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Qui de l’œuf ou de l’émeu ? À la découverte de l’orfèvrerie coloniale australienne

       C’est un fait bien connu, les émeus pondent des œufs d’une taille impressionnante : 13 à 14 cm de long pour environ 900g. De quoi faire une omelette avantageuse ! La passion qu’ont brièvement inspiré ces œufs à l’aristocratie australienne de la fin du XIXème siècle ne doit pourtant rien à leurs qualités culinaires.

       Dans les années 1860, le comble de l’élégance pour un riche australien était en effet de posséder un vase, un encrier ou encore une boîte dont le corps était constitué d’un œuf d’émeu enserré dans une coûteuse monture d’argent. Ces montures précieuses et délicates, parfois de véritables petits chefs d’œuvres d’orfèvrerie, mettent en scène toute une faune et une flore australiennes miniaturisées souvent accompagnées de représentations des populations aborigènes.

Encrier Henry Steiner c 1870 argent NGV

Encrier, Henry Steiner, c.1870, Melbourne, National Gallery of Victoria.   

     Pour comprendre d’où proviennent ces objets, il faut remonter un peu plus tôt dans l’histoire de l’Australie. Le milieu du XIXème siècle marque en effet la découverte des richesses minérales du sous-sol australien. Dès les années 1840, les mines fleurissent sur le territoire, argent et cuivre au sud, or près de Melbourne et de Sydney. L’enrichissement d’une partie de la population attire alors en Australie des artisans venus d’Europe. Parmi eux, des orfèvres de talent dont les plus connus sont certainement Henry Steiner et Julius Schomburgk. Pour beaucoup basés à Adélaïde, dans le sud de l’Australie, ces orfèvres se réunissent en ateliers d’où sortiront des créations raffinées destinées à une nouvelle élite australienne, désireuse d’exposer sa richesse en imitant l’aristocratie britannique mais aussi de valoriser les matériaux issus de la colonie.

Encrier attribué ) JM Wendt c 1885 NGV

Encrier, attribuée à Joachim Matthias Wendt, c. 1885, Melbourne,
National Gallery of Victoria. 

      À l’argent des mines se mêle ainsi souvent la malachite, une pierre verte, très décorative une fois polie, et présente en abondance dans les gisements de cuivre.1 Ces matériaux sont également exposés à Londres lors des expositions internationales où les industries tiennent une place importante. Ces expositions constituent par ailleurs une occasion pour les orfèvres de valoriser leur savoir faire et leur virtuosité en utilisant ces mêmes matériaux pour réaliser des pièces impressionnantes.

        C’est dans les années 1860 que semble apparaître un goût pour les œufs d’émeu montés en encrier ou en carafe et sublimés par l’orfèvrerie.2 La pratique d’orner des curiosités naturelles de montures de grand prix n’a en soi rien de nouveau. Coquillages, noix de coco ou encore pierres dures font depuis longtemps l’objet de l’attention des orfèvres qui les transforment à leur gré en prestigieuses salières ou encore tout simplement en objets décoratifs. Steiner ou Schomburgk ne font que renouer ici avec une pratique bien ancrée dans leur métier. Les œufs d’émeu constituent de plus un matériau typiquement australien. Comme l’argent ou la malachite, on peut voir dans leur utilisation une façon de valoriser ici l’Australie et ses productions.

Gauche : Cafetière, Evan Jones Sydney, Powerhouse Museum.
Droite : Carafe, Henry Steiner, 1875 Canberra, National Gallery of Australia.

      L’évocation de l’Australie et de ses particularités est d’ailleurs omniprésente dans le décor des montures des œufs d’émeu. Il est en effet très fréquent que ces décors représentent des animaux et des plantes locales. On trouve ainsi de nombreux kangourous figurés sur ces montures ainsi que des émeus. Certaines carafes ou cafetières poussent même le clin d’œil jusqu’à adopter la forme de l’oiseau.

      En plus d’être ornés d’une monture, certains œufs sont également gravés d’un décor imitant la technique du camée, un classique de l’orfèvrerie occidentale. Il s’agit normalement de sculpter une pierre possédant plusieurs couches de couleur différentes. En jouant sur ces couleurs, on peut faire émerger un motif. La même technique est appliquée ici en utilisant les différentes couches de la coquille des œufs. À nouveau, les émeus, kangourous et autres représentants de la faune australienne sont très présents dans ces décors.

Gauche : Coupe et son couvercle, Julius Schomburgk, c. 1862, Canberra, National Gallery of Australia.
Droite : Œuf d’émeu gravé, James Dixon & Fils, c. 1890, Melbourne, National Gallery of Victoria.

        Un autre motif récurent sur ces objets est celui des feuilles de vigne et des grappes de raisin. Le sud de l’Australie est en effet connu pour ses vignes, importées par les colons et dont la culture est permise par un climat plus frais que dans le reste du pays. Les élites australiennes font ainsi représenter un élément de leur décor quotidien et l’une des sources de leur richesse. Une grande pièce réalisée par Henry Steiner dans les années 1880 joint même une représentation de la célèbre mine d’argent de Broken Hill aux feuilles de vignes et à la représentation de la faune locale. À travers cet objet, c’est toute une aristocratie locale qui s’auto-célèbre en exposant les fondements de sa fortune : les ressources et les symboles du territoire qu’elle s’est appropriée.

La mine de Broken Hill 1886 Henry STeiner NGV

        La mine de Broken Hill, Henry Steiner, 1886, Melbourne,
National Gallery of Victoria.

      Ces décors incluent bien souvent des représentations des populations aborigènes. De petits personnages à peine vêtus brandissent des lances ou sont étendus au milieu des fougères et des kangourous. Certains soutiennent les coupes, dans une pose qui n’est pas sans évoquer le mythe d’Atlas portant la Terre sur ses épaules. Ce type de motif est courant dans l’orfèvrerie et l’architecture occidentales et à nouveau, les orfèvres s’approprient une pratique classique en lui donnant une coloration australienne. La présence de figures aborigènes sur des pièces d’orfèvrerie est cependant plus révélatrice qu’on ne pourrait le croire au premier abord.

             Il ne faut pas oublier ici quelle est alors la situation des populations aborigènes en Australie. Au moment de la prise de possession du continent par James Cook en 1770, celui-ci déclare le continent Terra Nullius, niant ainsi la présence des Aborigènes, installés depuis presque 50 000 ans. Cet acte marque le début d’une longue négation des droits des peuples aborigènes sur le territoire australien. Parqués dans des réserves ou placés sous la coupe de missions chrétiennes, de nombreuses lois limitent leurs droits et leurs déplacements.3

        Ils font également l’objet de la curiosité de l’anthropologie naissante. Dominée par le courant évolutionniste, cette nouvelle discipline entend alors classer les populations humaines en fonction de leur degré d’évolution sur une échelle dont l’ultime barreau est représenté par la société occidentale. Les Aborigènes sont quant à eux considérés comme le peuple le plus primitif au monde, proches des populations du paléolithique et commencent à être étudiés comme tels.

Weatherboard creek falls Jamieson's valley new south wales 1862 Van guérard NGV

      Weatherboard creek falls, Jamieson’s valley, New South Wales, Eugene von Guérard, 1862 Melbourne, National Gallery of Victoria.

       La place que les Aborigènes occupent dans les œuvres d’orfèvrerie renvoie ainsi à ces rapports coloniaux. Réduits à des motifs décoratifs, les Aborigènes servent à souligner l’origine australienne des œuvres, au même titre que les kangourous. On retrouve exactement le même rapport dans les tableaux du peintre Eugene von Gérard. Présent en Australie de 1852 à 1882, ce dernier est spécialisé dans la représentation des paysages australiens. À l’occasion, quelques personnages ou un campement aborigène se glissent dans l’angle de ses tableaux. Il ne faut pas s’y tromper, le sujet de ces œuvres reste les paysages : la plupart du temps la présence des Aborigènes est destinée à situer géographiquement l’œuvre.4

        Certaines des œuvres de von Gérard juxtaposent également des figures aborigènes et des lieux investis par les colons comme des jardins ou des vignes. Cette juxtaposition de deux mondes illustre parfaitement les théories de l’époque sur le progrès humain.5 Elle témoigne également de la main mise des colons britanniques sur le territoire australien, transformé à leur gré par la construction de bâtiments, l’exploitation des ressources et l’introduction de nouvelles espèces animales et végétales. On retrouve ici quelque chose qui rappelle la représentation des vignes ou des sites miniers sur les montures des œufs d’émeus.

Mr John King's Station Eugene van Guérard 1861

Mr. John King’s Station, Eugene von Guérard, 1861.   

      Ces objets en apparence uniquement décoratifs que notre œil contemporain qualifierait assez volontiers de « kitsch », sont donc également le témoignage des rapports coloniaux. Les matériaux qui les constituent ainsi que leurs décors visent à exposer aux yeux de tous le succès de l’entreprise coloniale australienne et la domination du territoire et de ses ressources par une élite d’origine occidentale, au détriment des populations aborigènes. Il ne faut pas non plus négliger la façon dont ces Aborigènes sont représentés : brandissant des lances et des boomerangs ou chevauchant des émeus à la manière de chevaux, c’est une vision fantasmée et distordue que ces objets offrent à nos  yeux : celle que l’impérialisme occidental se fait d’une population perçue comme « primitive » et qu’il n’hésite pas à mettre en scène pour son propre divertissement.

Encrier James McBean & son melbourne c 1909 NGV

    Encrier, James McBean & Son, c. 1909, Melbourne, National Gallery of Victoria.

      De quoi ne plus regarder tout à fait de la même façon les représentations d’Aborigènes portant à bout de bras les délicates montures destinées à orner les bureaux des nouveaux patriciens.

Alice Bernadac

Image à la une : Encrier, Henry Steiner, c. 1880, Melbourne, National Gallery of Victoria.

1 Pour plus d’informations sur le développement de l’industrie minière en Australie voir : REASON, R., 2012. « Monster mines : south Australia’s mineral wealth ». In Bounty : nineteenth-century south australian gold and silver. Adelaïde, Art Gallery of South Australia, pp. 11-20.

2 REASON, R (éd.)., 2012.  Bounty : nineteenth-century south australian gold and silver. Adelaïde, Art Gallery of South Australia, p. 52.

3 Pour plus d’informations sur l’histoire des Aborigènes d’Australie voir : PERKINS R., & LANGTON M., (éds.), 2012. Aborigènes et Peuples Insulaires. Tahiti, Au Vent des Iles.

4 BRUCE, C., 1999. « Nothing overlooked : the studio of Eugene von Guerard ». In REININK, W & STUMPE L, J., (éds.). Memory & Oblivion. Dordrecht, Norwell, MA, Kluwer Academic Publishers, p. 864.

5 FOX, P., 2012. « Eugene von Guérard : Nature Revealed », Australian historical studies (43-2). Melbourne, University of Melbourne, p. 306.

Bibliography :

  • ALBRECHT, K., 1969. Nineteenth century australian gold & silver smiths. Hutchinson Group.
  • BRUCE, C., 1999. « Nothing overlooked : the studio of Eugene von Guerard ». In REININK, W & STUMPE L, J., (éds.). Memory & Oblivion. Dordrecht, Norwell, MA, Kluwer Academic Publishers, pp. 861-873.
  • FOX, P., 2012. « Eugene von Guérard : Nature Revealed », Australian historical studies (43-2). Melbourne, University of Melbourne, pp. 303-311.
  • PERKINS R., & LANGTON M., (éds.). 2012. Aborigènes et Peuples Insulaires. Tahiti, Au Vent des Iles.
  • PULLIN, R., (éd.), 2011. Eugene von Guérard : Nature Revealed. Melbourne, National Gallery of Victoria.
  • REASON, R., (éd.), 2012. Bounty : Nineteenth-Century South Australian Gold and Silver. Adelaïde, Art Gallery of South Australia.

 

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