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Uluru : itinéraire d’un site convoité

Il s’agit de l’un des sites les plus emblématiques d’Australie : Uluru ou Ayers Rock (Territoire du Nord) est une formation rocheuse s’élevant à près de 350 mètres au dessus du reste de la plaine. Situé au sein de l’Uluru-Kata Tjuta National Park (qui abrite également les célèbres Kata Tjuta ou Monts Olga), le site attire chaque année environ 300 000 touristes1. Mais le lieu est avant tout un site sacré pour les populations aborigènes de la région 

Depuis le 26 octobre 2019, l’ascension d’Uluru est officiellement interdite. Cette mesure fait suite à une demande de la population Anangu (groupes Pijantjatjara et Yankuntjatjara2 ) datant de 20173. Votée à l’unanimité par le conseil d’administration du parc (Aborigènes et Australiens), la décision prend effet à une date symbolique : le 34e anniversaire du jour où la propriété d’Uluru fut rendue aux Anangu. 

Cette actualité était pour moi une occasion toute trouvée de revenir sur le rapport des Aborigènes au territoire. Je souhaitais également éclairer les récents événements à la lumière de l’histoire des contacts entre populations aborigènes et colons puis Australiens blancs dans la région. Je n’avais pas soupçonné la complexité du sujet. Autour du site sacré d’Uluru gravitent de nombreux acteurs et observateurs aux points de vues et intérêts divers. Difficile alors de ne pas craindre d’être simpliste quand il m’est impossible de donner la parole à chacun. Cet article, je l’espère, contribuera néanmoins à entrouvrir une porte vers la compréhension de la fermeture du site à la lumière de son histoire.

Je me suis principalement basée sur l’ouvrage « Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock » (Aboriginal Studies Press, 2001) de l’anthropologue Robert Layton.

Uluru : un site sacré

La culture aborigène prend racine dans le Temps du Rêve : le temps mythique de la création du monde par les ancêtres. Alors que la terre était encore vierge de tout paysage, ces derniers auraient déambulé et laissé leur marque sous la forme de collines, grottes et autres caractéristiques topographiques4. Le site d’Uluru, lui, serait né de deux garçons ayant joué avec de la boue sous la pluie. D’autres mythes liés au Temps du Rêve retracent les aventures de personnages mythiques à proximité du lieu5.

Traditionnellement, les groupes aborigènes – qui parlent une même langue et se rattachent à un ancêtre commun – parcourent les chemins empruntés par cet ancêtre au Temps du Rêve. Par ailleurs, chaque groupe est tenu de prendre soin de ses sites sacrés et de transmettre toutes les connaissances associées aux jeunes générations (notamment par le biais des cérémonies).

Uluru est un point de rencontre où les chemins de plusieurs groupes aborigènes se croisent. Des cérémonies communes peuvent alors être organisées. 

Notons que que les territoires aborigènes n’ont pas de frontière fixe,  ils sont plutôt à concevoir comme un ensemble de sites. En revanche, l’accès aux sites sacrés (tels que Uluru) est traditionnellement interdit aux non-initiés : femmes, enfants et étrangers qui y pénétraient pouvaient être punis de mort6.

Uluru : un western à l’Australienne 

En 1873, l’explorateur William Gosse est le premier non-aborigène à découvrir Uluru7. Il le nomme Ayers Rock

Rapidement, de nombreux élevages pastoraux sont implantés au centre de l’Australie. Cette installation s’accompagne d’une résistance de certains Aborigènes qui n’hésitent pas à attaquer les fermes (comme à Erldunda en 1887) et à tuer les bêtes (comme à Alyawara en 1888 où 600 bovins sont massacrés). Et pour cause, ils se retrouvent pour la première fois dépossédés de leurs territoires. En 1824, des baux sont émis pour permettre aux Aborigènes d’utiliser l’eau des sources, de chasser les animaux sauvages et de camper provisoirement sur certains terrains. Mais la plupart du temps, les sources ont déjà été captées et l’élevage bovin a fortement perturbé les écosystèmes. A titre d’exemple, le botaniste G.M. Chippendale (1963) estime qu’un an après l’implantation des premiers élevages pastoraux, la quantité et la diversité de la végétation a chuté de deux tiers. Evidemment cela impacte fortement l’économie de subsistance des autochtones.

Néanmoins, les premiers contacts ne modifient pas drastiquement les habitudes de vie des populations autochtones et, entre les années 1870 et 1930, plusieurs auteurs ont l’occasion de documenter les modes de vie traditionnels. 

Au cours des années 1930, les contacts se multiplient. L’arrivée du chemin de fer dans la région encourage les éleveurs à augmenter leur production. Entre 1930 et 1950, le nombre de bétail en Australie centrale est multiplié par six. C’est d’ailleurs à cette époque (en 1933) que les premiers élevages à proximité d’Uluru (dans la station d’Ernabella) sont implantés. Les éleveurs emploient certains Aborigènes comme main-d’oeuvre bon marché ce qui permet à ces derniers de pallier la disparition des ressources naturelles en les remplaçant par des rations alimentaires. 

Par ailleurs, on assiste à l’arrivée de chercheurs d’or et de chasseurs de dingos nommés “doggers”. A cette époque, l’abattage des chiens sauvages est soutenu financièrement par le gouvernement pour lutter contre les attaques répétées des élevages. On sait peu de choses des premiers “doggers”, probablement des hommes arrivés pendant la grande dépression avec peu ou pas d’argent. Souvent la chasse est menée par des Aborigènes en échange de biens de consommation occidentaux. Le “dogger” sert alors plus de médiateur entre Blancs et autochtones.

En cas de conflit, la police se range bien souvent du côté des Australiens blancs appliquant alors une politique particulièrement inégalitaire. Il n’est pas rare que les Aborigènes accusés d’un délit soient maltraités, fouettés et même fusillés sans aucun recours à la loi ni procès. Par ailleurs, certains Australiens blancs abusent de leur pouvoir sans avoir à craindre les représailles de la justice comme au début des années 1930 où, après avoir volé des chèvres, un groupe d’hommes aborigènes furent contraints de creuser leur tombe avant d’être abattus8.

La Réserve : en quête d’un sanctuaire 

L’idée d’implanter une réserve dans le Territoire du Nord n’est pas nouvelle. La première proposition, formulée par l’anthropologue H. Basedow, remonte à 1904. Le projet avait été rejeté car jugé incomplet. Plus tard, l’anthropologue B. Spencer réaffirme auprès de l’administration du Territoire du Nord l’importance de créer un espace pour les Aborigènes. C’est finalement en 1920 que le projet est accepté. La réserve correspond à l’actuel Uluru-Kata Tjuta National Park. 

A l’époque, les réserves sont souvent considérées comme des sanctuaires permettant aux populations de vivre leur existence jusqu’à ce que soit venu pour elles le temps de poursuivre leur développement. 

Les conditions de vie au sein de la réserve d’Uluru sont difficiles, notamment en raison du manque d’eau potable et de gibier. En 1936, l’anthropologue C. Strehlow, souligne l’intérêt des aborigènes pour les biens de consommation occidentaux et préconise l’implantation d’une station de rationnement à l’intérieur de la réserve. L’idée est rejetée. La même année, une mission est fondée par l’Eglise presbytérienne mais en dehors de la zone d’Uluru : à Ernabella. Pour Strehlow, il s’agit d’une excuse du gouvernement pour ne pas avoir à investir dans une base administrative au sein de la réserve. 

Par ailleurs, les Aborigènes sont encouragés à quitter les lieux afin que ceux-ci soient  en partie ouverts à l’exploitation par les Blancs (notamment pour la prospection aurifère9). 

Ouverture au tourisme 

C’est au début des années 1950 qu’apparaît la volonté d’ouvrir Uluru au tourisme. En 1951, Connellan Airways demande la permission au directeur des affaires autochtones de construire une piste d’atterrissage à Uluru afin d’y débarquer des touristes. La demande est refusée ; non car il s’agit d’un site sacré mais parce qu’il n’existe encore aucun organisme sur place permettant de réguler les flux de visiteurs. Quelques voix s’élèvent néanmoins. En 1953, la “South Australian League of Women Voters” se montre fermement opposée à l’ouverture de la réserve aux touristes. Parallèlement, un homme, R.G. Hill, dans une lettre au ministre chargé des territoires, dénonce l’injustice du gouvernement envers les populations aborigènes et demande à ce que la réserve d’Uluru soit préservée. 

Malgré les protestations, la réserve d’Uluru est fermée en 1958 pour devenir le parc d’Ayers Rock et de Mount Olga principalement consacré à la faune et à la flore. A cette époque, les touristes entrent librement sur certains sites jusqu’ici accessibles uniquement aux hommes aborigènes initiés. 

En dépit de ce tournant, les populations ananga restent souvent déterminées à préserver et transmettre leur culture à leurs enfants. Par ailleurs, malgré les changements environnementaux et d’habitudes alimentaires, les Aborigènes se montrent en partie capables de retourner au nomadisme. Ils couvrent de grandes distances à pieds. C’est notamment ce dont témoigne le chercheur A. Groom qui, en 1947, a vu 60 hommes Pitjantjatjara de la mission d’Ernabella marcher 250 km pour se rendre à Areyonga afin d’y organiser une cérémonie d’initiation avec des hommes traditionnellement issus du même groupe. 

D’un point de vue économique, la collecte de scalps de dingo est toujours d’actualité dans cette seconde moitié du XXe siècle, notamment au sein de la mission d’Ernabella (qui rémunère ceux qui en rapportent). Par ailleurs, la vente d’artefacts prend de plus en plus d’importance jusqu’à supplanter les scalps de dingo dans les années 1960. Les objets produits (principalement des outils, parfois de format réduit, et petits animaux sculptés) à Uluru s’inspirent librement des motifs traditionnels. Ils sont réalisés à partir d’un morceau de fil de fer chauffé, technique nouvelle10

A qui appartient Uluru ?

C’est à l’occasion d’une réunion rassemblant la “federal office of aboriginal affairs” et le “south australian department of community welfare” à Ernabella en 1971 qu’est évoquée pour la première fois l’idée que les aborigènes anangu puissent devenir propriétaires légaux de leur territoire. A ce moment là, des baux d’affaires sont en vente à Uluru et il est suggéré que les populations Pijantjatjara puissent effectuer une demande. En 1973, une enquête de la “ federal house of representatives standing committee on environment and conservation” sur le parc d’Ayers Rock et de Mount Olga suggère implicitement la possibilité pour les populations autochtones de revendiquer la propriété du site. Ce même rapport propose d’inclure les Aborigènes à la gestion du parc. A la suite de sa publication, un campement est établi au Sud du rocher, les sites les plus importants du parc sont protégés par une clôture et des rangers aborigènes sont nommés (malgré leurs réticences à transmettre certaines informations réservées aux initiés). Les avancées sont réelles. Néanmoins, les Anangu subissent des restrictions de chasse, de collecte de bois, ils ne peuvent toujours pas se déplacer comme ils le souhaitent tandis que les touristes brisent leur intimité (prenant parfois des photos à leur insu).

En 1976, plusieurs Aborigènes affirment ne pas refuser le tourisme mais demandent une meilleure protection des lieux sacrés et la permission de camper où ils le souhaitent dans le parc. L’année suivante, plusieurs hommes proposent de déplacer les limites du parc de manière à exclure les sites sacrés d’Uluru et de Kata Tjuta. La demande est rejetée. Il faut dire que le tourisme autour du site est l’une des principales sources de revenu du Territoire du Nord avec un bénéfice de 5 à 15 millions de dollars par an11

Vers un droit foncier 

En 1976, le « Land Rights Act » est adopté après plusieurs années d’enquête. La loi propose de donner aux Autochtones le titre de propriété des réserves se trouvant sur leurs territoires ancestraux. Elle réglemente également l’exploitation de ces zones par les compagnies minières. Par ailleurs, les groupes aborigènes sont en droit de revendiquer des terres publiques vacantes. Pour cela, ils doivent passer devant une commission pour témoigner de leur attachement au territoire et de leur désir profond d’y vivre.

A Uluru, les revendications des groupes Pijantjatjara et Yankuntjatjara (populations Ananga), propriétaires traditionnels du site, rencontrent de vives oppositions. La demande est finalement rejetée… pour la joie des tour-opérators ! Le désarroi des groupes autochtones sera heureusement relayé par une partie de la presse qui soutient leurs revendications territoriales. Ce jour là, le premier ministre, M. Fraser, dit reconnaître et comprendre l’attachement profond des propriétaires traditionnels à leurs terres12

Malgré ces bonnes paroles, il faut attendre 1985 pour que le gouvernement rende officiellement le titre de propriété du parc aux Anangu (Pijantjatjara et Yankuntjatjara). En retour, ces derniers louèrent la zone à l’Australian National Parks and Wildlife Service pour 99 ans. Depuis 1985, le conseil de gestion du parc associe représentants anangu et de l’Australian National Parks and Wildlife Service

En 2017, les Anangu affirment leur désir de fermer l’accès d’Uluru aux visiteurs. Avant le vote, Sammy Wilson, président du conseil d’administration a réaffirmé l’importance du site qui ne doit pas être considéré comme « un terrain de jeux ou un parc à thème ».

La fermeture officielle intervient 34 ans jour pour jour après le rendu de la propriété du site aux Aborigènes13.

Dépossédés de leurs terres, ballottés par l’histoire, les Aborigènes d’Australie jouent malgré eux le rôle du mauvais élève : perturbateur et incapable de s’adapter. La fermeture d’Uluru est une victoire pour les populations ananga dans la reconnaissance de leur site sacré et peut-être, je l’espère, un pas de plus vers la reconnaissance des droits fonciers des Aborigènes.

Margot Kreidl

France culture « Uluru, un site sacré en terre aborigène » : https://www.franceculture.fr/religion-et-spiritualite/uluru-site-sacre-en-terre-aborigene

Uluru-Kata Tjuta National Park, discover Uluru-Kata Tjuta, Anangu culture : https://parksaustralia.gov.au/uluru/discover/culture/

3   Le Monde « L’Uluru, rocher sacré des Aborigènes d’Australie, officiellement interdit aux grimpeurs » :  https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/25/l-uluru-rocher-sacre-des-aborigenes-d-australie-officiellement-interdit-aux-grimpeurs_6016892_3210.html

4    JACOB. S, GRUNDMANN. P, PONSONNET. M., 2012. La peinture aborigène, Scala, Paris. p. 20-21

5   LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 3-9

6   LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 10-17

7   Uluru-Kata Tjuta National Park, discover Uluru-Kata Tjuta, Anangu culture : https://parksaustralia.gov.au/uluru/discover/culture/

8 LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 61-73

9 LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 73-75

10 LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 75-102

11 LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 102-107

12 LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra. p. 102-107

13  Le Monde « L’Uluru, rocher sacré des Aborigènes d’Australie, officiellement interdit aux grimpeurs » :  https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/25/l-uluru-rocher-sacre-des-aborigenes-d-australie-officiellement-interdit-aux-grimpeurs_6016892_3210.html

 

Bibliographie:

    • JACOB. S, GRUNDMANN. P, PONSONNET. M., 2012. La peinture aborigène, Scala, Paris.
    • LAYON. R., 2001. Uluru : an Aboriginal history of Ayers Rock, Aboriginal Studies Press, Canberra.
  • France culture « Uluru, un site sacré en terre aborigène » : https://www.franceculture.fr/religion-et-spiritualite/uluru-site-sacre-en-terre-aborigene (dernière consultation le 18 novembre 2019)
  • Uluru-Kata Tjuta National Park, discover Uluru-Kata Tjuta, Anangu culture : https://parksaustralia.gov.au/uluru/discover/culture/ (dernière consultation le 18 novembre 2019)
  • Le Monde « L’Uluru, rocher sacré des Aborigènes d’Australie, officiellement interdit aux grimpeurs » :  https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/25/l-uluru-rocher-sacre-des-aborigenes-d-australie-officiellement-interdit-aux-grimpeurs_6016892_3210.html (dernière consultation le 18 novembre 2019)
  •  Courrier international « Tourisme de masse, montons vite à Uluru avant la fermeture du site sacré aborigène » : https://www.courrierinternational.com/article/tourisme-de-masse-montons-vite-uluru-avant-la-fermeture-du-site-sacre-aborigene(dernière consultation le 18 novembre 2019)

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