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Les Kanak exhibés en marge de l’Exposition coloniale en 1931 : le mythe du « sauvage cannibale »

Cet article est l’adaptation de notre conférence De la Vahiné à Vaiana : mythologies européennes de l’Océanie, des Lumières de la philosophie à celles des projecteurs, qui s’est tenue à l’École du Louvre le 27 mars 2019, dans le cadre de notre partenariat avec le Bureau des Élèves de l’École du Louvre pour le gala « Mythes et Légendes ».

         « Les derniers cannibales des îles océaniennes lointaines et parfumées ! ». Ce sont en ces termes que le journal l’Excelsior du 1er avril 1931 annonce l’exhibition de 111 Kanak1 à Paris à l’occasion de l’Exposition coloniale. Ces derniers sont exhibés au sein du jardin zoologique de Vincennes en marge de l’Exposition officielle. Comme en témoigne la phrase d’accroche voulue spectaculaire de l’Excelsior, les populations Kanak – qui vivent en Nouvelle-Calédonie et par cette distance géographique sont très peu connues des métropolitains – sont alors placées au plus bas de l’ « échelle de l’évolution » par des conclusions pseudo-scientifiques menées notamment par les anthropologues. Mais comment en arrive-t-on à porter un tel regard sur ces populations ? Les Expositions coloniales ont joué un rôle non négligeable dans la construction par l’Occident d’une image négative et dégradante des populations Kanak et dans la mise en place de stéréotypes racistes à leur encontre.

     L’Exposition de 1931 se présente comme une forme développée des pavillons coloniaux présentés lors des Expositions universelles, elles-mêmes apparues au milieu du XIXème siècle. C’est une période durant laquelle se développe notamment en Europe un attrait pour le lointain, l’inconnu, l’exotique, c’est-à-dire pour l’Ailleurs et pour l’Autre. L’objectif de ces expositions est principalement de légitimer la présence occidentale dans les pays colonisés, d’une part en illustrant les bienfaits de la colonisation dans l’exploitation des richesses du territoire et d’autre part, en prônant la nécessaire « mission civilisatrice » de l’Occident afin de sortir les peuples d’une prétendue « sauvagerie ». Mais c’est également une occasion de faire découvrir aux Français les cultures de « contrées lointaines », à travers l’architecture, les coutumes, les productions plastiques… et l’exhibition des habitants de ces pays eux-mêmes. Sont ainsi construits des « villages indigènes » et l’on recrute les populations afin qu’elles viennent peupler ces décors et deviennent les acteurs et actrices de cette mise en scène de l’Autre.

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Exposition coloniale internationale, Paris, 1931. Le tour du monde en un jour, Desmeures (illustrateur), Robert Lang (éditeur). © ANOM.

       Le phénomène d’exhibition ethnographique prend sa source plus tôt, dans les jardins et parcs zoologiques, qui se développent au tournant des XVIIIème et XIXème siècles. Ces parcs zoologiques cherchent à donner à voir un exotisme toujours plus poussé, des espèces animales parmi les plus rares. Or dans cette recherche de l’ailleurs et de l’inconnu, même les animaux ne sont plus assez exotiques : il faut alors trouver un moyen de satisfaire la curiosité insatiable des visiteurs. C’est ainsi qu’entre en scène l’exhibition anthropozoologique, et que vont se développer ce qu’on nommera les « zoos humains ». En 1877, Carl Hagenbeck, propriétaire d’une importante firme allemande de zoos et de spectacles, rassemble au Jardin zoologique d’acclimatation de Paris2 des animaux venus de Somalie et du Soudan : chameaux, girafes, éléphants… La nouveauté réside alors dans le fait que des Nubiens accompagnent ces animaux. Le succès populaire de cet évènement amène Hagenbeck à renouveler l’expérience, l’année suivante en exhibant des Inuits, alors dénommés « Esquimaux ».3 Il est important de relever ici que des hommes sont alors montrés dans un espace jusque-là dévolu à la faune : le jardin d’acclimatation. Placer ces hommes dans la nature, au même niveau que des animaux, c’est en partie chercher à appuyer leur nature « sauvage ». Ce sera l’un des arguments de légitimation de la colonisation civilisatrice, opposant la culture (les colons) et la nature (les colonisés).

      Cependant, le phénomène d’exhibition n’attire pas seulement le grand public. Les Expositions coloniales sont l’occasion pour les membres de la Société d’Anthropologie de Paris, crée en 1851, d’effectuer des mesures et examens sur des peuples. L’anthropologie physique connait alors un grand développement, dans la lignée des études de Darwin, et dans la révolution constituée par les études de Linné, qui place l’homme au sein de la classification du monde animal. Tout comme on cherchait à mettre en ordre la nature par son exposition et sa classification avec les jardins zoologiques, on cherche à montrer, dans un courant évolutionniste, les peuples exhibés. On utilise pour cela les particularités physiologiques à travers diverses mesures du corps humain : c’est ce qu’on nomme l’anthropométrie. Les sujets vivants présents lors des Expositions coloniales constituent ainsi une chance unique pour les anthropologues d’obtenir des mesures. L’anthropologie de la seconde moitié du siècle cherche des preuves palpables : les récits de voyageurs et les objets rapportés ne suffisent plus pour comprendre et classer les sociétés étudiées.4 Ces théories raciales, plaçant les Kanak au plus bas de l’échelle, s’accompagnaient également de l’idée d’un peuple resté à un stade primitif, dont la production matérielle était d’ailleurs rapprochée d’une production du paléolithique. Ces considérations scientifiques et anthropologiques validaient alors l’exhibition et la comparaison des races dans un but prétendument pédagogique et de popularisation du savoir. Or cette hiérarchie soi-disant biologique n’a aucune validité, l’exposition coloniale ne découvre pas le « sauvage », elle l’invente. Elle invente l’image de l’Autre, elle le présente comme étrange, différent, resté coincé dans un lointain passé, parfois monstrueux et effrayant. Cela permet de présenter en opposition une civilisation européenne rationnelle, en plein progrès et exemplaire, légitime dans son projet d’expansion coloniale.

       Replaçons ce discours dans le contexte de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie. Celle-ci devient une possession française en 1853. Dès les années 1860, la Nouvelle-Calédonie devient une colonie pénitentiaire, dans laquelle sont envoyés les condamnés aux travaux forcés. L’immigration française sur le territoire dépossède rapidement les Kanak de leurs terres. Ils se retrouvent cantonnés dans les parties de l’île où la terre est la moins fertile. Face à cet envahissement de leur pays, les populations se révoltent à plusieurs reprises, notamment en 1878, date d’un soulèvement suivi d’une répression qui fait de nombreuses victimes parmi les Kanak. Cette révolte, très médiatisée, diffuse en métropole l’image d’une population « cannibale » et « sanguinaire ».

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Exposition coloniale internationale, Paris 1931. Groupe d’indigènes.

« Vous êtes invités à venir faire le tour du monde en un jour ».

         Les parisiens, quant à eux, découvrent les Kanak pendant l’Exposition Universelle de 1889. Un village Kanak est reconstitué sur l’esplanade des Invalides. Cependant, dès la fin des années 1880 l’Exposition Universelle, dans son message, ne se conforme plus au seul propos évolutionniste. En effet, à cet évolutionnisme s’ajoute et s’oppose une vision différencialiste, qui cherche à mettre en avant la diversité et les richesses de chaque « race ». Pour le commissaire général de l’exposition, le général Lyautey, il s’agissait de montrer et de préserver ainsi les particularismes de chacune des colonies.5 En 1931, à l’inverse de l’exposition de 1889, les anthropologues ne sont plus autorisés à venir faire des mesures sur les indigènes, considérant qu’il s’agissait d’un manque de respect à leur égard. Ce n’est donc plus le « sauvage » que l’on cherche à exposer dans l’exposition officielle en 1931, mais un « indigène » qui a sa propre culture que l’on veut préserver, tout en le faisant entrer dans l’Empire colonial afin d’en faire un habitant de « La plus grande France ». Cependant la figure du « sauvage » ne disparait pas complètement car elle permet de justifier les efforts redoublés que doit mener l’administration coloniale pour civiliser ces derniers peuples. C’est cette image très négative du Kanak comme un « naturel dangereux » qui est restée ancrée dans les esprits depuis la fin du XIXème siècle, image relayée par les romans-photos et un pan de la presse des années 1920, ainsi qu’un an avant l’exposition coloniale, par le film Chez les Mangeurs d’Hommes.6

       Alors que l’exposition coloniale prend place à Vincennes, les Kanak, qui n’intéressent guère les organisateurs, sont recrutés par la Fédération Française des Anciens Coloniaux. Il n’est pas explicité lors de leur recrutement qu’ils s’apprêtent à passer deux ans en France. Il leur est annoncé qu’ils pourront montrer leur culture et leurs danses à la France au sein de l’Exposition coloniale. En réalité, c’est en marge de l’exposition officielle qu’ils sont exhibés : au Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne et dans des conditions qui laissent à désirer. Il leur est alors demandé de « jouer » un village d’anthropophages, guidés dans ce spectacle par un metteur en scène du Châtelet. Les Kanak sont présentés au sein d’un parc animalier, comme étant les « derniers mangeurs d’hommes ». Une somme supplémentaire doit être versée par les visiteurs pour arriver jusqu’au lieu où ils sont exhibés, annoncés par un prospectus présentant le « cannibalisme ». Il leur est demandé de ne montrer aucun élément de leur acculturation ; lors des spectacles, ils doivent se présenter vêtus de vêtements prétendument « traditionnels » bien qu’étant en réalité très fantaisistes et simplistes.7 Leurs danses et repas sont programmés à des heures précises. Il leur est interdit de quitter le zoo, alors que parmi les nombreuses promesses non tenues, on leur avait proposé de visiter la capitale. Il est à noter alors que la plupart d’entre eux parlent français, ont fait des études, et pour certains sont typographes, professeurs ou encore employés de douanes.

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Frédéric Gadmer, France, Exposition coloniale, Nouvelle-Calédonie, Les Canaques, l’heure du repas, 29 octobre 1931, Autochrome, Archives de la Planète, collection Albert Kahn. inv. A 66 308. © Collections Albert Kahn

        Alors que le public se presse pour découvrir les « cannibales », les hommes d’Église et les anciens coloniaux s’opposent à une exposition aussi dégradante et à l’image fausse qu’elle véhicule. C’est le cas d’Alain Laubreaux qui publia l’article « Une heure chez les Mangeurs d’hommes » dans le journal Candide le 14 mai 1930, afin de dénoncer le spectacle orchestré par la FFAC au jardin zoologique.8 Cet article s’inscrit au cœur de plusieurs réactions s’opposant à cette exhibition et à la colonisation, notamment de la part des mouvements anticolonialistes, des surréalistes9, et de la CGTU (syndicat de la Confédération Générale du Travail Unitaire entre 1921 et 1936). Certains des Kanak avaient entre-temps été envoyés en Allemagne ; et selon certains auteurs, échangés contre des crocodiles afin d’être présentés, là encore comme de redoutables cannibales. Ce sont également les conditions dans lesquelles étaient exhibés les Kanak, en France comme en Allemagne, qui aboutirent à des plaintes de la part des Kanak eux-mêmes mais également des administrateurs coloniaux. Afin d’éviter un trop fort ébruitement de ce scandale, les Kanak qui se trouvaient en Allemagne purent enfin regagner la France, et tous furent rapidement rapatriés en Nouvelle-Calédonie.

         Plus tard, la décolonisation de l’Empire français est l’occasion de revenir sur l’image des peuples colonisés. Après 1945, avec la suppression du code de l’indigénat, puis avec la reconnaissance de la citoyenneté aux Kanak, ils deviennent alors en principe les égaux des Européens. En réalité les préjugés raciaux mis en place par les expositions coloniales, validés par la science, sont indéniablement ancrés pour des décennies, et difficiles à déloger jusqu’à aujourd’hui.

Margaux Chataigner

Image à la une : Frédéric Gadmer, France, Exposition Coloniale, Nouvelle-Calédonie, Groupe de Canaques , 29 octobre 1931, Autochrome, Archives de la Planète, collection Albert Kahn, Inv. A 66 296.

1 Terme utilisé pour désigner les peuples autochtones de la Nouvelle-Calédonie. Il est également possible de trouver la graphie « Canaque », francisée dans les sources anciennes, mais cette dernière a une connotation raciste et impérialiste et n’est plus en usage aujourd’hui.

2 Le jardin d’Acclimatation de Paris existe alors depuis une vingtaine d’années, conçu au début des années 1850 par Geoffroy Saint-Hilaire.

3 BLANCHARD, P., BOËTSCH, G., JACOMIJN SNOEP, N.,  (dir.), 2011. Exhibitions : l’invention du sauvage. [exposition, Paris, Musée du quai Branly, novembre 2011-juin 2012]. Arles, Actes Sud, p. 132.

4 Ibid. p. 91.

5 L’ESTOILE, B. (de), 2007. Le goût des Autres : de l’Exposition coloniale aux Arts premiers. Paris, Flammarion. p. 56.

6 Il s’agit d’un film réalisé en 1928 par André-Paul Antoine et Robert Lugeon, mettant en scène des « cannibales Canaques » aux Nouvelles-Hébrides (actuel Vanuatu). Ce « reportage » n’a en réalité aucune valeur documentaire, les acteurs étaient payés pour jouer des anthropophages.

7 Il est à noter qu’en dehors des heures de spectacle, les Kanak portent des vêtements à l’Européenne.

8 BANCEL, N., BLANCHARD, P., BLANCHOIN, S. [et al.], 1995. L’autre et nous : « scènes et types » [colloque, février 1995, Marseille]. Paris, Syros, p. 166.

9 Par la diffusion de leur pétition « Ne visitez-pas l’exposition coloniale » et par l’organisation d’une « Contre-exposition coloniale », les surréalistes dénoncent le colonialisme et l’impérialisme, notamment les conditions de travail forcé dans les colonies, et ce dès l’annonce de l’Exposition de 1931.

Bibliographie :

  • BANCEL, N., BLANCHARD, P., BLANCHOIN, S., [et al.], 1995. L’autre et nous : « scènes et types » anthropologues et historiens devant les représentations des populations colonisées, des ethnies, des tribus et des races depuis les conquêtes coloniales [colloque, février 1995, Marseille]. Paris, Syros.
  • BLANCHARD, P., BOËTSCH, G., JACOMIJN SNOEP, N., (dir.), 2011. Exhibitions : l’invention du sauvage. [exposition, Paris, Musée du quai Branly, novembre 2011-juin 2012]. Arles, Actes Sud.
  • BLANCHARD, P., BANCEL, N., BOËTSCH, G., [et al.], 2011. Zoos humains et exhibitions coloniales : 150 ans d’invention de l’Autre. Paris, la Découverte.
  • BOULAY, R., (dir.), 2001. Kannibals et Vahinés : Imagerie des mers du Sud. [exposition, Paris, Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, octobre 2001-février 2002, réalisée par le Centre culturel Tjibaou]. Paris, RMN.
  • DAUPHINÉ, J., 1998. Canaques de la Nouvelle-Calédonie à Paris en 1931. De la case au zoo. Paris, l’Harmattan.
  • L’ESTOILE, B. (de), 2007. Le goût des Autres : de l’Exposition coloniale aux Arts premiers. Paris, Flammarion.

 

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