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Couleur, brillance et opacité dans les peintures corporelles des Hautes-Terres

« Les façons de se vêtir et les pratiques corporelles des peuples entrent dans le flux d’informations instituant, modifiant et développant les grandes catégories sociales telles que l’âge, le sexe et le rang social, également soutenues en actes et en paroles. »1

     La communication sociale est au centre de la vie des habitants de la région des Hautes-Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée, en Mélanésie, et imprègne la société si profondément qu’elle en est presque indissociable.
Sous cette subdivision administrative s’étendent 62 400 km2 de montagnes et de vallées essentiellement couvertes de forêt tropicale. Plus de trois millions d’habitants, qui se répartissent entre les sept provinces de Chimbu, des Hautes-Terres orientales, de Enga, des Hautes-Terres méridionales, des Hautes-Terres occidentales, de Hela et de Jiwaka, font de cette région la plus peuplée de l’île.
Les Hautes-Terres sont célèbres pour être le berceau des pratiques de parure et de peinture corporelle parmi les plus riches de toute la Mélanésie. Là, s’y mêlent savamment couleur, brillance et opacité, qui sont le sujet de cet article.

Carte Asmat

© CASOAR

    Le sujet est délicat ; en Europe, la peinture corporelle faciale ou intégrale est largement associée à la mascarade et au théâtre. En 1962, un article particulièrement croustillant du National Geographic consacré aux parures et aux danses de la région du Mont Hagen s’accompagnait d’une photographie d’un indigène originaire de Ialibu, délicieusement légendée sous le prisme d’un formidable ethnocentrisme : « Guerrier perruqué et grimé en clown exécutant des cabrioles facétieuses. ».2 On rappelle que l’ethnocentrisme se définit de la façon suivante : « tendance à privilégier les normes et valeurs de sa propre société pour analyser les autres sociétés ».3

      Le but de cet article est d’aborder les peintures corporelles et les couleurs, les effets de brillance et d’opacité qui les composent à travers le témoignage des habitants des Hautes-Terres eux-mêmes, et par celui d’ethnologues ayant recueilli cette parole, essentielle pour comprendre à quel point les monumentales représentations collectives où s’exhibent ces peintures sont un moment capital pour un groupe.

      Ces peintures corporelles sont extrêmement courantes dans la plupart des sociétés des Hautes-Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Elles sont utilisées dans le cadre de grandes cérémonies dont la nature varie en fonction des différents groupes : échange Moka chez les habitants de la région du Mont Hagen, culte rendu à l’esprit Timp chez les Mendi des Hautes-Terres méridionales ou encore ce que Michael O’Hanlon nomme Pig festival (« Festival du porc ») chez les Wahgi, des Hautes-Terres occidentales. Dans chacun des cas, il s’agit de performances dont la valeur s’apprécie grâce au mouvement, à la couleur, la brillance, ou encore l’opacité. La partie la plus spectaculaire de ces peintures se concentre souvent au niveau du visage du danseur, qui porte souvent une perruque de cheveux, et/ou une coiffe composée notamment de plumes, d’insectes ou encore de fleurs.

Le noir

       La couleur a pour but dans certains groupes des Hautes-Terres d’effacer l’identité du danseur, qu’elle soit collective ou individuelle, au profit du rôle qu’il endosse au cours de sa performance.
Le noir, en tant que couleur sombre, sert à merveille cette fonction. Les Wiru de la région du Mont Hagen exécutent ainsi une performance collective dont le but est de matérialiser la présence d’un esprit en rendant chaque danseur inidentifiable. Wömdi, interrogé par Andrew Strathern au sujet de la couleur noire, explique comment :

A. Strathern : « Et quand, devant un homme à la face charbonnée, les gens déclarent que « l’esprit tout entier est là », que veulent-ils dire ? »
Wömdi : « Si on reconnaît trop aisément les visages des hommes, nous dirons : « Oh ! Nous sommes allés voir cette danse et, de fort loin déjà, nous pouvions reconnaître les hommes, ça ne valait rien. » Alors ils se charbonnent bien la face, afin qu’elle soit noire comme la nuit et qu’on ne puisse les reconnaître. (…) Certains ne se soucient pas de ça, ils se lavent simplement le visage afin de le grimer de couleurs, mais les vieux estiment que ce n’est pas bien de ne pas se charbonner complètement la face. »4

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Des hommes charbonnés et armés au Pig Festival de la vallée
de la Wahgi (Hautes-Terres occidentales). © O’HANLON, Michael, c1989. In
Reading the skin : adornment, display, and society among the Wahgi. London, Trustees
of the British Museum by British Museum Publications.

      Les Wahgi, des Hautes-Terres occidentales, utilisent également le noir, mais d’une différente façon. Pour eux, le noir, opaque cette fois et non brillant de graisse de porc comme chez les Wiru, est associé à la sphère guerrière. Lors des danses qu’ils exécutent pour le Pig Festival, certains participants masculins arborent ce que Michael O’Hanlon nomme « the martial adornment » (« l’habit guerrier »). Les guerriers se charbonnent le corps tout entier, pratique qui serait associée pour les Wahgi à l’appel aux esprits, dont ils sollicitent l’aide. Dans ce cas précis, la symbolique du noir semble être liée à la peur, à l’aggressivité. Michael O’Hanlon précise que les spectateurs sont psychologiquement incapables de regarder les guerriers charbonnés.5

Les couleurs vives

        Les couleurs plus vives sont associées aux pratiques festives de manière générale ; la couleur dominante utilisée varie selon les groupes, si couleur dominante il y a. Chez les Huli, c’est souvent le jaune qui est le plus employé pour peindre le visage, mais pour d’autres groupes comme les Wahgi, les peintures peuvent différer d’un danseur à l’autre. Michael O’Hanlon en donne l’exemple dans le passage suivant :

« De nombreux hommes ont un dessin favori ou un qu’ils se sentent plus compétents à exécuter que d’autres, et utilise ce dessin, ou des variations de ce dernier, à chaque fois qu’ils portent leur habit de fête en entier. Un autre jeune homme m’a déclaré avoir une approche plus expérimentale, en changeant sa peinture faciale jusqu’à ce qu’il séduise une fille, et qu’il s’en tiendrait ensuite à ce dessin. »6

      Si les pigments naturels, à savoir les ocres, étaient traditionellement utilisés pour la peinture corporelle, les indigènes leur préfèrent aujourd’hui les pigments artificiels qui permettent d’obtenir des couleurs plus vives ou plus rares, comme le bleu ou l’argent.

       Wömdi – que nous commençons à bien connaître –, au cours de sa conversation avec Strathern, dresse une comparaison entre le danseur et l’oiseau de paradis, dont les plumes sont très fréquemment utilisées dans la composition des coiffures. Wömdi lie également les couleurs et les motifs du plumage de l’oiseau aux peintures corporelles de couleur vive.

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Un oiseau de paradis. Source : Pinterest.

    Les paradisiers sont une espèce très courante en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les mâles adultes présentent un plumage coloré très caractéristique, qu’ils utilisent pour séduire les femelles qui, elles, sont souvent de couleur plus terne, lors de danses qui correspondent à une parade amoureuse et au terme desquelles la femelle accepte de prendre le mâle comme compagnon ou non. Ces propos rejoignent ceux recueillis chez les Wahgi par Michael O’Hanlon précédemment mentionnés.

Andrew Strathern : « Ongka m’a également dit qu’en dansant les hommes imitent les mouvements de l’oiseau de paradis dans la forêt. »
Wömdi : (…) Quand l’oiseau est encore petit, il reste caché dans la brousse, tout comme nous travaillons à l’abri des regards. Et lui n’en sort que pour danser sur une branche, comme nous ne sortons que pour danser tous ensemble, hommes et femmes, qu’une fois nos porcs élevés. (…) Tant que son plumage n’est pas sorti, il ne s’exhibera pas comme ça. Et pareillement, nous, nous n’arborons ces plumes que pour faire moka. En temps ordinaire, nous les gardons soigneusement rangées et cachées, comme l’oiseau qui n’a pas encore de plumes. »

La brillance

      Au delà des couleurs, c’est la brillance que les indigènes cherchent à obtenir dans le cadre des danses festives. Pour cela, ils frictionnent leur corps de graisse de porc pour lui donner un aspect éclatant de santé, dans le but d’attirer l’œil du spectateur. C’est ici l’aspect esthétique qui semble primer.

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 Trois hommes huli (Hautes-Terres méridionales) parés et peints, 8 mars 2009.
Source : flickr.com, Deepchi.

       Cependant, une absence de brillance peut être particulièrement lourde de conséquences, jusqu’à l’accusation d’être responsable de la mort du prochain membre du groupe.
Wömdi précise dans quelle mesure le lustre et la brillance sont important au moment des danses effectuées lors du Moka7 :

Wömdi : « Ceux qui viennent d’ailleurs pour assister aux danses disent que les parures de ce peuple sont belles. Les danseurs ont des plumes éclatantes et luisantes, la face peinte de couleurs vives, des pagnes longs et lissés, la peau luisante de graisse de porc, alors nous les regardons et nous sommes contents : voilà ce qu’ils disent quand les parures sont belles. Mais si, en les regardant, ils trouvent que les parures des danseurs ne sont pas belles, cela signifie que l’un de nous va mourir. Si elles ne sont pas belles, ni celles des hommes ni celles des femmes, alors, en vérité, l’un de nous mourra peu après la fin de la danse. Mais si elles sont belles, nous ne mourrons pas, personne ne mourra dans un avenir proche, et nous n’aurons pas d’ennuis. (…) Mais si nos parures manquent d’élégance et nos plumes de lustre, si nos fourrures de marsupiaux sont ternes, si notre peau ne brille pas sous la graisse, alors nous auront bientôt des malheurs, l’un de nous mourra, et si nous allons là où nous avons fait don de nos porcs, nos dons ne nous seront pas rendus. »
Strathern : « S’ils ont mal dansé, dites-vous que le soutien des esprits a fait défaut aux danseurs ? »
Wömdi : « Oh oui ! S’il ont mal dansé, oui, c’est ce qu’on disait. »

L’opacité

    L’opacité, souvent atteinte par l’emploi de boue, a en revanche une toute autre signification. Si la brillance est synonyme de bonne santé et de la faveur des esprits, le terne et la boue sont associés à la mort et au mal-être. Strathern explique :

« Le fait de se peindre la face est opposé à celui de s’enduire le corps de boue en signe de deuil, et les indigènes déclarent que se frotter le corps de graisse de porc leur procure un sentiment de bien-être alors que s’enduire de boue jaune à l’occasion des funérailles leur cause un malaise – peut-être parce que la boue séchée s’écaille comme la peau des morts ? »

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Deux hommes de la région du fleuve Asaro (Hautes-Terres méridionales)
vêtus de pagnes de feuilles et portant des masques holosa.

       L’hypothèse est soutenue par l’association de la pratique de s’enduire le corps de boue avec des funérailles dans plusieurs sources.
Elle est par exemple mise en lumière dans le documentaire de l’expédition de Lewis Cotlow en Papouasie-Nouvelle-Guinée en 1961, où, à partir de 26’55’’, on peut assister aux lamentations d’un groupe de Wahgi. Plusieurs membres de la famille de la défunte récemment assassinée pleurent et chantent à l’unisson au-dessus du cadavre qui baigne encore dans le Sépik, le fleuve qui serpente à travers l’île. En chantant, ils plongent leurs mains sous l’eau et y recueillent de la boue dont ils maculent alors leur corps, la tête courbée.
Strathern propose d’interpréter de la même façon la pellicule de boue claire dont le corps des habitants de Goroka, dans la région du fleuve Asaro, est enduit ; pour lui, la boue imiterait les chairs en décomposition d’un cadavre. Les hommes de boue, comme sont souvent appelés les Asaro, portent un bouquet de feuilles avec lequel ils font mine d’éloigner les mouches qui seraient attirées par l’odeur de décomposition.
ll est également intéressant de remarquer que les femmes Mendi, dans les Hautes-Terres méridionales, couvrent elles aussi leur corps de boue en temps de deuil, une période qui peut durer de quelques mois à deux ans enfonction de leur degré d’intimité et de parenté avec le défunt.

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Une veuve Mendi (Hautes-Terres méridionales). © Malcom Kirk
In KIRK, Malcolm, STRATHERN, Andrew, 1986. Les Papous : peintures corporelles,
parures et masques.
Fribourg, Medea Diffusion.

        C’est sur cette note joyeuse que s’achève cet article ! À travers l’introduction aux peintures corporelles des Hautes-Terres qu’il constitue, j’espère avoir éveillé la curiosité du lecteur pour ces pratiques d’une richesse exceptionnelle, qui deviennent, lors de performances dansées monumentales, de formidables instruments colorés et texturés de communication sociale, liant intimement à la fois les individus au sein d’un groupe uni, et ces groupes aux esprits auxquelles ils s’adressent.

Elsa Spigolon

Image à la une : Un homme paré pour la parade du Mont Hagen, 16 août 2013. © Mark Robinson, Creative Commons.

KIRK, M., STRATHERN, A., 1986. Les Papous : peintures corporelles, parures et masques.  Fribourg, Medea Diffusion, p. 10.

SCOFIELD J., 1962, « Australian New Guinea » in National Geographic.

www.larousse.fr

4 KIRK, M., STRATHERN, A., 1986. Les Papous : peintures corporelles, parures et masques. Fribourg, Medea Diffusion, p. 28.

O’HANLON, M., c1989. Reading the skin : adornment, display, and society among the Wahgi. London, Trustees of the British Museum by British Museum Publications, p. 89.

6 O’HANLON, M., c1989. Reading the skin : adornment, display, and society among the Wahgi. London, Trustees of the British Museum by British Museum Publications, p. 89, (traduction de CASOAR).

KIRK, Malcolm, STRATHERN, Andrew. 1986. Les Papous : peintures corporelles, parures et masques. Fribourg, Medea Diffusion, p. 27.

Bibliographie :

  • COTLOW, L., 1961. Primitive paradise. Washington, D.C., Smithsonian Institution.

  • KIRK, M., STRATHERN, A., 1986. Les Papous : peintures corporelles, parures et masques. Fribourg, Medea Diffusion.
  • O’HANLON, M., 1993. Paradise : portraying the New Guinea Highlands. London, Published by British Museum Press for the Trustees of the British Museum.

  • O’HANLON, M., c1989. Reading the skin : adornment, display, and society among the Wahgi. London, Trustees of the British Museum by British Museum Publications.

  • SCOFIELD, J., 1962. « Australian New Guinea » In National Geographic.
  • SINCLAIR, J., 1973. Wigmen of Papua. London, the Jaracanda press.
  • STRATHERN, A., 1971. The Rope of Moka : bigmen and ceremonial exchange in Mount Hagen New Guinea. Cambridge, Cambridge University Press.

  • STRATHERN, A., STRATHERN, M., 1971. Self-decoration in Mount Hagen. London, G. Duckworth.

 

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