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Breath of life (la vie n’est qu’un souffle) à la fondation Opale

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Il est difficile de passer par hasard à la Fondation Opale ! Juchée à 1100 mètres d’altitude dans un village des Alpes suisses, il faut d’abord en passer par quelques virages en épingle pour finalement arriver à destination : la commune valaisanne de Lens. Avant même d’entrer dans le Centre d’art, le visiteur peut en apprécier le cadre naturel; la vallée du Rhône en contrebas, des sommets enneigés à l’horizon et leurs reflets dans lac de Louché, qui borde la Fondation. 

Réalisé par l’architecte suisse Jean-Pierre Emery, le bâtiment a justement pour vocation de s’insérer dans cet environnement de façon à le mettre en valeur. Au miroitement du lac répond la façade miroir du Centre d’art, reflétant, elle-aussi, les montagnes environnantes. Le toit végétalisé complète cet “effacement” du bâtiment du paysage. 

Vue du Centre d’Art – © Olivier Maire

Premièrement occupé par la fondation Pierre Arnaud à partir de 2013, le Centre d’Art de Lens est ensuite repris par la Fondation Opale qui y inaugure ses premières expositions en 2018. La naissance de cette fondation repose principalement sur Bérengère Primat, résidente d’une commune voisine et collectionneuse d’art Aborigène (Collection Bérengère Primat, plus de 1100 œuvres de 250 artistes différents). La Fondation Opale a pour objectif de “valoriser le Centre d’art de Lens et devenir l’une des plateformes de référence pour l’art aborigène contemporain en Europe”1. Elle s’intéresse donc à la fois au territoire local en participant à l’offre culturelle et touristique de la région tout en produisant des expositions de dimension internationale, que ce soit au niveau des artistes présentés ou des commissaires d’expositions impliqués. Elle est présidée par Bérengère Primat, son directeur opérationnel est Gautier Chiarini et le conservateur qui y est rattaché est Georges Petitjean. La fondation possède quelques œuvres qui résident dans les espaces du bâtiment (et autour), dont des ghost net du Ceduna Art Collaborative, mais pas d’un parcours d’exposition avec des collections permanentes. Elle est également la dépositaire des archives de Bernard Lüthi, artiste, activiste et commissaire d’expositions (dont la célèbre exposition Magiciens de la Terre) qui a contribué à la reconnaissance de l’art Aborigène en Europe tout au long de sa carrière.

Le Centre d’Art fonctionne avec deux espaces (1060m² de surface d’exposition en tout) : un large espace sur deux niveaux pour les expositions principales et une salle annexe qui accueille des “special focus” consacrés à une œuvre particulière d’un artiste ou d’un collectif. Des productions de Michael Cook et Robert Fielding, entre autres, y ont été présentées ainsi que celles d’autres artistes qui ne sont pas forcément d’origine aborigène. Dans l’autre espace, la Fondation Opale présente donc des expositions temporaires qui possèdent une durée d’exploitation assez longue : environ 10 mois en général.

Après une première grande exposition introductrice à l’art Aborigène (Before Time Began, également présentée à Bruxelles) qui évoquait la notion du Temps du rêve et la genèse de l’art Aborigène contemporain, la seconde grande exposition (Résonances) proposait quant à elle de mettre en relation des œuvres Aborigènes avec celles d’artistes aux origines variées au travers de thématiques cosmogoniques. Dans ces deux expositions, on retrouve des travaux d’artistes aborigènes qui sortent du médium classique de la peinture sur toile ou sur écorce et un dialogue avec des productions d’artistes non aborigènes; des propositions intéressantes qui mettent en valeur le dynamisme de la création contemporaine aborigène et sa participation au panorama mondial de l’art contemporain. 

Ces mêmes directions se retrouvent dans l’exposition actuellement présentée à la Fondation Opale : Breath of life – la vie n’est qu’un souffle (du 13.06.21 au 17.04.22) qui est consacrée au yidaki, instrument de musique emblématique des cultures aborigènes, souvent plus connu sous le nom de didgeridoo. L’exposition s’ancre en terres yolngu, région du nord-est de la Terre d’Arnhem (Territoires du Nord). Mêlant productions matérielles, vidéos et techniques de mapping, elle propose une découverte de l’instrument à travers le regard d’artistes contemporains yolngu, musiciens ou plasticiens. 

Yidaki est le nom porté par le didgeridoo chez les peuples yolngu. Au nombre d’environ 4600 personnes, les yolngu sont les premiers habitants de la région. Ils sont répartis en une trentaine de clans partageant, jusqu’au milieu du XXème siècle, un mode de vie semi-nomade et aujourd’hui encore des croyances communes. Les groupes se différencient toutefois par les langues ou dialectes parlés. On compte environ six langues et douze dialectes appartenant à la famille linguistique yolngu matha. À l’instar des autres populations aborigènes, l’organisation sociale des peuples yolngu est régie par des règles de parenté très strictes. Les populations Yolngu se divisent en deux moitiés : Dhuwa et Yirritja, elles-mêmes subdivisées en de nombreux sous-groupes communément appelés clans. Les membres d’un même clan partagent un territoire et des mythes communs. 

Carte de la région des peuples Yolngu – © CASOAR

L’exposition s’organise en deux parties, sur deux étages différents. Au premier étage, la première moitié de l’exposition est consacrée à l’objet yidaki. Au rez-de-chaussée, la seconde se concentre sur des sites (voir l’importance de la topographie chez les Aborigènes ici) associés à l’instrument vus à travers des œuvres d’artistes plasticiens contemporains. 

La première partie de l’exposition associe principalement supports vidéo et yidaki. Le visiteur y découvre entre autres le processus de fabrication de l’instrument : du choix de l’arbre à abattre à la peinture des motifs, les techniques de respiration nécessaires au jeu ainsi que les usages de l’instrument, du rituel au curatif, avec notamment un extrait du reportage Morning Star (à paraître) traitant d’une étude sur le potentiel de guérison par le yidaki à l’hôpital Hammersmith de Londres. L’exposition accorde une place de choix à Djalu Gurruwiwi (né vers 1930), actuellement considéré comme le plus grand joueur de yidaki. Il occupe également un rôle de “gardien de l’instrument” (gardien des connaissances associées) et de leader spirituel. Dans un film créé à destination de l’exposition, Djalu Gurruwiwi appelle à la réconciliation universelle et à l’union autour du yidaki. Aujourd’hui, le flambeau est repris par ses trois fils, Larry, Vernon et Jason, aussi joueurs de yidaki. L’exposition met également l’objet à l’honneur en présentant, sur des plateformes circulaires, des ensembles de yidaki provenant de différents clans : l’occasion pour le visiteur de s’approprier l’instrument tout en observant les similitudes et différences formelles. À ces exemplaires viennent s’ajouter des bilma, instruments de percussions également connus sous le nom de clapsticks (claves). Indissociables des yidaki, ils permettent de maintenir le rythme lors des chants et performances musicales. Les instruments proviennent principalement de collections privées; notamment des collections Christian Som et Michiel Teijgeler.

Vue de l’exposition, des yidaki sont présentés à la verticale sur des plateformes circulaires – © Margot Kreidl

La seconde partie de l’exposition s’ancre dans le territoire de Gängän et expose à quatre artistes et un collectif pour mettre à l’honneur les sites importants associés au yidaki. Le premier site est le billabong (étang en langue Yolngu) de Garrimala, qui avoisine le territoire de Gängän. Le lieu apparaît dans les mythes et chants du clan Gälpu dont fait partie l’artiste Malaluba Gumana (1954-2020). Cette dernière ancre son œuvre à Garrimala à travers les motifs propres à son clan :  le dhatam (nénuphar), le djari (arc-en-ciel) et le djaykung (serpent marin). Elle emploie également le marwat, fines hachures entrecroisées conférant un aspect vibrant aux œuvres, connu sous le nom de rarrk dans d’autres régions d’Australie. L’exposition présente une toile et un ensemble de larrakitj, ossuaires ou poteaux funéraires, peints par l’artiste. Ces poteaux sont disposés sur une plateforme qui rappelle la forme d’un étang et sur laquelle est projeté un mapping de The Mulka Project suggérant le miroitement de l’eau. 

Le second artiste mis à l’honneur dans cette partie de l’exposition est Gunybi Ganambarr (1973-). Joueur de yidaki et artiste plasticien, il a vécu toute sa vie à Gängän et en est l’un des détenteurs des mythes. S’il réalise ses premières œuvres aux pigments naturels sur écorce tel qu’on a l’habitude de le voir en Terre d’Arnhem, il expérimente aujourd’hui de nouvelles techniques, employant des matériaux de récupération trouvés à proximité des exploitations minières voisines. Au-delà des innovations, l’artiste n’en délaisse pas pour autant son héritage, ancrant son œuvre dans le territoire de Gängän tant par les motifs employés et mythes associés que par les matériaux utilisés qui, bien qu’issus de l’industrie, font aujourd’hui partie intégrante du paysage de Gängän. L’exposition présente un ensemble de hollow log ou poteaux funéraires, une œuvre monumentale sur plaque d’aluminium ainsi que deux œuvres sur panneaux d’isolants.

Vue de l’exposition, au premier plan : larrakitj (poteaux funéraires ou ossuaires) de l’artiste Malaluba Gumana, à l’arrière plan : œuvre sur panneau d’aluminium de l’artiste Gunybi Ganambarr – © Margot Kreidl

Dans la dernière salle de l’exposition, le visiteur est accueilli par d’étranges personnages filiformes aux oreilles pointues, aux côtes saillantes et aux jambes ondulantes (respectant la forme originale des branches). À ces œuvres de Nawurapu Wununmurra (1952-2018) s’ajoutent, au centre de la pièce, un groupe de personnages, plus statiques, créé par son fils, Bulthirrirri Wununmurra (1981-). Enfin un mapping vidéo réalisé par le collectif yolngu The Mulka Project en collaboration avec Bulthirrirri Wununmurra est associé à cette mise en scène. Projeté sur une grande toile transparente disposée en cercle autour des sculptures de  Bulthirrirri Wununmurra, le mapping laisse apparaître des silhouettes en mouvement. L’ensemble de la salle évoque la présence des mokuy, esprits ancestraux associés aux défunts. Pour les yolngu, ce sont eux qui seraient à l’origine de la transmission des manikay, les chants ancestraux. Ils seraient également capables de produire des sons similaires au yidaki. Les artistes font également référence au site sacré de Balambala (toujours sur le territoire de Gängän). Considéré comme l’un des points de réunion des mokuy, ce site est utilisé pour relayer l’annonce d’un décès et appeler les esprits et hommes de tous les clans pour les cérémonies funéraires grâce au son du yidaki

Vue de l’exposition, à gauche : sculptures mokuy de Nawurapu Wununmurra, à droite : mapping-vidéo de The Mulka Project – © Margot Kreidl

C’est avec un grand plaisir que nous avons découvert la très belle fondation Opale et son exposition Breath of life – la vie n’est qu’un souffle. Nous nous réjouissons de voir mis à l’honneur, dans une exposition consacrée à l’art aborigène contemporain, des productions autres que picturales ainsi que des artistes de Terre d’Arnhem parfois délaissés au profit des artistes du Désert central. Nous avons également été enthousiasmées par la sélection d’objets proposée et en particulier par la présence d’œuvres de Gunybi Ganambarr, Nawurapu Wununmurra, Bulthirrirri Wununmurra et du collectif The Mulka Project. En effet, nous connaissions les productions réalisées aux pigments naturels sur eucalyptus mais découvrons grâce à l’exposition de la fondation ces artistes qui s’emparent de nouveaux médiums et osent de nouvelles propositions formelles. Enfin, nous ne pouvons que recommander à tous cette exposition au propos accessible et bien construit. N’attendez pas pour aller la découvrir ! 

Quant à nous, nous vous retrouverons prochainement pour un nouvel article sur le didgeridoo.

Morgane Martin & Margot Kreidl

1 Dossier de presse de l’exposition « La vie n’est qu’un souffle », p. 14.

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