas d’un objet connu dans les collections et les salles de vente sous le nom évocateur de « fourchette cannibale » ou bien encore de « fourchette à chair humaine ». Ces objets se retrouvent dans les langues locales sous les noms icula ou isaga, icula ni bokola ou icula ni bakola ou bien encore bulutoko.1 Elles étaient principalement employées dans les hauteurs au Nord et à l’Ouest de Vitilevu, l’une des deux grandes îles de l’archipel des Fidji, qui fait la jonction entre la Mélanésie à l’Ouest et la Polynésie à l’Est .2

© CASOAR

Ces fourchettes, dont la taille varie entre 15 et 45 cm, sont généralement faites d’un seul morceau de bois, et possèdent entre deux et cinq dents pointues.3 Des exemples où les dents sont rapportées et attachées au manche existent cependant. Les manches sont souvent lisses avec une forme plus ou moins bombée, cependant quelques-unes de ces fourchettes possèdent un manche décoré de motifs géométriques ou encore plus rarement d’un ou plusieurs visages sculptés.4 Les fourchettes sont censées posséder une patine noire issue de la fumée présente dans leur lieu de stockage.

« Fourchette cannibale », XIXème siècle, Îles Fidji, bois, fibres végétales, 29cm, collecté par Langham, Cambridge University Museum of Archaeology and Anthropology © CUMAA

La funeste réputation de ces fourchettes est liée à la pratique de l’anthropophagie aux îles Fidji. Influencés par leur propre fascination pour le cannibalisme, les voyageurs occidentaux du XIXème siècle ont voulu voir dans cet objet une fourchette exclusivement réservée à la consommation de viande humaine, qui aurait eu une importance rituelle et sacrée particulière, voire même des propriétés physiques surnaturelles pour les fidjiens. On attribue par exemple à cette chair un très baroque « éclat phosphorescent sombre » [« dark phosphorescent lustre »], qui nécessiterait de la consommer selon un protocole particulier et seulement au moyen de l’une de ces fourchettes.5 Ces dernières sont alors considérées comme des espèces d’ustensiles indispensables à la panoplie du cannibale. Pourtant, dès 1840, des récits évoquent des situations d’anthropophagie où la chair humaine est consommée avec les doigts par des femmes et de enfants dans des contextes assez triviaux, c’est-à-dire visiblement en dehors de toutes considérations rituelles.6  En 1865, le naturaliste suisse Eduard Graeffe constate que les deux configurations, c’est-à-dire l’utilisation de la fourchette ou bien des doigts, coexistent bel et bien mais ne comprend pas ce qui justifie l’utilisation de fourchettes à certains moments.7 Il note cependant de façon précise que lorsqu’elles sont utilisées, la viande est déposée directement dans la bouche sans toucher les lèvres de la personne.

Plusieurs fourchettes conservées au Cambridge University Museum of Archaeology and Anthropology et au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac © CUMAA  © MQB-JC

C’est l’anthropologue anglais Arthur Hocart qui comprend le premier8 que c’est la personne qui consomme la chair qui est sacrée (tabu) et qui ne doit pas la toucher. En effet, à l’occasion de certaines cérémonies en lien avec les pratiques religieuses des Fidjiens à l’époque pré-coloniale, les prêtres ou les chefs deviennent des incarnations vivantes de kalou (dieux ou esprits d’ancêtres déifiés9).10 Cet état est dangereux pour les individus au contact de la personne tabu mais aussi pour cette dernière elle-même. Il concerne aussi, dans une moindre mesure, toutes les personnes dont les activités ont à voir avec la mort et les esprits à un moment donné, comme les hommes s’occupant des jeunes garçons durant leur étape de transition vers l’âge adulte par exemple.11 Dans ces cas, ces personnes deviennent des ligatabutabu, c’est-à-dire des personnes interdites de toucher de la nourriture pendant un certain temps.12 C’est notamment la nourriture cuite qui est problématique, qu’elle soit d’origine humaine ou animale, car elle risque de « polluer » et de mettre en danger ces ligatabutabu. Dans ces cas, divers couverts de bois ou de bambou ont pu être utilisés puis jetés, des personnes tierces ont également pu se charger de porter la nourriture directement dans leur bouche.13 Les fourchettes qui nous intéressent ici avaient un statut spécial. Elles possédaient des noms et étaient conservées comme des reliques sacrées dans les burekalou (maison des esprits), qui sont des lieux en forte connexion avec les kalou, en étant l’endroit privilégié où ils s’incarnent dans les prêtres (bete) qui les servent.14 Les fourchettes étaient spécifiquement conservées dans des parties de cette maison qui étaient cachées par un lai de tapa ou des claies d’autres matériaux15, ce qui montre leur nature hautement sacrée.

Réplique contemporaine d’une burekalou au Fiji Culture Village à Nadi, sur l’île de Vitilevu, 2018  © Fiji Culture Village

Des zones d’ombres subsistent sur toutes leurs spécificités et les conditions qui régissent leur utilisation, plutôt que des couverts « jetables ». Il semblerait que ces fourchettes nommées appartenaient ou étaient liées à des personnages importants et leurs descendants, et étaient peut-être réservées à leur usage exclusif. C’est en tout cas de cette façon qu’elles sont présentées aux premiers étrangers qui les voient vers 1840.16 Cette « apparition » tardive par rapport à l’arrivée des Occidentaux dans l’archipel est d’abord due au fait que c’est seulement à cette époque qu’ils commencent à parcourir les territoires où elles étaient utilisées. Elle se fait également en conjonction avec le début de la conversion au christianisme de certains chefs fidjiens, comme celle de Ratu Seru Cakobau en 1845.17 Ce changement de croyance conduit à l’abandon des anciennes pratiques rituelles et pousse les nouveaux convertis à se séparer des anciens objets sacrés en faveur des missionnaires comme témoignage de leur bonne foi. Il semblerait que la première fourchette à être révélée avait appartenu à Ra Udre Udre, un grand chef-guerrier fidjien. Elle est acquise par le missionnaire John Hunt sur la côte Nord de Vitilevu en 1847.18

Peu de temps après leur dévoilement, soit vers 1850, ces « fourchettes cannibales » sont déjà très prisées par les collectionneurs occidentaux et les touristes de passages, avides du frisson exotique que leur procure la possession d’un objet lié à la pratique de l’anthropophagie. L’objet, qui n’est donc dans la réalité que secondairement lié au cannibalisme, se retrouve complètement identifié avec la pratique jusqu’à en devenir une sorte de matérialisation physique très commode, puisqu’il peut facilement être acquis, manipulé et emporté avec soi.19La demande excédant alors largement le nombre de fourchettes disponibles, elles sont fabriquées spécialement pour le marché, et ce dès la fin du XIXème siècle.20 Pour illustrer l’ampleur de ce phénomène de fabrication de souvenirs à destination des touristes aux îles Fidji en général, citons cette anecdote issue du Handbook to Fiji de Basil Thomson.21  Il y rapporte qu’un représentant du gouvernement colonial qui rentra à l’improviste dans une maison d’un village reculé pris peur en voyant un très grand nombre d’armes suspendues au plafond, craignant un complot contre son administration. Il fut cependant détrompé par quelqu’un qui lui expliqua que ces objets avaient été fabriqués la semaine précédente, qu’ils venaient juste d’être déterrés de la terre noire marécageuse où ils avaient été mis pour qu’ils se patinent, et qu’ils étaient destinées à être vendus aux touristes blancs à Suva. Thomson insiste sur le cas des «fourchettes cannibales » en expliquant qu’il s’agit de l’objet contrefait le plus courant.22 L’anthropologue britannique James Edge-Partington nous apprend également que ces objets sont aussi fabriqués par des Occidentaux sur place pour les touristes et conseille dès 1880 de se méfier de l’authenticité des «fourchettes cannibales » proposées à la vente.23

Diverses fourchettes conservées au British Museum et au Cambridge University Museum of Archaeology and Anthropology        © The Trustees of the British Museum © CUMAA

La grande présence de ces « fourchettes » soi-disant « cannibales » dans les collections publiques ou privées est donc moins une trace de pratiques rituelles pré-coloniales (pour les quelques objets conservés qui ont vraiment été utilisés dans ce contexte) qu’un indice du goût des voyageurs de l’époque. Aux îles Fidji, le développement de la manufacture de ce type d’objet illustre bien la fascination des touristes d’alors pour le cannibalisme. Ce goût particulier a induit la transformation plus ou moins volontaire des significations réelles des fourchettes pour les faire correspondre à ce que cherchaient (déjà) les voyageurs de l’époque, c’est-à-dire de l’exotisme qui rentre dans leur valise.

Morgane Martin

Image à la une : A selection of Fijian objects; five wooden clubs; an oil dish, a wooden fork, and an unidentified double ended circular object, début du XXème siècle, impression photographique au procédé gélatino-argentique, 10×7,6 cm, British Museum © The Trustees of the British Museum
Modifiée par l’auteur.

1 HOOPER, S., 2016, Fidji : Art and Life in the Pacific, Norwich : University of East Anglia, p. 246.

2 CLUNIE, F., 2011, « Bulutoko : Forks and Human Sacrifice in Fiji » in Tribal Art, 15(4), p. 102-107.

3 CLUNIE, 2011, p. 102.

4 CLUNIE, 2011, p. 102.

5 EDGE-PARTINGTON, J., HEAPE, C.,1890-98, An album of the weapons, tools, ornaments, articles of dress, &c. of the natives of the Pacific, Manchester: privately printed, planche123 cité par HOPPER, 2016, p. 246.

6 CLUNIE, F., BROOKE-WHITE, J., 2003, Yalo-I-Viti : a Fiji Museum Catalogue, Suva : Fiji Museum, p. 167.

7  CLUNIE, BROOKE-WHITE, 2003, p.167.

8 Hocart est aux îles Fidji autour de 1910 mais la publication de son travail sera beaucoup plus tardif, et ici en l’occurrence posthume : Hocart A., M.,1952, The Northerm states of Fiji, London : Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland.

9 CLUNIE, 2011, p. 102.

10 CLUNIE, BROOKE-WHITE, 2003, p.167.

11 CLUNIE, 2011, p. 102.

12 CLUNIE, 2011, p. 102.

13 CLUNIE, 2011, p. 103.

14 CLUNIE, F., 1996, « Une coupe sacrée à Yaqona des îles Fidji = A Sacred Yaqona Dish from Fiji » in Art Tribal, p.7.

15 CLUNIE, 1996, p.8.

16 CLUNIE, 2011, p. 105.

17 HOOPER, 2016, p. 247.

18 CLUNIE, 2011, p. 103.

19 THOMAS, N., 1989, « Material Culture and colonial Power : Ethnological Collecting and the Establishment of colonial rule in Fiji », in MAN, New Series, vol. 24 (1),  p. 45.

20 THOMAS, 1989, p.45.

21 Cet extrait est rapporté dans EDGE-PARTINGTON, J.,1901, »Note on forged ethnographical specimens from the Pacific Islands » in MAN, vol. 1, p.68.

22 EDGE-PARTINGTON, 1901, p.68.

23 EDGE-PARTINGTON, J., HEAPE, C.,1890-98, planche123 cité par THOMAS, 1989, p.45.

Bibliographie :

  • CLUNIE, F., 1996, « Une coupe sacrée à Yaqona des îles Fidji = A Sacred Yaqona Dish from Fiji » in Art Tribal, p. 3-18.
  • CLUNIE, F., 2011, « Bulutoko : Forks and Human Sacrifice in Fiji » in Tribal Art, 15(4), p. 102-107.
  • CLUNIE, F., BROOKE-WHITE, J., 2003, Yalo-I-Viti : a Fiji Museum Catalogue, Suva : Fiji Museum.
  • EDGE-PARTINGTON, J., 1901, « Note on forged ethnographical specimens from the Pacific Islands » in MAN, vol. 1, p.68-69.
  • HOOPER, S., 2016, Fidji : Art and Life in the Pacific, Norwich : University of East Anglia.
  • THOMAS, N., 1989, « Material Culture and colonial Power : Ethnological Collecting and the Establishment of colonial rule in Fiji », in MAN, New Series, vol. 24 (1),  p. 41-56.

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