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Maro ‘Ura. Un trésor polynésien : la mystérieuse trajectoire d’un objet sacré

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Vous les avez peut-être vues, ces intrigantes affiches dans les rues de Paris : du bleu, du jaune, un objet non identifié qui occupe l’espace, et ce mot tout autant inconnu pour la majorité d’entre nous : « Maro ’Ura ». Tout au plus, le sous-titre nous aide à y voir plus clair : “un trésor polynésien”. Nouvelle surprise : comment cet objet, qui semble si vieux, si abîmé, et dont on a du mal à distinguer l’utilité, peut-il être un “trésor” ?

Fragment du supposé maro’ ura – Source : ©musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Pauline Guyon

Pour résoudre ce mystère, direction le musée du quai Branly : l’exposition “Maro ’Ura. Un trésor polynésien” se tient dans l’atelier Martine Aublet, du 19 octobre 2021 au 9 janvier 2022. Si nous apprenons, dès l’entrée, ce qu’est un maro ’ura, le mystère n’en reste pas moins entier. Spécifique aux îles de Société, le maro ’ura est une ceinture de plumes rouges que seuls les ari’i rahi, les grands chefs sacrés, pouvaient porter. Conservé loin des yeux du commun des mortels, il n’était revêtu que lors d’événements exceptionnels. Quelques voyageurs européens ont décrit cet objet dans leurs récits de voyage, mais dès le début du XIXème siècle, ils semblent disparaître. Nous ne possédons qu’une seule représentation de ces ceintures sacrées, et aucune d’elles n’est, a priori, conservée dans les collections.

Datée de 1791-1793, ce dessin rehaussé à l’aquarelle est la seule représentation connue d’un maro ‘ura. Elle est réalisée par William Bligh (1754-1817). En dessous, une représentation d’un marae. – Source : Médiathèque historique de Polynésie.

Et c’est là, dans cet “a priori”, que se situe le propos de l’exposition. Car cet objet sur l’affiche, si loin de nos critères esthétiques habituels, serait peut-être, lui, un fragment de ce fameux maro ’ura, le trésor polynésien.

L’exposition se construit comme une enquête policière, tentant d’embarquer le visiteur dans les investigations autour de cet objet mythique. Tout commence en 2016, lorsque Guillaume Alevêque, chercheur post-doctorant au sein du musée du quai Branly-Jacques Chirac, émet l’hypothèse que ce morceau de tapa1, de plumes et de fibres végétales, pourrait être un maro ’ura. L’histoire de cet énigmatique objet est retracée, depuis sa première mention en 1818 par Pomare II, dans une lettre, lorsqu’il fut envoyé au Dr Thomas Haweis, directeur de la London Missionary Society2, jusqu’aux recherches de ces dernières années.

Audacieuse et ludique, la scénographie présente le fascinant parcours de cet objet sur un panneau aux airs de fiche policière. Mais d’où viennent les hypothèses  sur cet objet ? Acquis par le musée de l’Homme en 1964, il est d’abord identifié comme une enveloppe de to’o, ces armatures de bois emballées dans des tresses faites en bourre de coco, qui matérialisent le divin dans les îles de la Société. L’histoire aurait pu s’arrêter là.
Néanmoins, la composition de cet étrange objet ne permet pas de le rattacher à une typologie d’artefacts polynésiens connus jusqu’ici : sur un support tressé sont attachés du tapa, des plumes, des cordelettes de fibres végétales, et des fragments textiles, une composition inédite jusqu’ici pour un objet polynésien.

« Enveloppe d’un symbole divin » : cette fiche d’identification datée de 1965 présente alors le supposé fragment de maro’ ura comme une enveloppe de to’o. – Source : musée du quai Branly, numéro d’identification pp0102328, tirage sur papier baryté monté sur carton.

L’histoire devient plus passionnante encore à la lueur des récentes découvertes sur la composition de ce supposé fragment de maro’ura.  En 1767, un drapeau rouge est planté à Tahiti par Tobias Furneaux, second lieutenant du Dolphin, dirigé par le capitaine britannique Samuel Wallis, et premier européen à poser le pied sur l’île. Ce drapeau rouge est par la suite intégré dans un maro ’ura peu de temps après. Or, surprise ! Les analyses récentes montrent  que notre fragment d’étoffe comporte des morceaux de tissu de laine rouge, cousus sous le tapa… Une laine rouge teinte à la garance, procédé couramment utilisé par l’armée anglaise à partir du XVIIème siècle.

En entrant dans l’exposition et sans rien connaître à cette affaire, on n’aurait sans doute jamais cru pouvoir se passionner autant pour un morceau d’étoffe ! Et pourtant, cela fonctionne : la lecture de cette fausse fiche policière nous plonge dans un vrai polar. Comment un morceau de laine rouge a-t-il pu se retrouver intégré à un objet polynésien aussi ancien, en sachant que jamais il ne fut produit de laine en Polynésie au XVIIIème siècle ? Cet objet qui ne paye pas de mine serait-il le fragment d’un mythique maro ’ura, seul échantillon restant de cet objet d’une importance cruciale pour l’ancienne société tahitienne ? Transporterait-il, en plus de sa sacralité originelle, le témoignage inestimable de l’arrivée des premiers Européens sur Tahiti ?

À ces questions cruciales s’en ajoutent d’autres, plus pragmatiques cette fois… Nous sommes dans un musée, dans une exposition : il s’agit de donner à voir. Mais que donner à voir ici ? Un seul objet dont l’apparence ne subjuguera sans doute pas les foules, une seule représentation d’un maro ’ura… Mais il en faudrait davantage pour décourager les commissaires de cette surprenante et fascinante exposition. C’est ainsi que Maro ’ura. Un trésor polynésien parvient à dessiner, en creux, le délicat portrait d’un absent. La première vitrine expose le supposé maro ’ura aux côtés du to’o qu’il emballait à l’origine, et des āraimoana, petits éléments emplumés qui étaient échangés, accrochés, et décrochés des to’o lors des pai’atua, cérémonie d’emballement des to’o. Une fois cette partie “visible” passée, l’exposition s’attache à présenter différents objets polynésiens aux caractéristiques similaires à celles du maro ’ura. Il s’agit de montrer ce qui est fait avec des matériaux proches et remplissant également la fonction d’objets de pouvoir ou sacrés. C’est toute la Polynésie qui est convoquée, des Marquises à Hawaii, on se régale des manteaux de plumes, des casques de chef, des bâtons d’orateurs ou des éventails… On ne boude pas notre plaisir esthétique face à une telle accumulation de chefs-d’œuvre. Et, surtout, au-delà du plaisir que nous avons à contempler ces vitrines regorgeant de trésors, nous percevons, à travers ces objets sacrés, la splendeur perdue des maro ’ura.

Vitrine « Objets régaliens d’Hawaii ». – Photographie par Garance Nyssen.

Vitrine « Lumière et contrastes » qui présente des objets venus de différents endroits de Polynésie. – Photographie par Garance Nyssen.

Et ensuite ? Est-ce un vrai, est-ce un faux, aurons-nous un jour la réponse ? Peut-être pas. Mais in fine, cette exposition, qui met en avant le plus fort symbole du pouvoir tahitien, marque aussi une nouvelle ère des relations muséales entre Tahiti et la France hexagonale. Le commissariat de l’exposition est ainsi assuré à la fois par Guillaume Alevêque, à l’origine de ces recherches sur le maro ’ura, par Stéphanie Leclerc-Caffarel, responsable des collections Océanie du musée du quai Branly, mais également par Marine Vallée, assistante de conservation au Musée de Tahiti et des îles, et par l’équipe scientifique du musée toute entière. Cette collaboration inédite augure une nouvelle façon de réaliser des expositions au musée du quai Branly : le travail est réalisé en partenariat avec les musées d’où sont originaires les objets. Le discours est créé en commun, avec ici un point de vue polynésien sur des objets polynésiens. Autre nouveauté remarquable, les textes sont intégralement traduits en reo tahiti (tahitien) et le texte tahitien récité lors de la cérémonie d’investiture du ari’i rahi est lu par un tahitien le ministre de la culture de la Polynésie Française, Heremoana Maamaatuaiahutapu.

Image 3D montrant le futur espace d’exposition du musée de Tahiti et des îles. Un mur d’exposition central sera consacré au maro ‘ura. ©Musée de Tahiti et des îles

Enfin, cette exposition est tout autant une exposition de présentation de cet objet qu’une exposition d’adieu au musée du quai Branly. En 2019, une convention de dépôt a en effet été signée entre le musée du quai Branly et le musée de Tahiti et des Îles. À l’heure des restitutions, cette convention peut interroger, mais rappelons qu’il est impossible de restituer un objet français à… la France. Tahiti étant française, une restitution est inenvisageable. L’objet va ainsi retrouver sa terre natale, et sera mis en scène dans le nouveau parcours du musée de Tahiti et des Îles, dans la partie “Nouvelle Ère” : cet hypothétique maro ’ura devient en effet le symbole des relations nouvelles entre l’hexagone et Tahiti, des allers-retours incessants des objets, des gens, et des idées… Maro ’ura ou non, cet objet semble en tout cas avoir gardé le pouvoir de faire briller Tahiti dans le monde à travers les siècles !

Camille Graindorge
Avec mille remerciements à Garance Nyssen pour sa visite guidée de l’exposition.

Image à la une : La vitrine présentant le supposé fragment de Maro ’ura, le to’o et les āraimoana. Photographie par Garance Nyssen.

1 Le tapa est une étoffe faite d’écorce que l’on rencontre dans toute l’Océanie. Voir l’article de Garance Nyssen, “T’a(s)pa(s) vu mon tapa ?”

2 La London Missionary Society est une société de missionnaires anglicans fondée en 1795, active notamment en Océanie. Source : catalogue de la BNF, notice de collectivité ; https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12088501r

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