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Tupuna, de Moearii Darius : regards multiples sur l’Histoire, message d’espoir pour la culture et le patrimoine polynésien

« Aucun homme, pourtant, ne saurait vivre normalement en étant coupé des racines de son passé, il n’en est pas autrement des sociétés ».1

Ce constat de José Garanger, archéologue, professeur à l’université Paris I qui orchestra des fouilles en Polynésie avec ses étudiants, pourrait être le leitmotiv de Moearii Darius, au cours de son long projet (plus de dix ans) de documentation puis d’écriture de l’ouvrage Tupuna, Voyage sur les Traces des Ancêtres à Tahiti et dans les îles, publié en 2021 chez Au vent des îles.

Cet ouvrage est, en quelque sorte, le regard d’une polynésienne d’aujourd’hui sur l’Histoire, ou plutôt sur les histoires de son peuple et de ses ancêtres car tupuna signifie « ancêtre » en tahitien. Moearii Darius est polynésienne par sa mère, mêlant des origines multiples, dont des ancêtres tahitiens, et française par son père. Cette multiculturalité annonce d’une certaine manière son propos. Les ancêtres de Moearii, ce sont des polynésiens, des français, une partie de sa famille est chinoise. Dans son récit sur la Polynésie française (comprenant les archipels des Marquises, des Gambier, des Tuamotu, de la Société et des Australes), l’idée est de n’oublier personne, car tous font partie de l’histoire de ces îles, certains ayant une plus grande postérité dans les textes que d’autres. Moearii Darius œuvre pour la redécouverte et le maintien du patrimoine polynésien par son investissement dans la danse traditionnelle tahitienne, son engagement associatif pour le renouveau des techniques de navigation ancestrales, mais également par son travail dans le transport aérien et le tourisme.

Nous ne vous proposons pas dans cet article un résumé de l’ouvrage, car il serait vain et assez peu utile de tenter de synthétiser un livre de 250 pages dont les sujets sont si variés que nous ne pourrions en traiter correctement aucun. Ici, l’idée est seulement de vous faire découvrir ce manuel de la Polynésie, des temps anciens à aujourd’hui, et son message d’espoir.

L’autrice Moearii Darius et son ouvrage. Photographie publiée sur le site internet de radiotefana,  © Radiotefana

La nécessité d’écrire suite à un constat

Moearii Darius constate au début de son ouvrage le manque de sources quant à l’histoire des îles de Polynésie française. Celui-ci se caractérise par l’absence de sources écrites de la part des populations autochtones, vivant alors dans une tradition orale, bouleversée, comme toutes les traditions ancestrales de ces îles par la colonisation, la christianisation, l’européanisation, et la crise démographique. On observe alors une prééminence de sources européennes au sujet des sociétés anciennes de Polynésie, notamment de la part de voyageurs, missionnaires et colons, dont le regard, imprégné de leur propre culture est biaisé, incomplet et souvent composé de nombre de préjugés.

À travers son ouvrage, l’autrice cherche en quelque sorte à retrouver l’identité et la mémoire des ancêtres polynésiens, pour « que nous ne soyons plus un peuple sans mémoire »2, dit-elle. Elle parle d’un « voile noir du passé »3 posé sur l’histoire du pays. Une histoire qui n’est pas forcément celle que l’on imagine, une histoire qui n’est pas toujours accessible, souvent dispersée dans diverses sources. D’autant plus que le programme scolaire est lui centré sur l’histoire de la métropole et d’autres pays : le passé des polynésiens reste un mystère.

Tupuna se divise en six chapitres. Le premier s’intéresse notamment à la formation des îles du Pacifique, et à l’origine du peuplement polynésien, à travers une description détaillée des techniques ancestrales de navigation. Le second cherche à discuter les divers mythes entourant les peuples du Pacifique, parfois encore très vivaces, développés à travers le regard des premiers voyageurs occidentaux. S’ensuit un chapitre portant sur l’organisation et les traditions anciennes de cette « civilisation perdue », puis vient la période coloniale, la place tenue par l’Église, l’attrait de la ville et l’européanisation des modes de vie, les modifications des traditions et de l’environnement naturel. Les deux derniers chapitres, sur lesquels nous nous attarderons plus tard, sont dédiés au renouveau politique et économique, ainsi qu’à la renaissance de la culture polynésienne, et au patrimoine naturel de ces îles.

Un ouvrage qui regroupe de multiples formats

Cet ouvrage est protéiforme, riche de très nombreuses informations, et illustré par des images d’archives du Musée de Tahiti et des Îles et les photographies de Jean-Bernard Carillet, auteur et photographe pour le Lonely Planet. Des schémas et chronologies de l’autrice s’ajoutent à ces éléments iconographiques, pour plus de clarté de son propos. Ce côté très pédagogique et illustré, c’est celui qu’on retrouve dans des ouvrages d’enseignement scolaire. Et pour cause. L’autrice s’explique quant à ce format assez unique : « Ce livre-là je l’ai écrit en pensant à tous les gens qui n’aiment pas lire. »4 Elle souligne le fait que le livre en lui-même est une chose, mais que beaucoup de savoirs sont encore à puiser dans les connaissances de certains et certaines quant aux traditions orales, quant aux techniques artisanales… Un grand travail reste à faire, donc.

Schéma réalisé par O.Bichet, illustrant la formation des atolls dans l’ouvrage « Tupuna » de Moearii Darius, 2021, p16. © O. Bichet/ M. Darius/ Au vent des îles

Pourtant, l’entreprise menée par l’autrice est déjà colossale. Les lecteurs y croisent de sujets aussi divers que la géologie, la botanique, l’histoire, les techniques de navigation, la politique, l’archéologie et l’anthropologie, ou encore la linguistique. Moearii Darius utilise des termes clairs, accessibles, mais n’oublie jamais d’être très précise et scientifique dans son propos, les domaines qu’elle maîtrise le moins sont vérifiés par des spécialistes.

On imagine les efforts fournis par Moearii Darius pour jongler entre toutes ces disciplines, leurs concepts, leur vocabulaire, et ce travail paie. Chaque terme est explicité, une définition est donnée dès que le lecteur peut en avoir besoin, et le vocabulaire vernaculaire est utilisé autant que possible. Dans un entretien avec Miriama Bono, directrice du Musée de Tahiti et des Îles, pour le podcast Tahitian Talk, Moearii Darius explique qu’elle cherche en priorité à donner la voix aux sources autochtones et n’hésite pas à mettre en dialogue diverses interprétations d’un même fait. Ainsi, des schémas sur les formations volcaniques et la création des îles dialoguent avec mythes polynésiens sur le même sujet. L’Histoire comme elle est racontée par Moearii, c’est aussi l’évolution des théories, l’évolution du regard, épaulée par l’archéologie et l’anthropologie.

Mêler l’histoire écrite et l’histoire orale

C’est un ouvrage qui se présente comme un livre d’histoire écrit depuis plusieurs voix, celles des voyageurs européens, leur première approche accompagnée de premiers préjugés sur les îles de la Polynésie française, mais également celles des polynésiens. Moearii cherche à mettre en évidence leurs voix à travers la tradition orale, mais également leurs visions et leurs perceptions de l’histoire. Au sujet des premiers contacts entre polynésiens et voyageurs européens par exemple, elle pointe de nombreux malentendus, menant souvent à des conséquences tragiques, et examine ces derniers autant du point de vue des insulaires que de celui des arrivants. Par exemple, Samuel Wallis5, arrivé en 1767 à Tahiti, qui lorsqu’on lui offre un bouquet de plumes rouges et jaunes, en signe de déclaration de guerre, se méprend sur le message et prend celui-ci pour une offrande, provoquant de violents combats. Ce maro’ura, littéralement « ceinture rouge » est un objet de mémoire, utilisé par les communautés pour matérialiser la généalogie dont CASOAR parle ici.

L’histoire orale, vecteur de la mémoire et de la tradition, est ainsi essentielle pour éclairer avec un regard renouvelé le déroulement de ces premières rencontres et nuancer les récits des premiers européens arrivés sur ces îles.

Une « civilisation perdue »

Au centre du déclin des peuples anciens du Pacifique, l’auteure insiste sur la crise démographique qui frappa les îles de Polynésie française tout au long du XIXème siècle. Ainsi, d’après les chiffres qu’elle a pu réunir, Moearii fait le triste constat selon lequel « plus de 80% des populations périrent de maladies jusqu’alors inconnues, au cours des décennies qui ont suivi les premiers contacts. Aucun archipel n’en réchappa ».6 Elle rappelle que cette crise démographique est accompagnée d’une crise psychologique pour les populations, mais aussi d’un oubli des traditions, avec la disparition d’une génération âgée, les peuples se tournant vers des religions européennes promues par les missionnaires. Ces derniers mettent en place de nombreuses règles, dont beaucoup condamnent les traditions ancestrales, considérées comme incompatibles au christianisme. Comme l’écrit Jack London à propos de Tahiti, « La mort règne partout »7 et elle n’est pas le seul fait des maladies mais également celui de l’alcool et des armes à feu, introduits par les européens.

Peu évoqués pendant la scolarité, l’arrivée et l’accueil des communautés chinoises dans les îles sont également mentionnés au cours de l’ouvrage. Alors que de nombreux peuples vivent au XIXème et au XXème siècle sur ces îles, l’autrice souligne le fait qu’il y a finalement peu de mélanges, et que les gens vivent en communautés. Elle insiste donc sur le drame que représente la crise démographique et culturelle du XIXème siècle, mais n’oublie pas d’évoquer la variété de populations vivant alors dans les îles.

Un ouvrage issu de la curiosité, pensé dans la nuance

La curiosité de Moearii Darius l’a amenée, au cours de ses recherches, à se poser sans cesse de nouvelles questions, ce qui fait la richesse de cet ouvrage. Elle ne prend pas pour acquise une histoire qu’on a pu lui raconter, elle cherche toujours à approfondir ses recherches, nuancer les regards et les données, en mettant en lumière les découvertes les plus récentes, les points de désaccords entre chercheurs, ou encore les points sur lesquels nous n’avons pas vraiment de réponse.

Par exemple, elle évoque, pour que les lecteurs puissent adapter leur vocabulaire par la suite, des termes dont l’usage n’est pas adapté aux cultures polynésiennes et à leur histoire. Il en est ainsi par exemple pour les termes d’ « âge de pierre » ou d’ « âge du bronze », qui ne peuvent s’appliquer à des peuples dont l’environnement ne comporte pas de minerais à l’état naturel. C’est la même chose en ce qui concerne le terme de « préhistorique », ou de « découverte » des îles par les Européens. Comme elle le démontre tout au long de son livre, les habitants du Pacifique avaient des cultures très vives et riches avant l’arrivée des européens. On parle donc d’un temps « pré-européen » et non préhistorique, de même, les européens ne « découvrent » pas les îles puisque celles-ci sont déjà habitées.

Un message d’espoir

Les deux derniers chapitres du livre s’intéressent à une période plus contemporaine. Le cinquième chapitre est dédié au renouveau politique et aux choix économiques de la Polynésie, tandis que le dernier chapitre s’attarde sur la renaissance de la culture et du patrimoine.

Moearii Darius insiste sur les conséquences et les polémiques et enjeux autour de la création en 1963 d’un Centre d’Expérimentation du Pacifique, c’est-à-dire les essais nucléaires que la France mène sur les îles de Moruroa et Fangataufa dans sa course à l’armement. Elle souligne le lien entre ce CEP et les revendications indépendantistes de plus en plus marquées à cette époque. Elle montre également le lien entre ce Centre, l’arrivée d’une administration venue de métropole et de corps militaires dans la région, et l’accélération du passage d’une société de subsistance à une société de consommation, de plus en plus dépendante de la métropole sur des points administratifs et d’importation de biens. Bien que la Polynésie montre de nombreux atouts économiques, qu’ils soient le tourisme, la culture de l’huître perlière, ou encore le transport aérien et les produits dédiés à l’exportation, l’économie du pays dépend en réalité grandement des conjonctures économiques internationales. Le tourisme par exemple représente 17% de la formation du PIB. On imagine les conséquences désastreuses d’une pandémie mondiale sur cette économie. Moearii soulève également les inégalités qui caractérisent ce territoire. En 1988 par exemple, les ménages polynésiens sont sous-représentés dans les catégories de professions intellectuelles supérieures (seulement 10%). En 2017, c’est entre 25% et 55% (selon les critères choisis) de la population de Tahiti et de Moorea qui vit sous le seuil de pauvreté.

Cependant, à la suite de ces constats, Moearii propose un regard plein d’espoir sur l’avenir des îles, en évoquant notamment des personnalités qui par leur recherche et par leur engagement font revivre des traditions. C’est le cas par exemple de Madeleine Moua, danseuse, qui après beaucoup de recherches parvient à retrouver les pas de certaines danses traditionnelles après plus d’un siècle de Tapu (mot polynésien qui est entré dans la langue française en tant que « tabou », « interdit »), notamment suite aux interdictions par les missionnaires de ces représentations jugées contraires à la morale chrétienne. Elle s’attarde également sur les Mā’ohi, cette jeune élite intellectuelle qui, à la fin des années 1960, réagit face à la crise identitaire vécue par la Polynésie. Dans son manifeste Ma’ohi ou l’identité bafouée, à la fin des années 1970, Turo a Raapoto s’exprime en ces termes « Un peuple tout entier meurt confortablement, sans paroles, comme dans un film muet, parce que d’autres font l’effort de parler pour lui, à sa place ».8 De nombreux acteurs militent alors notamment pour une réhabilitation du tahitien, qui avait été interdit dans les écoles, remplacé par le français. En 1980, cette langue vernaculaire devient langue officielle aux côtés du français.

Ce renouveau culturel, cette redécouverte du patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel, nous le devons également aux chercheurs, archéologues et ethnologues, qui permettent à travers fouilles et enquêtes de mettre à jour des sites et traditions oubliés. C’est le cas par exemple des travaux de fouilles qui furent orchestrés dès 1963 par José Garanger, archéologue et son équipe. Mentionné par Garance Nyssen dans un précédent article, le marae de Taputapuatea, inscrit depuis 2017 au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco en est par exemple l’un des sites emblématiques. À l’instar d’un guide de voyage, très illustré, le dernier chapitre du livre dévoile le riche patrimoine, matériel, immatériel, mais également de l’environnement naturel polynésien. Moearii insiste notamment sur la grande variété d’espèces endémiques dans le Pacifique et sur la nécessité de préserver celles-ci, dont beaucoup sont protégées, et menacées d’extinction. En ce qui concerne le patrimoine immatériel, l’autrice s’attarde notamment sur la danse et les chants traditionnels, dont le festival Heiva i Tahiti assure le maintien et la promotion. Elle évoque aussi la construction de grandes pirogues doubles, semblables à celles qui ont permis aux premiers habitants d’arriver sur ces îles et d’en découvrir de nouvelles, et l’usage de techniques de navigation ancestrales.

Photographies de trois sites culturels polynésiens, clichés réalisés par J.-B. Carillet, dans « Tupuna » de Moearii Darius, 2021, p 225. © J.-B. Carillet / Moearii Darius / Au vent des îles

 Un patrimoine naturel et culturel en danger certes, mais qu’il appartient à tous de préserver, et de perpétuer. Moearii termine son dernier chapitre sur les termes suivants :

« Bien que la culture ancestrale polynésienne ait été gravement endommagée par les caprices du temps et de l’histoire, elle continue à rester ouverte aux autres et à se partager. Elle présente l’intérêt d’être non seulement le domaine d’érudits, d’organismes publics comme privés, mais aussi de tous ceux qui détiennent des savoirs et savoir-faire au sein des familles. Chacun peut ainsi apporter son brin afin de tresser la tresse de la transmission des cultures de Tahiti et des archipels.
Il y a donc toutes les raisons d’espérer. »9

Voyageurs, férus d’histoire, de géopolitique, de patrimoine naturel ou culturel, cet ouvrage s’adresse à tous, et encourage à poursuivre le travail engagé de redécouverte des traditions polynésiennes.

Margaux Chataigner

Image à la une : Première de couverture de l’ouvrage Tupuna. Voyage sur les traces des ancêtres à Tahiti et dans les îles, 2021Pirogue Faafaite,  © D. Hazama.

1 José Garanger, archéologue, cité par Eric Conte dans CONTE, E., 2000. L’archéologie en Polynésie française. Esquisse d’un bilan critique. Tahiti, Au vent des îles, p. 18.

2 DARIUS, M., 2021. Tupuna. Voyage sur les traces des ancêtres à Tahiti et dans les îles. Tahiti, Au vent des îles, p. 4.

3 Moearii Darius interviewée dans le podcast Tahitian Talk #28, « Moearii Darius – Voyage sur la trace des ancêtres », le 28 novembre 2021.

4 Ibid.

5 Samuel Wallis, explorateur anglais, arrive le 17 juin 1767 à Tahiti. Il est le premier européen à toucher Tahiti.

6 DARIUS, M., 2021. Tupuna. Voyage sur les traces des ancêtres à Tahiti et dans les îles. Tahiti, Au vent des îles, p. 77.

7 Ibid., p. 162.

8 Turo a Rappoto est cité par Moearii Darius. Ibid, p. 212.

9 Ibid., p. 247.

Bibliographie :

  • DARIUS, M., 2021. Tupuna. Voyage sur les traces des ancêtres à Tahiti et dans les îles, Au vent des îles.
  • Podcast Tahitian Talk #28, « Moearii Darius – Voyage sur la trace des ancêtres », le 28 novembre 2021, https://podcast.ausha.co/tahitian-talk/28-moearii-darius-voyage-sur-la-trace-des-ancetres

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