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APT9 : Une Triennale pour l’art contemporain d’Asie et du Pacifique

      Depuis 1993, la Queensland Art Gallery | Gallery of Modern Arts (QAGOMA) de Brisbane a instauré un rendez-vous devenu incontournable pour l’art contemporain du Pacifique : la Triennale Asie-Pacifique, Asia-Pacific Triennal (ou APT) en anglais. Le but de cette manifestation, qui intègre à la fois une importante exposition, un programme de projections de films, des performances et un projet de parcours enfants, est de mettre en lumière ces régions souvent méconnues ou oubliées dans le domaine de l’art contemporain. La démarche des APT de relier les îles du Pacifique et l’Asie n’est pas anodin. La neuvième édition des APT vient de fermer, mais CASOAR a eu la chance de la visiter et vous en a livre un petit aperçu.

Une triennale autour de l’Asie et du Pacifique

     Quand elle est créée en 1993, la Triennale Asie-Pacifique est la première manifestation de ce type à s’intéresser exclusivement à cet espace du point de vue de l’art contemporain. En premier lieu, elle se donnait pour but de « comprendre le travail dynamique qui était en train d’émerger dans cette région en rapide évolution ».1 Elle visait également à « initier un dialogue autour de l’art de cette importante région géopolitique », en considérant le besoin d’autres expositions et débats par la suite.2

       Il est possible de mettre en lien cette initiative avec d’autres projets et courants de recherches portant sur le Pacifique. Tout d’abord, c’est la considération croissante de l’aire océanienne de manière globale au sein des expositions permanentes des musées de cette région.3 La thèse rédigée par Alice Christophe met ainsi en lumière les rénovations du Bernice Pauahi Bishop Museum (Honolulu, Hawaii) et de l’Auckland War Memorial Museum (Auckland, Aotearoa Nouvelle-Zélande), avec pour but l’intégration de l’ensemble des îles du Pacifique, suivant l’idée d’une communauté élargie. C’est aussi poursuivre les propositions de l’écrivain et anthropologue fidjien d’origine tongienne Epeli Hau’Ofa (1939-2009) et notamment son essai Our sea of islands, publié en 1994.4 De plus, le lien historique entre le sud-est asiatique et l’Océanie a été établi par les recherches archéologiques et linguistiques : entre 5000 et 1500 avant l’ère commune, des groupes de populations parlant des langues austronésiennes ont quitté Taïwan pour naviguer vers les Philippines, l’Indonésie, la Micronésie et la Nouvelle-Guinée. Des relations sont actuellement renouées entre Taïwan et les îles du Pacifique pour lesquelles l’art contemporain et les musées jouent un rôle important. Ce rapprochement manifeste aussi une reconnaissance des cultures indigènes de Taïwan. Ainsi, le Kaohsiung Museum of Fine Arts (Kaohsiung, Taiwan) a créée le Contemporary Austronesian Art Project qui cultive cet héritage par le biais des créations contemporaines.

      La mise en valeur de l’art contemporain du Pacifique s’est faite progressivement dans d’autres institutions régionales. En Nouvelle-Calédonie, la création de l’Agence de Développement de la Culture Kanak (ADCK) par les Accords de Matignon-Oudinot en 1988 vise à encourager et diffuser les expressions de la culture kanak contemporaine et   « promouvoir les échanges culturels, notamment dans la région Pacifique Sud ».5 Dès la fin des années 1980 sont ainsi entreprises des acquisitions qui sont les prémices de l’actuel Fonds d’Art Contemporain Kanak et Océanien (FACKO), seule collection publique au monde consacrée exclusivement à l’art contemporain du Pacifique. Ces initiatives sont enfin à mettre en lien avec un intérêt croissant pour les scènes artistiques hors de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique du nord, marqué par la célèbre exposition Les Magiciens de la terre au Musée national d’art moderne à Paris (1989) ou la figure du curator Okwui Enzewor (1963-2019).

    Depuis lors, neuf versions des APT ont été montées avec un nombre d’artistes, d’œuvres et de pays exposés variables. L’accès est entièrement gratuit. L’exposition dans l’ensemble des galeries de la QAGOMA n’est qu’une partie de la programmation liée aux APT, qui inclut également des projections de films, des performances, des débats et ateliers, ainsi que des Children’s Art Centre projects. Chaque occurence des APT permet ainsi de développer huit projets d’œuvres interactives et multimédia, exposée dans le Children Arts Center, montrant une attention accordée aux visiteurs les plus jeunes.6 Un parcours enfants, repérable par des cartels spécifiques, est également créée dans les espaces principaux d’exposition.

APT 9

      Du 24 novembre 2018 au 29 avril 2019 eut donc lieu la neuvième occurrence de la Triennale. Elle a réuni plus de quatre-vingt artistes originaires de quelques trente pays différents, allant de l’Iraq à Hawaii, en passant par le Bangladesh et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Certain·e·s, telles que Shilpa Gulpa (née en 1976 à Mumbai, Inde, où elle vit et travaille), Kathy Jetñil-Kijiner (née en 1987 à Majuro, République des îles Marshall, vit en Oregon, États-Unis) ou Lisa Reihana (née en 1964 à Aotearoa Nouvelle-Zélande, où elle vit et travaille), sont connu·e·s et exposé·e·s à l’international. Pour d’autres artistes émergent·e·s, APT offre une opportunité unique de mise en visibilité et un espace pour faire entendre leurs voix. Au total, ce sont 400 œuvres qui ont été présentées au public dans l’ensemble des espaces de galeries de la QAGOMA, avec une approche trans-culturelle visant à créer un dialogue entre les artistes, leurs créations et leurs inspirations. Si les espaces d’exposition laissent délibérément une grande liberté aux visiteur·se·s, en n’imposant pas de thématiques de salles ou de parcours de visite, les œuvres résonnent entre elles et font naître des réflexions croisées. Sans présenter l’intégralité des créations et de la programmation de cette neuvième édition, CASOAR se propose de mettre en lumière et commenter quelques points forts et questionnements communs soulevés par les artistes.

     En premier lieu, les changements sociaux et environnementaux sont au cœur des productions exposé·e·s. Les régions Asie-Pacifique sont parmi les plus menacées par le réchauffement climatique. Plusieurs artistes usent de leurs œuvres pour mettre en évidence cette réalité, telle que la poétesse Kathy Jetñil-Kijiner. Née aux îles Marshall, atoll particulièrement touché par la montée des eaux et tristement connu en tant que principal lieu de tests atomiques par l’armée américaine,7 Kathy Jetñil-Kijiner réalise des performances et récitations de ses poèmes, dont plusieurs ont été programmés pendant l’APT9 tandis que la vidéo de Lorro: Of Wing and Seas était exposée dans une des galeries. Dans cette performance réalisée pour l’APT9 dans les espaces de la QAGOMA, la poétesse utilise la vague comme métaphore pour explorer le rôle et l’identité des femmes des îles Marshall et l’impact des essais nucléaires sur leur corps.8 Parmi la programmation proposée en marge de l’APT, l’artiste a présenté une performance collective avec Jocelyn Kapumealani Ng (vit et travaille à Honolulu, Hawaii) et Terisa Siagatonu (née à Samoa où elle vit et travaille). Intitulée She Who Dies to Live, cette œuvre interroge la manière de parler de la vie des femmes des îles du Pacifique dans les sociétés actuelles, en lien avec des mythes anciens.

         Les artistes femmes étaient représentées en bon nombre pour cette édition de l’APT. Les questions d’identité féminine et de féminisme sont particulièrement explorées par les artistes d’Asie et du Pacifique. Ainsi, le travail de Latai Taumoepeau (née à Sydney, Australie, où elle vit et travaille) questionne les stéréotypes d’une identité Européo-Australienne, incarnée par le bronzage et un temps libre passé sur la plage. Au cours d’une performance qui a duré près de 48h, l’artiste s’est noircie la peau grâce à un pulvérisateur. Des photographies de ce travail était exposées.9 On peut aussi citer le travail de Naiza Khan (née en 1968 à Bahawalpur, Pakistan, vit et travaille entre Karachi, Pakistan, et Londres, Royaume-Uni). Ses œuvres sculptées questionnent la complexité des liens entre le corps féminin et l’identité féminine. Allusions de corps, elles mettent en lumière les canons de beauté et l’objectification du corps féminin.10

 

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Œuvres de Naiza Khan. © Photographie : Marion Bertin

     L’histoire du XXème siècle ou plus récente, ainsi que ses répercussions dans les sociétés actuelles, font souvent partie des éléments mis en valeur et questionnés par les artistes. Les deux œuvres de Bounpaul Phothyzan (né en 1979 au Laos, où il vit toujours), premier artiste du Laos à être exposé lors d’une APT, font partie de son projet Lie of the land daté de 2017. La région du Laos a été la plus bombardée au monde et de nombreuses munitions n’ayant pas explosé y sont encore présentes. Ramassées et récupérées par la population locale, elles sont utilisées en tant que embarcations, containers ou éléments d’architecture. Bounpaul Phothyzan a travaillé avec différentes communautés du Laos directement touchées dans leur environnement. Les deux œuvres exposées, missiles transformés en bacs à fleurs, mettent en lumière ces préoccupations sociales et environnementales.11

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Lie of the land, Bounpaul Phothyzan, 2017. © Photographie : Marion Bertin

      Le Erub/Lifou Project aborde et poursuit des relations établies par des missionnaires Anglais et Kanak venus de Lifou vers Erub, dans le détroit de Torres, en 1871. Si la plupart des missionnaires s’est installée ensuite à Erub, les connexions entre les deux îles n’ont pas perduré, et c’est seulement en 2011 que les descendants des premiers missionnaires se sont rencontrés. Ce projet conjoint est né à la suite du voyage d’un groupe d’artistes d’Erub à Lifou en 2013. Spécialisés dans le dessin au fusain, ils ont introduit cette technique auprès des communautés de Lifou. Les œuvres créées au cours de ces rencontres questionnent leur héritage commun, leur relation à la terre et leur connexion par la mer.12

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Œuvre réalisée par le Erub/Lifou Project, 2018. © Photographie : Marion Bertin

      Les question d’héritage sont également perceptibles dans Tungaru: The Kiribati Project, initié par l’artiste Chris Charteris (né en 1966 à Aotearoa Nouvelle-Zélande, où il vit et travaille), lui-même d’ascendance des Kiribati. Tungaru est le nom donné à Kiribati par les communautés autochtones ; l’une de ses significations est « réunir d’une manière joyeuse ». L’ensemble des œuvres créées autour de ce projet a été réalisé de manière collaborative, reprenant l’esthétique d’objets plus anciens mais utilisant des matériaux naturels ou achetés dans le commerce. Forme de résilience, ce projet célèbre la culture des Kiribati et porte une réflexion sur les productions et savoirs anciens et leurs liens avec les diasporas et le monde globalisé.13

 

Œuvres du Tungaru: The Kiribati Project. © Photographie : Marion Bertin

      Les religions, tant les cultes océaniens que le bouddhisme ou le christianisme, sont également régulièrement évoquées. Les photo collages réalisées par Kapulani Landgraf (Kanaka Māoli, née en 1966 à Pū’ahu’ula, O’ahu, Hawaii où elle vit et travaille) ont pour thème principal les paysages de son île natale et leur importance spirituelle. Ses réalisations mettent en évidence l’exploitation touristique et industrielle menant à la dévastation de ces lieux ancestraux. L’artiste déconstruit ainsi l’idéalisation et les stéréotypes autour d’Hawaii et ses paysages de cartes postales, en pointant du doigt les enjeux autour des sites sacrés et des terres pour les communautés Kanaka Māoli.14

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Œuvres de Kapulani Landgraf. © Photographie : Marion Bertin

      Les grands courants de l’histoire de l’art contemporain sont également présents et l’on découvre avec beaucoup d’intérêt leur influence sur les productions artistiques des régions Asie-Pacifique. On peut ainsi citer l’artiste Roberto Chabet (1937-2013), fondateur du mouvement d’art conceptuel aux Philippines.15

 

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Waves, Roberto Chabet, 1975. © Photographie : Marion Bertin

      Nous ne pouvons malheureusement présenter que quelques œuvres, bien que toutes auraient mérité d’être commentées. Ainsi, chaque APT s’impose comme un moment privilégié pour découvrir et apprécier des œuvres et artistes encore trop peu représentés à l’échelle de la planète.

Marion Bertin

Image à la une : Vue d’ensemble du rez-de-chaussée de la QAGOMA. © Photographie : Marion Bertin

SAINES, C., 2018. « Introduction » In Collectif. The 9th Asia Pacific Triennal of contemporary art. Brisbane, Queensland Art Gallery | Gallery of Modern Art, p. 21.            « Understand the dynamic work that was emerging from this rapidly evolving region » (traduction personnelle).

QAGOMA, « The 1st Asia Pacific Triennial of Contemporary Art (APT1) » [en ligne], dernière consultation le lundi 29 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/past-exhibitions/the-1st-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt1

CHRISTOPHE, A., 2016. Exhibiting connections, connecting exhibitions : Constructing trans-Pacific relationships though museum displays in Oceania (2006-2016). Norwich, thèse en philosophie, University of East Anglia.

HAU’OFA, E., 1994. « Our sea of islands », In The Contemporary Pacific, Volume 6, Number 1, pp. 147–161.

ADCK [en ligne], dernière consultation le lundi 29 avril 2019 : http://www.adck.nc/presentation/lagence-de-developpement-de-la-culture-kanak/presentation

QAGOMA, « APT9 Kids » [en ligne], dernière consultation le lundi 29 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/kids/apt9-kids

Revoir l’article de Garance Nyssen publié plus tôt dans CASOAR : NYSSEN, G., 2019.        « Tous les sarcophages n’abritent pas des pharaons », In CASOAR [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://casoar.org/2019/03/20/tous-les-sarcophages-nabritent-pas-des-pharaons/

Vidéo de la performance visible ici : QAGOMA, « APT9 : Kathy Jetñil-Kijiner » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/jetnil-kijiner

QAGOMA, « APT9 : Latai Taumoepeau » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/latai-taumoepeau

10 QAGOMA, « APT9 : Naiza Khan » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/naiza-khan

11 QAGOMA, « APT9, Bounpaul Phothyzan » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/bounpaul-phothyzan

12 QAGOMA, « APT9, Erub/Lifou project » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/erub-lifou-project

13 QAGOMA, « APT9 : Tungaru: The Kiribati Project » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/tungaru-the-kiribati-project

14 QAGOMA, « APT 9 Kapulani Landgraf » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/kapulani-landgraf

15 QAGOMA, « APT9, Roberto Chabet » [en ligne], dernière consultation le mardi 30 avril 2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/whats-on/exhibitions/the-9th-asia-pacific-triennial-of-contemporary-art-apt9/artists/roberto-chabet

Bibliographie :

  • ADCK [en ligne], dernière consultation le lundi 29 avril 2019 : http://www.adck.nc/presentation/lagence-de-developpement-de-la-culture-kanak/presentation

  • CHRISTOPHE, A., 2016. Exhibiting connections, connecting exhibitions : Constructing trans-Pacific relationships though museum displays in Oceania (2006-2016). Norwich, thèse en philosophie, University of East Anglia.

  • Collectif, 2018. The 9th Asia Pacific Triennal of contemporary art. Brisbane, Queensland Art Gallery | Gallery of Modern Art.

  • Collectif, 1989. Les Magiciens de la Terre. Paris, Centre Georges Pompidou.
  • ENWEZOR, O., 2010. « Modernity and Postcolonial ambivalence », In South Atlantic Quarterly, n°109, pp. 596-620.

  • Taiwan Ministry of Culture, « From Austronesian Culture to Contemporary Indigenous Art in Taiwan » [en ligne], dernière consultation le lundi 29 avril 2019 : https://english.moc.gov.tw/content_346.html

  • HAU’OFA, E., 1994. « Our sea of islands », In The Contemporary Pacific, Volume 6, Number 1, pp. 147–161.

  • QAGOMA, « Asia-Pacific Triennal » [en ligne], dernière consultation le 29 avril    2019 : https://www.qagoma.qld.gov.au/about/our-story/apt

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