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Moa & Cie : drôles d’oiseaux disparus du Pacifique (Partie 3)

[Cette article est la suite de Moa & Cie : drôles d’oiseaux disparus du Pacifique (Partie 1) et de Moa & Cie : drôles d’oiseaux disparus du Pacifique (Partie 2) . Pour une meilleure compréhension du propos, nous conseillons aux lecteurs qui ne l’auraient pas déjà fait d’aller d’abord lire la première et la deuxième partie]

   Après avoir exploré la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie, c’est en Australie que nous terminons notre périple sur les traces des grands oiseaux disparus du Pacifique, il y a quelques 55 millions d’années.

   Commençons par planter le décor. À l’époque, l’Australie est déjà depuis longtemps séparée du continent asiatique et est en train d’achever de se séparer de l’Antarctique. Le niveau de la mer est plus bas qu’aujourd’hui, ce qui signifie que les surfaces de terres émergées sont plus importantes. En d’autres termes : l’Australie est plus grande et n’a pas la forme qui nous est familière. Son climat est aussi très différent, il est notamment plus froid. Il va progressivement se réchauffer au cours des millénaires avec pour conséquence la désertification du continent australien et aboutir aux paysages que nous connaissons aujourd’hui.

   C’est dans cet environnement que vont évoluer les grands oiseaux qui nous intéressent aujourd’hui : les dromornithidae. Plus connus sous le nom d’« oiseaux tonnerre », il s’agit  de plusieurs espèces appartenant à une même famille qui vont se succéder sur le sol australien entre l’éocène inférieur, il y a 55 millions d’années, et le pléistocène supérieur, il y a environ 50 000 ans.

   La famille des dromornithidae compte neuf espèces réparties en quatre genres. Toutes n’ont pas vécu aux mêmes époques ni dans les mêmes zones du continent australien. Comme pour le moa, ces espèces présentaient également des différences anatomiques parfois importantes notamment du point de vue de la taille et du poids. Les plus petites espèces mesuraient environ 1,5 m de haut pour une soixantaine de kilos, tandis que Dromornis stirtoni pouvait atteindre 3 mètres de haut et peser jusqu’à 550 kilos pour les mâles.1 Imaginez donc une grande autruche pesant le poids d’un cheval adulte.

Sans titre

   Anatomiquement parlant, les dromornithidae apparaissent très différents des oiseaux que nous avons rencontrés jusqu’à présent : plus grands, ils sont incapables de voler mais ont conservé deux petites ailes. Leur cou est plus redressé que celui des moa, leur tête plus grosse et les plus grandes espèces possèdent un très grand bec, bombé, composé d’un os spongieux.2 En d’autres termes, ils correspondent tout à fait à l’idée que notre imaginaire se fait d’un oiseau géant préhistorique.

D Stirtonie

Dromornis stirtoni, © Daniel Goitom

   Ces caractéristiques, en particulier la taille de la tête et du bec, n’ont pas manqué de faire frissonner les paléontologues qui ont d’abord pensé que d’aussi grosses bêtes ne pouvaient être que des prédateurs carnivores peu commodes. Une étude plus poussée de l’anatomie des dromornithidae a cependant mis un terme au projet d’un Jurassic Park à l’australienne : ils ne présentent aucune des caractéristiques morphologiques des oiseaux carnivores actuels. Selon toute vraisemblance, leurs seules victimes furent les fruits produits par la flore de l’époque.3

   Quant à savoir à quelles autres familles d’oiseaux ils sont apparentés c’est une autre paire de manche ! En effet, la classification phylogénétique des dromornithidae est toujours un sujet de débat et il existe plusieurs hypothèses.4 Cela vient notamment du fait que les fossiles dont disposent les scientifiques pour étudier les dromornithidae sont peu nombreux, voire incomplets pour certaines espèces. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de ces discussions complexes. Contentons-nous de dire qu’on a longtemps pensé que les dromornithidae étaient des paléognathes, c’est-à-dire des cousins des autruches, des casoars et des moa. Cette hypothèse se basait sur des ressemblances entre l’anatomie de ces oiseaux mais il est aujourd’hui admis que ces ressemblances ne sont pas le fruit d’un ancêtre commun : c’est ce qu’on appelle une convergence évolutive.5 (pour un rappel sur la phylogénétique voir Partie 1)

   La question qui occupe aujourd’hui les scientifiques est de savoir si les dromornithidae sont plutôt des anseriformes, l’ordre qui rassemble notamment les canards et les oies, ou si ils sont plutôt des gastornithiformes, un ordre qui rassemble plusieurs espèces d’oiseaux géants éteints américains, européens et asiatiques.6 Nous vous laissons choisir votre camp dans cette épineuse discussion.

Phylogénétique Dromornithidae

Arbre phylogénétique simplifié des dromornithidae. Cet arbre illustre de façon simplifiée deux des hypothèses actuellement discutées. Pour plus de précisions sur ces questions, on se référera à la bibliographie.

   Cousins du canard ou pas, les dromornithidae ne survivront pas aux changements climatiques que l’Australie connaît à partir du milieu du Miocène, il y a environ 14 millions d’années. En effet, c’est à cette période que le climat commence à devenir de plus en plus aride, mettant ainsi en danger les sources de nourriture des dromornithidae. De plus, ils vont se retrouver en concurrence avec d’autres espèces dont le métabolisme est capable de tirer plus d’énergie de la même quantité de nourriture et qui sont donc mieux adaptées à un environnement aride où trouver de quoi se nourrir est plus difficile. La dernière espèce de dromornithidae, Genyornis newtoni, s’éteint ainsi il y a entre 50 000 et 25 000 ans, après avoir cohabité un temps avec les Hommes arrivés il y a environ 55 000 ans en Australie depuis l’Asie.

Dromornis_stirtoni_01

Squelette de Dromornis stirtoni

   À l’époque, le niveau des océans est en effet beaucoup plus bas. L’Asie du sud-est, qui compte aujourd’hui de nombreuses îles, forme alors un grand continent appelé Sunda. De même, l’Australie est alors beaucoup plus vaste et reliée à la Nouvelle-Guinée et forme ainsi un autre continent appelé Sahul. La route à parcourir en bateau entre ces deux masses continentales est donc beaucoup plus courte qu’aujourd’hui et c’est ce chemin que vont emprunter les Hommes pour peupler l’Australie où ils se retrouveront nez à nez avec nos oiseaux préférés.

   Ce sont sans doute ces quelques millénaires de cohabitation qui ont fait couler le plus d’encre. En 1866, des ossements de dromornithidae portant des traces d’outils sont retrouvés, prouvant ainsi que les Aborigènes ont bien été en contact avec ces oiseaux. Malheureusement, ils ont depuis été perdus et ne sont connus que par des écrits.7 Même si il est possible que les Aborigènes aient chassé les dromornithidae, ce n’est dans tous les cas pas considéré par les paléontologues comme une cause possible de leur disparition.

   Il semble en revanche que les dromornithidae aient pu occuper une place dans les mythes aborigènes. Dès le milieu du XIXème siècle, des Occidentaux rapportent les récits des Tjapwrong de l’ouest du Victoria qui mentionnent le mihirung parinhmal, un oiseau géant qui aurait peuplé la terre à l’époque où les volcans étaient encore en activité.8 Il existe également au nord du Queensland des peintures pariétales dont on pense qu’elles pourraient représenter un Genyornis newtoni.

genyornis newtoni

Genyornis newtoni, © Nobu Tamura

   Il existe en effet une riche et ancienne tradition de peintures pariétales chez les Aborigènes. Comme les peintures sur sable ou sur écorce, les peintures pariétales aborigènes sont liées au Dreaming, un temps mythique au cours duquel des êtres ancestraux façonnèrent le paysage au gré de leurs pérégrinations. Les itinéraires empruntés par ces ancêtres étaient suivis par les Aborigènes qui menaient une vie semi-nomade avant la colonisation. Ces chemins ainsi que les grands événements jalonnant le parcours des ancêtres sont encore aujourd’hui le sujet des peintures aborigènes. L’acte même de les peindre constitue en effet un moyen de réactualiser le lien avec le Dreaming. Les peintures pariétales étaient ainsi fréquemment repeintes, l’acte en lui-même étant considéré comme plus important que la conservation de l’œuvre originale.9

   Les ancêtres prennent souvent la forme d’animaux et de nombreuses peintures pariétales aborigènes représentent avec une grande précision anatomique des éléments de la faune australienne, y compris des espèces aujourd’hui éteintes comme le tigre de Tasmanie. Il n’est donc pas improbable que des dromornithidae aient pu être le sujet de certaines peintures.

   Bien que les peintures pariétales soient très difficiles à dater, on estime qu’en Australie les plus anciennes ne remontent pas à plus de 20 000 ans Before Present, c’est-à-dire avant 1950. Hors, Genyornis newtoni aurait disparu il y a grand maximum 25 000 ans, en admettant que certains individus aient pu survire dans des régions isolées. Il est donc peu probable que ces peinture aient été effectuées par quelqu’un ayant vu de ses yeux un dromornithidae. En revanche, il est possible que le souvenir de ces oiseaux ait perduré dans la tradition orale et ait inspiré ces peintures.10

   Voici qui clôt notre promenade paléontologique sur les traces des grands oiseaux disparus du Pacifique. L’ambition de cette série atypique était de proposer un survol général d’un sujet lié à l’histoire naturelle de l’Océanie et d’ouvrir quelques portes sur le domaine des sciences naturelles avec lesquelles l’anthropologie entretient toujours de nombreux liens, illustrés par des institutions telles que le musée des Confluences ou le nouveau musée de l’Homme. En espérant vous avoir convaincus que la transversalité a du bon !

Alice Bernadac

Image à la une : Dromornis stirtoni, © Nobu Tamura

1 ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions.

2 ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions.

3 ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions.

On trouvera en bibliographie quelques articles sur ce sujet.

5 ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions.

6 Pour un résumé schématiques des différentes hypothèse voir :
– ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions, pp. 107.
– WORTHY, T., DEGRANGE, F., HANDLEY, W. & LEE, MS. 2017. « The evolution of giant flightless birds and novel phylogeneticrelationships for extinct fowl (Aves,Galloanseres). » in Royal Society Open Science. 4: 170975, pp. 10-11.

7 ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions.

8 MURRAY, P. & VICKERS-RICH, P. 2004.  Magnificent Mihirungs: The Colossal Flightless Birds of the Australian Dreamtime. Bloomington : Indiana University Press.

9 Pour plus d’informations sur la peinture aborigène et le Dreaming voir nos articles ici et ici. On pourra également consulter les ouvrages très accessibles :
– CARUANA W., 1994. L’Art des Aborigènes d’Australie. Paris, Thames & Hudson.
– MORPHY H., 2003. L’Art Aborigène. Paris, Phaidon.

10 GUNN, R., DOUGLAS, L. & WHEAR, R. 2011. « What bird is that ? Identifying a probable painting of Genyornis newtoni in Western Arnhem Land » in Australian Archeology, n°73, pp. 1-12.

Bibliographie :

  • ANGST, D. & BUFFETAUT, E., 2018. Paléobiologie des oiseaux géants terrestres. London, ISTE Editions.
  • GUNN, R., DOUGLAS, L. & WHEAR, R. 2011. « What bird is that ? Identifying a probable painting of Genyornis newtoni in Western Arnhem Land » in Australian Archeology, n°73, pp. 1-12.
  • MURRAY, P. & MEGIRIAN, D. 1998. « The skull of dromornithid birds : anatomical evidence for their relationship to Anseriformes (Dromornithidae, Anseriformes) » in Records of the South Australian Museum, 31, pp. 51-97.
  • MURRAY, P. & VICKERS-RICH, P. 2004.  Magnificent Mihirungs: The Colossal Flightless Birds of the Australian Dreamtime. Bloomington, Indiana University Press.
  • WORTHY, T. & YATES, A. 2015. « Connecting the thigh and foot: resolving the association of post-cranial elements in the species of Ilbandornis (Aves: Dromornithidae) » in Alcheringa: An Australasian Journal of Palaeontology, 39:3, pp. 407-427. (consultable ici)
  • WORTHY, T., HANDLEY, W.,  ARCHER, M. & HAND, S. 2016. « The extinct flightless mihirungs (Aves, Dromornithidae): cranial anatomy, a new species, and assessment of Oligo-Miocene lineage diversity. » in Journal of Vertebrate Paleontology. (consultable ici)
  • WORTHY, T., DEGRANGE, F., HANDLEY, W. & LEE, MS. 2017. « The evolution of giant flightless birds and novel phylogeneticrelationships for extinct fowl (Aves,Galloanseres). » in Royal Society Open Science. 4: 170975. (consultable ici)

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