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À la poursuite d’Hugo Pratt : J’avais un rendez-vous

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L’achat de J’avais un rendez-vous, déniché par hasard au détour de l’excellente librairie Flagey de bandes dessinées à Bruxelles, a été l’affaire d’une seconde seulement. Bien que n’ayant pas encore lu la série Corto Maltese (j’ai bien conscience qu’il s’agit d’une aberration, c’est comme si une amatrice de cinéma n’avait jamais vu un seul film de Quentin Tarantino), la qualité des aquarelles de la couverture me laissait présager de très belles surprises à l’intérieur, et, peut-être, la promesse du coup de pied nécessaire pour me décider à lire les aventures d’un des plus célèbres marins du neuvième art.

Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. Couverture.

L’album est consacré à l’ultime voyage dans le Pacifique d’Hugo Pratt en 1992, le dernier avant sa mort en 1995. Il est l’occasion pour le dessinateur de mettre à l’épreuve ses attentes concernant ces îles et de rêver une dernière fois. L’ouvrage paru en 2020 est une réédition plus complète d’un volume paru l’année même du décès du dessinateur.

Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. pp. 2 & 3.

D’emblée, J’avais un rendez-vous apparaît magnifique, et bien fourni. Illustrations, extraits de carnets de croquis et planches de la bande dessinée ponctuent un texte de la main de Hugo Pratt qui, en tout, doit tenir en une trentaine de pages. Ces quelques chapitres, portant chacun le nom d’une des îles que le célèbre dessinateur a visité, sont suivis d’un bref texte signé par Patricia Zanotti témoignant de son expérience de voyage avec lui dans le Pacifique. Enfin, viennent quelques pages rassemblant des photographies des dits voyages en 1992, témoins des anecdotes racontées par Pratt lors des chapitres précédents, juste avant que l’aventure ne s’achève finalement par une biographie express en quelques dates.

Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. Deux exemples de tête de chapitre.

J’y ai notamment découvert avec surprise que le jeune Italien Hugo Pratt, avant de cultiver l’art du pinceau, avait servi dans l’armée de Mussolini, répondant vraisemblablement au désir de son père qui était un fasciste convaincu. Difficile à imaginer pour un dessinateur dont le souvenir est aujourd’hui associé avec raison à l’humanisme et à l’ouverture d’esprit au cœur d’une période qui ne favorisait ni l’un ni l’autre.

Trois vignettes commercialisées par Liebig au début du XXème siècle, semblables à celles que Hugo Pratt a pu connaître à Venise pendant son enfance.

Les racines de Pratt, auxquelles s’intéresse les quelques premières pages de l’ouvrage, dressent le portrait d’un enfant rêveur et peut-être un peu solitaire, futur poète de six ou sept ans des années 1930, fasciné par les images aux couleurs saturées qu’il découvrit pour la première fois grâce aux vignettes Liebig qu’il trouvait dans une crèmerie de Venise, sa ville d’origine. Ce premier contact fut ensuite nourri de rencontres et de lectures fortuites, qui mirent Pratt sur la piste de la poursuite d’un rêve et d’un idéal qui n’est pas sans rappeler l’exotisme construit et rêvé auquel ont aspiré bien d’autres avant lui.

« Je suis venu dans le Pacifique à la recherche d’un rêve, ou plutôt à sa poursuite. »1

« Décoration d’une natte traditionnelle aux Îles Fidji », Feutre et aquarelle, 1989. Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. p. 16.

« Guerriers papous du Golfe Huon, Nouvelle-Guinée ». Encre de chine, feutre et aquarelle, 1989. Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. p. 30.

« Indigènes des Îles Yap », Feutre et aquarelle, 1989. Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. p. 122.

Après cette brève introduction, durant laquelle on saisit assez bien la nature du prisme personnel au travers duquel il rêvera puis découvrira le Pacifique en tant qu’adulte à la fin de sa vie, s’enchaînent les chapitres au nom des différentes îles visitées par Pratt en 1992, qui se révèlent inégaux en terme de contenu. On découvre tour à tour avec plaisir Rapa Nui, Rarotonga, Pago Pago, Apia, et enfin la Nouvelle-Irlande ; cependant, cette découverte limitée se fait souvent par le biais de figures emblématiques historiques, très souvent de la marine, qui ont fasciné et inspiré le dessinateur. Bien qu’intéressantes, elles s’intéressent assez peu à la culture locale de façon profonde, sauf dans le cas précis de Rapa Nui qui semble avoir laissé une impression durable sur Hugo Pratt (comme en témoignent les très poétiques planches ci-dessous.)

 

Quatre planches issues de l’album Mû des aventures de Corto Maltese, reproduites dans Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. pp. 44-47.

J’avais un rendez-vous est avant tout le témoignage d’une vie, et se situe entre journal de bord et carnet d’inspirations multiples. Pendant sa lecture, on embarque pour un voyage non pas pour le Pacifique réel, mais sur les traces de pas qu’Hugo Pratt a laissées le long de la plage de son imaginaire fertile et stimulé par la beauté des îles. Le véritable atout de cet album se situe dans ses abondantes et superbes aquarelles, qui, bien que stéréotypées (surtout en ce qui concerne les représentations féminines, comme malheureusement trop souvent), ne manqueront pas d’inspirer à leur tour. Corto Maltese, j’arrive !

« Hugo Pratt à l’Ahu Akapu, près de Hanga Roa ». Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. p. 187.

« Le matin suivant nous parvenions au bon endroit et vîmes l’aube au pied des Moai, le long de la plage d’Anakena. J’ai rarement vu Pratt aussi ému. En réalité, Pratt voyageait plus dans l’idée d‘éprouver certains lieux que de les découvrir. Pour lui, se rendre dans le Pacifique après toutes les pages qu’il avait dessinées avec Corto Maltese, Capitan Cormorant, ou encore pour l’Île au trésor, c’était retrouver les paysages qui avaient alimenté son imagination. Il ne cherchait pas à se documenter sur un lieu pour ensuite le dessiner, tout simplement parce que les dessins, il les avait déjà faits. Son voyage était un voyage nostalgique, où il cherchait à réanimer la fascination qui, depuis son adolescence, l’avait poussé à dessiner. Il recherchait les lieux dont il avait rêvé. »2

Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. p. 146.

Elsa Spigolon

Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode.
Prix public : 29 €

Image à la une :  Extrait d’une planches issue de l’album Mû des aventures de Corto Maltese, reproduites dans Pratt, Hugo, 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode. p. 47.

1 Hugo Pratt in PRATT, H., 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode.

2 Patricia Zanotti, « En voyageant avec Pratt » in PRATT, H., 2020. J’avais un rendez-vous. Editions Le Tripode, p. 182.

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