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La dégradation des sculptures du parlement : retour sur un épisode iconoclaste en Papouasie-Nouvelle-Guinée

En décembre 2013, le président du parlement néo-guinéen, Theodore Zibang Zurenuoc, cause une vive émotion dans le pays. Armé d’une hache, il s’attaque au linteau ornant le fronton du parlement, endommageant de façon irréversible les sculptures qui le composent. Si de nombreuses voix s’élèvent alors en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour commenter cet épisode, toutes ne s’opposent pas aux actions du président, mettant ainsi en lumière les débats qui agitent le pays et son rapport au christianisme.

Pour comprendre cet événement, il faut tout d’abord revenir sur l’histoire du bâtiment du parlement et de son décor. Conçu par l’architecte néo-zélandais Cecil Hogan et inauguré en 1984, le parlement de Papouasie-Nouvelle-Guinée prend la forme d’une haus tambaran, un bâtiment typique de la culture Abelam dans la région du Sépik. Le bâtiment présente un abondant décor intérieur et extérieur, réalisé en grande partie par les élèves de la National Art School sous la direction d’Archie Brennan. La façade est notamment ornée d’une grande mosaïque symbolisant les ressources du pays et d’un linteau sculpté.1 

La façade du parlement de Papouasie Nouvelle-Guinée avec le linteau sculpté encore en place.

Ce linteau renvoie par sa forme aux sculptures qui décorent habituellement les façades des haus tambaran mais là où les linteaux abelam figurent sous forme de visages des entités non-humaines impliquées dans la vie rituelle, les visages du linteau du parlement représentent les dix-neuf provinces de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le but du bâtiment et de son programme décoratif est alors de symboliser l’unité et l’identité nationale du pays nouvellement indépendant tout en reconnaissant l’importance des différentes cultures qui le constituent.2 

C’est précisément à ce décor que Theodore Zurenuoc s’attaque en 2013. En plus du linteau, le président et ses partisans s’en prennent également à une grande sculpture située à l’intérieure du bâtiment et intitulée Bug Wantaim.3 Comme le linteau, cette œuvre opère un mélange entre différentes traditions sculpturales du pays et symbolise la nécessaire collaboration des différentes provinces à travers l’institution du parlement. Le président explique son geste par la volonté de purger le parlement d’images qu’il considère comme liées à des figures démoniaques et à la pratique de la sorcellerie.4

La façade du parlement de Papouasie Nouvelle-Guinée après la dégradation et le retrait du linteau sculpté

En d’autres termes, c’est de christianisme dont il est ici question. Si il peut sembler en France illégitime d’associer des opinions religieuses et le décor d’un bâtiment public, il faut comprendre que la Papouasie-Nouvelle-Guinée n’est pas un état laïc. La constitution du pays (consultable ici) affirme ainsi dès ses premières lignes l’importance des « principes chrétiens qui sont les nôtres » et qui sont placés sur un pied d’égalité avec les « nobles traditions » héritées du passé.

Theodore Zurenuoc présente son action comme s’inscrivant dans le cadre d’un projet de réforme et de modernisation du parlement et propose de remplacer les sculptures par des symboles chrétiens propres selon lui à unifier le pays.5 Les sculptures endommagées sont ainsi présentées comme « indécentes »6, composées d’ «idoles » et de « masques démoniaques ».7  À leur place, Zurenuoc propose d’installer un « pilier de l’identité et de l’unité nationale » dont le premier fondement serait la parole divine (voir illustration ci-dessous).

Description de la sculpture Bug Wantaim selon Theodore Zurenuoc, les sculptures sont décrites comme immorales et liées à la sorcellerie 2014. « Reformation of National Parliament as a Symbol of National Unity » in Buisness Melanesia, mai 2014.

Le projet de Zurenuoc dépasse de loin un simple projet de décoration intérieure, c’est un véritable programme de réforme morale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et de ses institutions que le président se propose de mettre en œuvre.8  Il affirme ainsi vouloir « informer le monde que nous sommes une nation chrétienne »9 et fonder pleinement l’unité et l’identité nationale sur le christianisme.10

Le pilier de l’identité et de l’unité nationales proposé par Theodore Zurenuoc 2014. « Reformation of National Parliament as a Symbol of National Unity » in Buisness Melanesia, mai 2014.

Pourtant, ce projet est loin de faire l’unanimité en Papouasie-Nouvelle-Guinée, malgré le caractère de religion nationale du christianisme. Des voix s’élèvent immédiatement chez les personnages les plus importants du pays pour dénoncer les sévices imposés aux sculptures. Andrew Moutu, directeur du National Museum, s’insurge dans un communiqué (aujourd’hui inaccessible en ligne) et fait savoir que cette action est considérée comme illégale et « sacrilège ».11 Le National Museum récupérera ainsi ce qu’il reste des sculptures pour les mettre à l’abri. L’ancien premier ministre, Grand Chief Sir Michael Somare, s’oppose également vivement à la démarche du président du parlement décrite comme du « terrorisme culturel ».12 C’est jusqu’à la Conférence Nationale des Évêques de Papouasie-Nouvelle-Guinée et des Salomon qui condamne la destruction des œuvres et taxe Zurenuoc de fondamentalisme13 .

Tous ces opposants sont pourtant eux-mêmes chrétiens et adhèrent à l’idée du christianisme comme religion d’État. Ce qui se joue ici, ce sont en fait deux visions extrêmement différentes du christianisme. Bien qu’on en parle le plus souvent au singulier, le christianisme est en effet très loin d’être une religion unifiée et une multitude d’églises et de courants cohabitent en son sein. Theodore Zurenuoc est proche des courants évangélistes et pentecôtistes apparus au sein du protestantisme à partir de la fin du XVIIIème siècle et qui forment une mosaïque d’églises en constante recomposition.

Les chrétiens évangélistes-pentecôtistes adhèrent notamment à une lecture très littérale de la Bible et son tournés vers l’attente du Jugement Dernier, considéré comme imminent. Il est fréquent que ces églises manifestent une forte hostilité à l’égard de toute pratique ou objets qu’elles perçoivent comme étant liées aux religions ayant précédé la conversion au christianisme. Les religions anciennes sont le plus souvent diabolisées et les entités impliquées dans leurs cultes associées à des démons.14 Dans ce contexte, les sculptures du parlement apparaissent aux chrétiens évangélistes comme des « idoles » de par leur lien explicite avec certaines anciennes pratiques religieuses.

Le projet de réforme morale des institutions prôné par Zurenuoc n’est pas non plus sans rappeler la théologie du combat spirituel souvent mise en avant par ces églises et selon laquelle les croyants sont perpétuellement engagés dans une lutte contre les forces démoniaques. Cette lutte se joue sur un plan non seulement moral et spirituel mais également physique et peut s’incarner dans des lieux. Le parlement est ainsi perçu par Zurenuoc et ses partisans comme habité par des forces maléfiques, incarnées et encouragées par la présence des sculptures. La destruction des sculptures est  vue comme une reconquête physique du bâtiment et une reconquête morale de l’institution qu’il représente.

Ce point de vue n’est cependant pas partagé par les églises dites « mainline », principalement l’église catholique et l’église anglicane. Ces églises, implantées de façon ancienne dans le Pacifique, manifestent souvent une plus grande tendance à intégrer des pratiques locales au sein de leur culte. La cathédrale Saint Mary de Port Moresby reprend ainsi largement la forme d’une haus tambaran. À leurs yeux, le geste de Zurenuoc apparaît au contraire comme contraire aux principes du christianisme : détruire les sculptures revient en effet à leur reconnaître un pouvoir réel sur le plan spirituel. Les autorités catholiques ont ainsi notamment dénoncé son geste comme une forme de culte du cargo.15

L’anthropologue John Barker, spécialiste du christianisme dans le Pacifique, avance cependant que le projet de réforme morale défendu par Zurenuoc ne suffit pas complètement à expliquer son geste. Barker rappelle en effet que les destructions d’objets et de bâtiments ont jalonné l’histoire de la conversion des populations du Pacifique au christianisme.16 Contrairement à une idée reçue, ces destructions ont souvent été organisées à l’initiative même des populations converties, les missionnaires peu nombreux n’étant pas en position de les imposer.

Barker propose ainsi de mettre en relation la destruction des sculptures du parlement avec un autre événement : l’acquisition en 2015 par le gouvernement de Papouasie-Nouvelle-Guinée d’un exemplaire de l’édition originale de la King’s James Bible (traduction de la Bible commandée par le roi Jacques Ier d’Angleterre et éditée pour la première fois en 1611). Accueilli en grande pompe à l’aéroport de Port Moresby, l’objet est loué par Théodore Zurenuoc dans un discours mettant en avant son projet de réforme morale du pays :

« Nous avons besoin de moralité plus que de tout autre chose dans cette nation et vous comprendrez que la Bible est la seule source qui contienne ces valeurs plus que tout autre document de foi. Si vous voulez combattre la corruption, si vous voulez la paix et si vous voulez l’ordre et si vous voulez la discipline et si vous voulez emplir la nation nationale de patriotisme national alors vous avez intérêt à enseigner la moralité. »17

De la même façon que les sculptures du parlement étaient présentées comme favorisant les dysfonctionnement de l’institution parlementaire, John Barker souligne que la King’s James Bible apparaît ici comme une incarnation des valeurs morales et la compare à une sorte de nouvelle « idole », positive cette fois.18 Il rappelle que ce n’est pas la première fois dans l’histoire du Pacifique que les Bibles en tant qu’objet sont investies d’une telle signification. À la suite des conversions polynésiennes du début du XIXème siècle elles-même marquées par des pratiques iconoclastes, les Bibles distribuées par les missionnaires étaient fréquemment considérées comme de nouveaux objets de culte, investis d’une force de changement.19 À la destruction des sculptures du parlement, considérées comme des « idoles » maléfiques, succède ainsi l’acquisition d’une nouvelle idole, une Bible, socle sur lequel fonder un nouvel ordre social et moral.20

Le projet de Theodore Zurenuoc n’aura cependant pas totalement abouti puisqu’en juin 2016, la dégradation et le retrait des sculptures du parlement ont été jugées illégales par la National Court.21 Bien que le président ait été sommé de faire restaurer les sculptures et de procéder à leur remise en place, le linteau n’a toujours pas regagné la façade du parlement.

Alice Bernadac

Image à la une : Parlement de Papouasie Nouvelle-Guinée, Port Moresby, Photo Tok Pisin English Dictionnary

1 ROSI, P., 1991. « Papua New Guinea’s Parliament House : A contested national symbol » in The Contemporary Pacific, vol. 3, n°2. Manoa, Centre for Pacific Islands Studies University of Hawaii Press. pp. 289-324.

2 ROSI, P., 1991. « Papua New Guinea’s Parliament House : A contested national symbol » in The Contemporary Pacific, vol. 3, n°2. Manoa, Centre for Pacific Islands Studies University of Hawaii Press. pp. 289-324. p. 290.

3 ROSI, P., 1991. « Papua New Guinea’s Parliament House : A contested national symbol » in The Contemporary Pacific, vol. 3, n°2. Manoa, Centre for Pacific Islands Studies University of Hawaii Press. pp. 289-324. p. 303.

4EVES, R., HALEY, N., et al. 2014. Purging Parliament : A New Christian Politics in Papua New Guinea ?, SSEGM Discussion Paper 2014/1. Canberra, Australia National University. p. 5.

5 2014. « Reformation of National Parliament as a Symbol of National Unity » in Buisness Melanesia, mai 2014. (consultable ici)

6 2014. « PNG Speaker Clarifies Parliament Restoration and Unity Project » in Buisness Melanesia, avril 2014. (consultable ici)

7 EVES, R., HALEY, N., et al. 2014. Purging Parliament : A New Christian Politics in Papua New Guinea ?, SSEGM Discussion Paper 2014/1. Canberra, Australia National University. p. 4.

8 COX, J., 2014. « The Beginnings of a ‘Pentecostalist’ Public Realm in Papua New Guinea ? » in EVES, R., HALEY, N., et al. 2014. Purging Parliament : A New Christian Politics in Papua New Guinea ?, SSEGM Discussion Paper 2014/1. Canberra, Australia National University. pp. 11-14 : p. 13.

9  2014. « PNG Speaker Clarifies Parliament Restoration and Unity Project » in Buisness Melanesia, avril 2014. (consultable ici)

10 2014. « Reformation of National Parliament as a Symbol of National Unity » in Buisness Melanesia, mai 2014. (consultable ici)

11 ISAACS, J & SMITH, T., et al., 1998. Emily Kame Kngwarreye Paintings. Sydney, Craftman House. p. 61.

12 MAY, R., 2014. « The ‘Zurenuoc Affair’ : Religious Fondamentalism and National Identiy ? » in EVES, R., HALEY, N., et al. 2014. Purging Parliament : A New Christian Politics in Papua New Guinea ?, SSEGM Discussion Paper 2014/1. Canberra, Australia National University. pp. 3-8.

13 MAY, R., 2014. « The ‘Zurenuoc Affair’ : Religious Fondamentalism and National Identiy ? » in EVES, R., HALEY, N., et al. 2014. Purging Parliament : A New Christian Politics in Papua New Guinea ?, SSEGM Discussion Paper 2014/1. Canberra, Australia National University. pp. 3-8.

14 Pour plus d’informations sur les églises évangélistes, pentecôtistes et leur histoire on pourra consulter COLEMAN, S & HACKETT, R. (éds.), 2015. The Anthropology of Global Pentecotalism
and Evangelicalism. New York, New York University Press.

15 BARKER, J., 2017. « The politic of salvation in Papua New Guinea : Thoughs on the Parliamentary Iconoclasm of 2013 », intervention lors du séminaire FRAO, EHESS, 03/05/2017.

16 BARKER, J., 2017. « The politic of salvation in Papua New Guinea : Thoughs on the Parliamentary Iconoclasm of 2013 », intervention lors du séminaire FRAO, EHESS, 03/05/2017.

17 2015. « King James Bible arrives in Port Moresby », reportage d’EMTV. (consultable ici)

18BARKER, J., 2017. « The politic of salvation in Papua New Guinea : Thoughs on the Parliamentary Iconoclasm of 2013 », intervention lors du séminaire FRAO, EHESS, 03/05/2017.

19 SISSONS, J., 2014. The Polynesian Iconoclasm : Religious Revolution and the Seasonality of Power. New York, Berghahn.

20 BARKER, J., 2017. « The politic of salvation in Papua New Guinea : Thoughs on the Parliamentary Iconoclasm of 2013 », intervention lors du séminaire FRAO, EHESS, 03/05/2017.

21 Voir ici

Bibliographie :

  • BARKER, J., 2017. « The politic of salvation in Papua New Guinea : Thoughs on the Parliamentary Iconoclasm of 2013 », intervention lors du séminaire FRAO, EHESS, 03/05/2017.
  • EVES, R., HALEY, N., et al. 2014. Purging Parliament : A New Christian Politics in Papua New Guinea ?, SSEGM Discussion Paper 2014/1. Canberra, Australia National University. (consultable ici)
  • MOUTU, A., 2013. « Museum decries removal of lintel on the National Parliament », communiqué de presse du 28 novembre 2013. (Précédemment consultable ici)
  • ROSI, P., 1991. « Papua New Guinea’s Parliament House : A contested national symbol » in The Contemporary Pacific, vol. 3, n°2. Manoa, Centre for Pacific Islands Studies University of Hawaii Press. pp. 289-324.
  • SISSONS, J., 2014. The Polynesian Iconoclasm : Religious Revolution and the Seasonality of Power. New York, Berghahn.
  • TOMLINSON, M & McDOUGALL, D (éds.)., 2013. Christian Politics in Oceania. New York, Oxford, Berghahn Books.
  • 2014. « PNG Speaker Clarifies Parliament Restoration and Unity Project » in Buisness Melanesia, avril 2014. (consultable ici)
  • 2014. « Reformation of National Parliament as a Symbol of National Unity » in Buisness Melanesia, mai 2014. (consultable ici)
  • 2015. « King James Bible arrives in Port Moresby », reportage d’EMTV. (consultable ici)

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