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Gapu Guḻarri Yothu Yindi au musée du quai Branly-Jacques Chirac : collaboration en Terre d’Arnhem

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En ce moment, et pour tout l’été, la mezzanine Martine Aublet du musée du quai Branly – Jacques Chirac [MQB-JC] accueille l’exposition Gapu Guḻarri Yothu Yindi, Paysages de l’eau au nord de l’Australie. Ce petit espace, souvent dédié à des sujets d’actualité de la recherche ou ciblant une thématique très précise, héberge ici une exposition entièrement basée sur la collaboration et désireuse de laisser les voix aborigènes expliquer aux visiteur·euse·s les œuvres présentées.

Carte de l’Australie © CASOAR

Le titre de l’exposition, choisi en langue vernaculaire yolŋu, renvoie à l’eau (gapu) et plus précisément à Guḻarri, un ensemble de cours d’eau se jetant dans la mer, vers l’île de Milingimbi (Terre d’Arnhem), appartenant à la moitié Yirritja. Le titre convoque également la relation mère-enfant, yothu yindi, et donc la complémentarité entre les moitiés Dhuwa et Yirritja dans lesquelles sont réparti·e·s tous êtres et toutes choses de la société yolŋu, y compris l’eau salée et l’eau douce. L’intitulé lui-même de cette incursion muséale en Terre d’Arnhem évoque donc d’emblée les liens entre les choses, les relations et la collaboration.

La genèse de cette exposition trouve sa source pendant la période de premier confinement que le monde entier – ou presque – a vécu au printemps 2020. Nicolas Garnier, responsable de l’unité patrimoniale Océanie du MQB-JC, et Jessica De Largy Healy, anthropologue chargée de recherche au CNRS (LESC, Nanterre) devaient effectuer un voyage de terrain en Terre d’Arnhem dans le cadre d’un projet de recherche intitulé “Cartographie d’une collection : les peintures sur écorce de la collection Karel Kupka (Terre d’Arnhem, Australie)” initié au sein du LaBex Les passés dans le présent hébergé par l’université Paris Nanterre.1 Ce grand projet collaboratif visait un double objectif. D’une part, il entendait réunir sur un même support numérique toutes les peintures sur écorce acquises par l’artiste et anthropologue Karel Kupka (1918-1993), aujourd’hui dispersées entre le MQB-JC à Paris, le Museum der Kulturen de Bâle [MKB] (Suisse) et le National Museum of Australia à Canberra. D’autre part, sur la base d’une cartographie expérimentale et en considérant les peintures de cette collection comme des supports cartographiques virtuels, le projet entendait aborder la question de la mémoire environnementale aborigène, en consultant les descendant·e·s des peintres. Les partenaires incluaient les musées conservant des œuvres de la collection Kupka, le Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie – CREDO (Aix-Marseille Université, CNRS, EHESS, CREDO UMR 7308), ainsi que le Milingimbi Art and Cultural Aboriginal Corporation et Crocodile Islands Rangers, un programme dédié à la protection des terres et de l’environnement de la Terre d’Arnhem. La pandémie de Covid-19 contraignant les responsables du projet à rester confiné·e·s, cette recherche s’est transformée en initiative d’exposition à monter en seulement douze mois et à distance, les restrictions sanitaires ne permettant pas de voyager. De longues sessions de consultations et d’aller-retour virtuels entre les commissaires parisien·ne·s et le centre d’art Milingimbi Art and Cultural Aboriginal Corporation ont néanmoins permis de concrétiser ce projet, avec le soutien du programme AUSTRALIA NOW France 2021 et le LaBex Les Passées dans le Présent, Investissements d’avenir.

Si les œuvres présentées – des peintures sur écorce et des sculptures – sont toutes issues de la collection constituée par Karel Kupka dans les années 1960, en Terre d’Arnhem2 , il s’agit moins ici de la décrypter que de laisser aux Aborigènes la possibilité de se la réapproprier. Ainsi, de nombreuses œuvres ont notamment été renommées par elleux. Jessica De Largy Healy a d’abord choisi le thème de l’exposition, l’eau (gapu), relativement peu mis en avant d’habitude car le point de vue occidental perçoit souvent cette île-continent comme un territoire sec et désertique. Ensuite, elle a sélectionné une soixantaine d’œuvres de la collection correspondant à ce thème. Les consultations et les réflexions menées par les membres du centre d’art ont finalement conduit au choix de vingt-cinq d’entre elles. Les vitrines de l’exposition sont ainsi aérées et permettent aux visiteur·euse·s de véritablement s’arrêter sur chaque œuvre. Au sein du centre d’art, les personnes travaillant sur l’exposition ont été nombreuses et se composaient d’un groupe de personnes Yolŋu, d’intermédiaires australiens non-aborigènes (balanda) et de deux ancien·ne·s, représentant chacun·e l’une et l’autre des moitiés, Dhuwa et Yirritja. Ce sont elleux qui ont été désigné·e·s comme co-commissaires de cette exposition : Joe Dhamanydji, peintre, dirigeant cérémoniel du clan Gupapuyngu et co-directeur du centre d’art ; et Ruth Nalmakarra, peintre et aînée du clan Liyahawumirr, directrice du centre d’art. Le début de l’exposition les présente d’ailleurs longuement, montrant aux visiteur·euse·s leur importance dans leurs clans en tant qu’ancien·ne·s, détenteur·se·s d’une légitimité cérémonielle.

Entrée de l’exposition © Garance Nyssen

Grâce aux dispositifs scénographiques, l’exposition insiste sur la manière dont une personne peut, ou non, s’exprimer à propos de certaines histoires ou certains motifs représentés sur les peintures. La partition du monde entre les moitiés s’applique également à ces éléments, ce que reflète la mise en espace de l’exposition, conçue par la communauté yolŋu. Ainsi, certaines vitrines ont un fond rouge, pour la moitié Dhuwa, et d’autres un fond jaune, pour la moitié Yirritja. De plus, seul·e·s les descendant·e·s des peintres ici exposé·e·s peuvent raconter les histoires mises en image. Les cartels sont en effet non pas des descriptions formelles des peintures mais des récits parlés recueillis auprès des différent·e·s yolŋu détenteur·trice·s des droits sur ces celles-ci. Après leurs enregistrements, ils ont été traduits par une linguiste, Salome Harris. Ce choix permet de donner la parole à un ensemble de différentes personnalités yolŋu dont les noms sont donnés à chaque cartel. Les textes conservent ainsi une forme d’oralité, propre aux récits et à leur énonciation par les Yolŋu qui ne leur donnent pas de forme rédigée et fixe. Les noms et termes vernaculaires yolŋu sont largement mis à l’honneur dans les textes des cartels et dans le livret de visite, où ils sont accompagnés d’une traduction entre parenthèses. De même, un glossaire inclus dans le livret de visite rassemble l’ensemble des termes avec leur courte explication et non pas de simples traductions qui dénaturerait le sens de ces mots.
L’oralité est véritablement au centre de cette exposition également par la présence d’un dispositif de médiation conçu avec l’association PERCEVOIR 3 et le soutien du CNRS. Il s’agit de “Découvrir la peinture par l’écoute”. Ainsi, vous pouvez par exemple appréhender la première peinture exposée, celle sur l’affiche de l’exposition, au travers de plusieurs audios conçus par un groupe de personnes qui ne voient pas, peu ou bien, incluant les commissaires parisien·ne·s. Ces pistes audio sont disponibles sur le site du MQB-JC4 et via le QR code présent sur le livret de l’exposition.

Vue de l’une des vitrines de l’exposition © Garance Nyssen

Seuls quatre textes au sein de l’exposition sont rédigés par Jessica De Largy Healy et Nicolas Garnier, afin d’en présenter la genèse, de donner quelques explications sur la communauté de Milingimbi et la collection Kupka, ainsi que d’introduire les biographies des interlocuteurs et interlocutrices pricipaux·ales. Le reste de l’exposition a été entièrement pensé et commenté par les interlocuteurs yolŋu, la place des commissaires parisien·ne·s étant finalement celle de facilitateur·trice·s et d’intermédiaires. Jessica De Largy Healy explique par exemple que, pour l’affiche, elle avait proposé une peinture qu’elle pensait être publique, c’est-à-dire visible par tou·te·s. Néanmoins, la communauté yolŋu n’a pas voulu l’utiliser car au même moment avait lieu une cérémonie pour l’ancêtre représenté et les descendant·e·s du peintre ne pouvaient être facilement contacté·e·s. Personne d’autre n’ayant autorité sur les motifs peints, un autre choix dut être fait.5

Première vitrine de l’exposition. L’œuvre en haut à gauche est reproduite sur l’affiche de l’exposition © Garance Nyssen

Cette manière de façonner une exposition n’est pas nouvelle et est déjà beaucoup mise en œuvre dans d’autres musées, au Canada, aux États-Unis ou en Australie par exemple. Cette collaboration au sens fort du terme semble toutefois être sans précédent au MQB-JC et annonce, comme son président Emmanuel Kasarhérou l’avait évoqué, une nouvelle manière de penser les collections, le musée et son rapport aux communautés dites sources, descendantes de celles auprès de qui les collections furent acquises. Toutefois, le·a visiteur·euse pourra remarquer que le principe de laisser une totale liberté aux communautés rencontre quelques limites. En effet, à côté du film Gamaḻaŋga Dhuwa miyapunu dhäwu, histoire de la tortue Gamaḻaŋga Dhuwa, se trouve un cartel comportant un avertissement. Celui-ci souligne que certains de ses passages peuvent heurter le public. Ce film de dix minutes réalisé par Leon Milmurru pour l’exposition montre “la chasse, la cuisson, la découpe, le partage et la consommation” d’une tortue marine, ce qui avait pour but, pour le clan Gorryindi, de montrer aux visiteur·euse·s leur lien avec cet animal et leurs récits et chants liés à la tortue ancestrale. Les moments de la découpe ayant été jugés trop crus et rudes pour le public occidental, seul le son du film a été conservé, la traduction des paroles étant apposée sur l’écran noir. Si nos oreilles ont pu entendre des soulagements de certain·e·s visiteur·euse·s concernant ce choix, cet élément nous invite néanmoins à réfléchir sur les limites, les enjeux et le défi des échanges culturels dans les musées.

Cartel du film Gamaḻaŋga Dhuwa miyapunu dhäwu, histoire de la tortue Gamaḻaŋga Dhuwa © Garance Nyssen

La figure de Karel Kupka, initiateur de la réunion de cette collection dont on ne voit ici qu’une sélection très partielle, n’apparaît qu’à la fin de l’exposition où est présentée une interview en format vidéo. Quelques citations de descendant·e·s des peintres qu’il a connu sont aussi transcrites sur les murs, ce qui est, là aussi, une manière pour les Yolŋu, de “se réapproprier” Kupka et sa démarche artistique et de collecteur. Ces choix s’inscrivent comme un contre-pied à des expositions plus conventionnelles donnant une large place à la construction d’une collection donnée, pour se concentrer ici sur les œuvres qui la composent. Plutôt que de parler du passé, l’exposition utilise certaines œuvres de la collection pour sa prééminence ou sa résonance dans le présent, en tant que support de sens et de relations entre les membres de la communauté Yolŋu passée et actuelle. Cette exposition déplace le centre de réflexion, du MQB-JC vers le Milingimbi Art and Cultural Aboriginal Corporation et les communautés qui le composent, en vue d’une vraie “indigenous participation”.

Citation de Ruth Namalkarra Garrawurra © Marion Bertin

Ainsi, cette exposition confirme la pertinence et la richesse des manifestations organisées sur la mezzanine Martine-Aublet qui, en quelques vitrines seulement, mettent en lumière des enjeux de recherche actuels. Elle illustre aussi les difficultés et les défis inhérents à la construction de collaborations autour des collections de musées européens qui doivent se confronter aux différences culturelles, aux contraintes budgétaires, aux limites de temps et aux longues distances, même en dehors du Covid-19 !
D’autres collaborations sont menées auprès de la communauté de Milingimbi par des musées européens, dont le MKB et le musée d’ethnographie de Genève (Suisse), ce qui montre le développement des liens noués entre l’Europe et la Terre d’Arnhem pour la documentation et les savoirs entourant les collections anciennes de peintures australiennes. Il sera ainsi intéressant de voir si d’autres recherches de ce type seront initiées autour de la collection Kupka du MQB-JC.

L’exposition Gapu Guarri Yothu Yindi, Paysages de l’eau au nord de l’Australie est visible au musée du quai Branly-Jacques jusqu’au 26 septembre 2021.

Nous remercions les commissaires pour leur invitation à une visite privée de l’exposition et tout particulièrement Jessica De Largy Healy pour ses réponses à nos questions.

Marion Bertin & Garance Nyssen

Image à la une : Aperçu d’une vitrine de l’exposition et de l’interview de Karel Kupka © Garance Nyssen 

1 ANONYME, s.d., “Cartographie d’une collection : les peintures sur écorce de la collection Karel Kupka (Terre d’Arnhem, Australie”, LaBex Les passés dans le présent [En ligne] : http://passes-present.eu/fr/cartographie-dune-collection-les-peintures-sur-ecorce-de-la-collection-karel-kupka-terre-darnhem, dernière consultation le 26 juillet 2021. 

2  Les années 1950-60 voient la production de peintures sur écorce en Terre d’Arnhem exploser. Elles reprennent des motifs cérémoniels ou des représentations d’ancêtres sur des écorces d’arbre, souvent de l’eucalyptus. Ces peintures étaient réalisées dans le but d’éduquer les étrangers aux pratiques locales, de les vendre et dans des contextes de revendications territoriales. De nombreux Occidentaux ont réalisé des collectes et composé des collections aujourd’hui petit à petit réappropriées par les Aborigènes. 

3 Cette association développe des programmes culturels ayant pour but de développer les perceptions plurisensorielles. Percevoir [En ligne] : http://percevoir.org/spip.php?article1, dernière consultation le 26 juillet 2021. 

4 ANONYME, s.d., « Gularri Paysage de l’eau au nord de l’Australie », Musée du quai Branly-Jacques Chirac [En ligne] : https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/gularri-38925/, dernière consultation le 26 juillet 2021. 

5 DE LARGY HEALY, J., 5 mai 2021. “Aboriginal Bark Paintings as ‘Religious Heritage’? Relating to Yolngu Historical Collections in Museums and Local Communities”, International Workshop Religious Heritage in Public Museums. Postcolonial and Post-Socialist Perspectives [En ligne]. 

Bibliographie :

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