1 Commentaire

Tinpis Run : Sur la route de Papouasie-Nouvelle-Guinée

Tinpis Run est souvent présenté comme le premier film de fiction de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Bien que les premiers films réalisés par des autochtones notamment à Port Moresby, la capitale, remontent aux années 1970, Tinpis Run est le film culte du cinéma papou-néo-guinéen. Ce road movie en Tok Pisin sous-titré en anglais et français réalisé en 1991 par Pengau Nengo connaît un certain succès à l’internationale. Le film est nominé au Festival international du film de Locarno et au Festival international du film de Valladolid. Il reçoit une mention spéciale au Festival international du film de Rotterdam en 1991 ainsi que le prix du Meilleur acteur au festival Balafon en 1996.  Alors cette semaine, en route pour ce road movie plein d’humour et de poésie ! 

Le film suit les péripéties de Papa (joué par Leo Konga), un chef d’une tribu des Hautes-Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée. L’histoire débute avec l’accident de voiture de Papa et d’un ami, rentrant ivres après une longue soirée. Dans un bus derrière eux, sa fille, Joanna (jouée par Rhoda Selan) et Naaki (joué par Oscar Wann), un jeune homme du Sepik, qui tentait de la draguer, descendent du bus et viennent en aide à Papa. Ce dernier reçoit une indemnité de 7 000 kinas et décide de l’utiliser pour acheter un taxi. Papa achète la voiture à un Australien (joué par Stan Walker). Les scènes entre Pete, un Australien et Papa sont particulièrement drôles car l’attitude coloniale de Pete est tourné au ridicule : Papa l’appelle Masta, terme utilisé en Tok Pisin pour parler des Blancs, dérivé de l’anglais Master. Pete croit berner Papa mais c’est lui qui se fait avoir par Naaki et Papa qui le payent en fausses pièces. Avec cette nouvelle voiture, Papa et Naaki lancent leur entreprise, un taxi reliant Mont Hagen à Madang en passant par Goroka et Lae. Le nouveau taxi, nommé Tinpis, est inauguré au village par une grande fête. Le film suit alors les aventures des deux hommes qui voyagent de ville en ville. A travers elles, les paysages et l’histoire de la Papouasie-Nouvelle-Guinée des années 1980 se dessinent. Sur leur chemin, ils rencontrent Peter Subek (joué par Gerard Gabud), face à qui ils perdent tout leur argent au jeu. Peter est un politicien sans scrupule qui leur propose un marché : argent et gloire s’ils le suivent sur l’île de Langur et qu’ils y travaillent avec leur taxi afin qu’il puisse remporter les élections provinciales. Papa, Naaki et Tinpis se retrouvent donc à faire le tour de l’île afin de promouvoir le discours de Peter Subek. Les scènes sont particulièrement comiques : le discours est toujours le même, présentant leur plan ambitieux pour le développement de l’île – dont le taxi est le symbole –, mais à chaque itération, de moins en moins de personnes assistent à ce discours.

Papa et Naaki finissent tant bien que mal par revenir sur Madang et décident de rentrer au village car un combat avec un village voisin fait rage. Tinpis est volé par une bande de bandits sur le chemin du retour puis finalement récupéré avant que Papa ne retourne au village Papa décide de se battre contre les ennemis mais il en sort blessé. Sa fille Joanna le convainc alors de rendre les armes. 

Scène de l’accident de Papa.

Si les ressorts comiques sont toujours aussi drôles aujourd’hui, le film est le témoignage poignant d’un moment important de l’histoire de la Papouasie-Nouvelle-Guinée : les années 1980 post-indépendance. Tinpis Run, comme la plupart des films produits dans le pays depuis les années 1970, explore les changements sociaux particulièrement visibles qui adviennent rapidement, d’une génération à l’autre.1 Le duo Papa et Naaki est un parfait exemple du choc de deux générations :  l’une plus ancienne, élevée dans un contexte dit “traditionnel”, en village, et l’autre plus jeune, éduquée en contexte urbain, “moderne”. Naaki et Joanna illustrent les difficultés des nouvelles générations déchirées entre de nouvelles opportunités de carrière et de voyage, et leurs obligations vis-à-vis de leurs parents et des pratiques coutumières.  Les divergences entre Papa et Naaki se font sentir dès leur rencontre. Papa donne d’abord la main de sa fille à Naaki en remerciement mais celle-ci refuse. Naaki, lui, représente les jeunes générations décrites comme des hommes aimant particulièrement courtiser différentes jeunes femmes, ce qui exaspère Papa. Les deux positions sont tournées au ridicule pour en montrer les limites.
Les dernières scènes traitent du conflit entre les deux villages. Papa est blessé et Joanna, sa fille, parvient à le raisonner afin de cesser le conflit. Enfin, la paix est établie en présence de la police locale et des magistrats – signes de l’ordre et de la justice en contexte national. Tous se retrouvent au milieu d’une route afin de compenser les pertes des deux villages. La scène est particulièrement comique grâce aux nombreuses interruptions créées par des camions passant. Cette scène est un moyen de montrer l’espoir des nouvelles générations pour un futur sans conflits.

Affiche du film Tinpis Run par JBA production © JBA production

Le film décrit la situation du pays suite à son indépendance et l’impact toujours visible de la colonisation australienne. Le vendeur de voiture, Pete, mentionné précédemment en est un bon exemple. Autres personnages récurrents de la fiction, Papa croise deux missionnaires francophones à de multiples reprises, d’abord en panne au bord de la route puis faisant du stop.  Le personnage de Pete permet de montrer furtivement la persistance des bars et clubs dans les villes après l’indépendance en 1975. Ces lieux de sociabilité mondaine créés et fréquentés par les colons et administrateurs australiens existent toujours dans les années 1980 et 1990. Deborah Gewertz et Frederic Errington discutent notamment de l’histoire de ces clubs et leur utilisation progressive par les autochtones afin de montrer leur nouveau statut.3  L’émergence d’une classe moyenne est un des mouvements sociaux d’alors les plus importants pour le pays. Le politicien Peter Subek en est un très bon exemple. Certains hommes accèdent à de nouvelles positions et cercles de sociabilité, créant ainsi une élite locale.4
Toujours avec la figure de Peter Subek, le film fait référence à la quasi omniprésence des jeux d’argent dans le pays. Papa perd tout aux jeux de cartes contre le politicien. Les premiers témoignages de ces jeux – étudiés par l’anthropologue Anthony Pickles – remontent au début du XXème siècle, mais c’est après la Seconde Guerre mondiale qu’ils connaissent un très grand essor. Autour du jeu, des cercles de sociabilité naissent et les identités personnelles et sociales se développent.5 Tinpis Run retranscrit bien la dimension sociale des jeux qui impliquent bien plus que les joueurs. En effet, des spectateurs, hommes comme femmes, se déplacent pour y assister et les parties durent toute la nuit jusqu’au petit jour.

Tinpis Run, bien qu’étant un film de fiction, prend une toute autre dimension lorsqu’on considère l’histoire du cinéma et de la caméra en Papouasie-Nouvelle-Guinée et plus particulièrement dans les Hautes-Terres. Le film peut alors être compris comme une sorte de réponse aux films documentaires réalisés sur le pays par des non-autochtones. Cela est d’autant plus important quand on se souvient que les Hautes-Terres font partie des derniers territoires à avoir été assujettis au pouvoir colonial australien et que la caméra faisait partie intégrante de cette histoire coloniale des Hautes-Terres. Les frères Leahy filment leurs “découvertes” dans les années 1930 et marquent l’entrée de la caméra dans la région. Ces images sont notamment reprises dans le film First Contact réalisé en 1982 par Bob Connolly et Robin Anderson.6 À l’opposé de First Contact et soixante ans après les frères Leahy, ce sont les autochtones de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui tiennent la caméra et racontent leur histoire, leurs propres vies avec leurs propres points de vue !7  Le choix de montrer et explorer les changements sociaux est le sujet privilégié des premières productions autochtones depuis les années 1970. À travers ces thématiques, ces films servent de terrain de jeu pour l’exploration de nouvelles identités locales et nationales.8 Tinpis Run est particulièrement attaché à la promotion d’une nouvelle identité nationale, ce qui se matérialise dans le casting et les équipes du film. Le réalisateur, Pengau Nengo, appartient à cette première génération urbaine et éduquée qui s’identifie comme papou-néo-guinéenne et non pas comme venant d’un endroit ou d’un peuple particulier. Il est né dans la province de Morobe, d’une mère du Golfe, son épouse est originaire de la Province Centrale et ils vivent à Goroka dans les Hautes-Terres orientales. Nengo étudie brièvement la danse et le théâtre au Dance Theatre de Harlem (États-Unis).9 Le choix des acteurs est également très intéressant. Papa est joué par un chef des Hautes Terres du clan Mokei.10 Naaki est un homme du Sepik. Le choix de l’actrice pour Joanna est particulièrement éclairant : la comédienne Rhoda Selan n’est pas originaire des Hautes-Terres comme le personnage qu’elle joue mais originaire de Manus. Ce choix est révélateur d’une volonté de mettre en scène une identité nationale, une image pan-Papouasie-Nouvelle-Guinée au-delà des spécificités régionales.11 Le genre même du road movie permet de situer l’action sur un territoire plus large qu’une seule province, rendant le film intrinsèquement pan-papou-néo-guinéen.

Image du film Tinpis Run. Papa (à gauche), son taxi Tinpis et Naaki (à droite) © NENGO, 1991.

 Le film est unique, encore aujourd’hui, puisqu’il bénéficie d’un financement et d’un support international. Tinpis Run est né de la collaboration entre l’école de cinéma nationale, la Skul Bilong Wokim Piksa et les ateliers Varan. La Skul est fondée en 1979 à Goroka par l’architecte australien, Paul Frame. L’objectif est de former des jeunes pour réaliser des films et des récits pertinents et appropriés pour les différentes communautés du pays. Dans l’idée de développer cette structure, Paul Frame établit un programme d’échanges avec les ateliers Varan à Paris. Des professionnels du cinéma français, Jacques Bidou et Severin Blanchet se rendent à de multiples reprises à Goroka afin d’y enseigner.12 En 1985, trois élèves de la Skul sont invités pour participer à un atelier à Paris. On y retrouve Pengau Nengo, Martin Maden et Bike Johnstone. Lors de cet atelier, ils réalisent un court-métrage documentaire sur Anthony Mastalski (que je vous recommande vivement de regarder), un immigré polonais de 85 ans en région parisienne.13 L’équipe monte le film dans les ateliers du musée de l’Homme et c’est la consécration ! Il remporte notamment le prix du Meilleur film ethnographique sur la France en 1986.14  C’est à cette période que l’idée de Tinpis Run émerge. Le soutien matériel et financier par les ateliers Varan correspond en tout point à l’objectif que les ateliers s’étaient fixé au moment de leur création en 1981, à l’initiative du réalisateur et ethnologue Jean Rouch.  Les ateliers sont créés pour permettre d’aider à la formation des réalisateurs des pays des Suds. Pour la réalisation de Tinpis Run, les ateliers Varan sont aidés par JBA production, un groupe ayant la même volonté de soutenir des projets de nouveaux talents des pays du Sud. En ajoutant les subventions de Channel 4, Le Sept Tv France et RTBF Belgique à celles des ateliers, Tinpis Run est réalisé avec un budget de 500 000 dollars australiens, alors tout à fait exceptionnel pour un film réalisé en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le contexte international de réalisation de ce film a impacté son rendu. Puisque financé par des institutions étrangères, il devait être compréhensible non seulement en Papouasie-Nouvelle-Guinée mais aussi en Angleterre, en France comme en Belgique. Une anecdote de Rod Stoneman est particulièrement éclairante à ce sujet. Celui-ci a visité les ateliers au moment du montage à Paris et, lors de la projection de la première version, il raconte comment une scène de dispute entre deux hommes, puis de combat, lui paraissait très chaotique et difficile à suivre. Stoneman n’avait en fait pas compris que les deux hommes avaient changé de village pour se battre : en effet, les maisons en arrière-plan ne sont pas les mêmes sur les différentes scènes, les premières étant sur pilotis tandis que les secondes sont à même le sol.  Mais ce qui paraissait évident pour les réalisateurs ne l’était absolument pas pour un œil britannique. Rod Stoneman fit alors ajouter une scène de voiture entre la scène de dispute et celle du combat pour que le film soit plus compréhensible pour un public occidental.15
D’autres influences internationales peuvent être vues dans le film. C’est le cas notamment de la scène d’accident de Papa. Elle reprend les codes des cascades et accidents des productions américaines donnant un rendu final assez kitsch et comique. Le genre et le scénario sont également influencés par le séjour à Paris du réalisateur et sa rencontre avec le cinéma français. En effet, Pengau Nengo s’inspire de ce qui est alors appelé le “cinéma direct” ou « cinéma vérité ». Dans Tinpis Run, on peut voir des références directes à des films comme Jour de fête de Jacques Tati  avec François, facteur, rôle caricatural et comique ou Cocorico de Jean Rouch et le trio de Lam, son apprenti Talon et leur 2CV, Patience. 16

L’impact de Tinpis Run en Papouasie-Nouvelle-Guinée a été dans un premier temps bien moindre que celui à l’étranger. Si le film est passé à de nombreuses reprises en France et en Belgique, il n’est montré que des années après sur la télévision nationale, EMTV (chaîne de télévision de Papouasie-Nouvelle-Guinée créée en 1987). Tinpis Run représente cependant aujourd’hui un témoignage unique d’un moment de l’histoire du cinéma papou-néo-guinéen.

Enzo Hamel

Image à la une : Image du film montrant Peter Subek sur Tinpis sur l’île de Langur © NENGO, 1991.

1 ASBURY EBY, M., 2017. The Story of Aliko and Ambai: Cinema and Social Change in Papua New Guinea. Thèse sous la direction de Heather Horst et Verena Thomas, Royal Melbourne Institute of Technology, p. 28.

2 ASBURY EBY, 2017, p. 34.

3 Voir GEWERTZ, D. et F. ERRINGTON, 1997. The Wewak Rotary Club: the middle class in Melanesia. The Journal of the Royal Anthropological Institute, Vol. 3, no. 2, pp. 333-353.

4 Voir GEWERTZ, D. et F. ERRINGTON, 2006. Emerging Class in Papua New Guinea: The Telling of Difference. Cambridge, Cambridge University Press.

5 Voir PICKLES, A., 2019. Money Games: Gambling in a Papua New Guinea Town. New York, Berghahn.

6 Voir l’article de CASOAR sur la trilogie de Bob Connolly et Robin Anderson, https://casoar.org/2018/04/11/the-highlands-trilogy-un-monument-danthropologie-visuelle/

7 Pour plus de détails sur l’histoire de la caméra et du cinéma dans les Hautes-Terres, voir ASBURY EBY, 2017, pp. 6-7

8 Voir SULLIVAN, N., 1993. “Film and Television Production in Papua New Guinea: How Media Become the Message.” Public Culture, Vol. 5, pp. 533-555 et SULLIVAN, N., 2003. “How Media Became the Message in Papua New Guinea: A Coda.” Spectator, Vol. 23, no. 1, pp. 27-32.

9 SULLIVAN, 1993, p. 549 et note 17.

10 SULLIVAN, 1993, p. 547.

11 SULLIVAN, 1993, p. 547.

12 ASBURY EBY, 2017, p. 33.

13 Pour voir le documentaire Stolat réalisé par Pengau Nengo, c’est ici https://vimeo.com/142111424

14 MADEN, M., 2019. “L’émergence du film d’auteur en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une trajectoire personnelle.” Journal de la Société des Océanistes, No. 148, p. 32.

15 STONEMAN, R., 2013. “Global Interchange: The Same, but Different.” In: Hjort, M. (ed.) The Education of the Filmmaker in Africa, the Middle East, and the Americas. Global Cinema, p. 74.

16 MADEN, 2019, p. 30.

Bibliographie :

  • ASBURY EBY, M., 2017. The Story of Aliko and Ambai: Cinema and Social Change in Papua New Guinea. Thèse sous la direction de Heather Horst et Verena Thomas, Royal Melbourne Institute of Technology.
  • BIDOU, J., E. CUSNIR et E. SAINT-DIZIER, 1998. “Produire des films avec les pays du Sud. Questions à Jacques Bidou.” Cinémas d’Amérique Latine, no. 6, pp. 144-147.
  • BONNEMERE, P., 2019. « Chris Owen en Papouasie-Nouvelle-Guinée : entre idéal collectif et vocation personnelle ». Journal de la Société des Océanistes, No. 148, pp. 37-51.
  • GEWERTZ, D. et F. ERRINGTON, 1997. « The Wewak Rotary Club: the middle class in Melanesia ». The Journal of the Royal Anthropological Institute, Vol. 3, no. 2, pp. 333-353.
  • GEWERTZ, D. et F. ERRINGTON, 2006. Emerging Class in Papua New Guinea: The Telling of Difference. Cambridge, Cambridge University Press.
  • MADEN, M., 2019. “L’émergence du film d’auteur en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Une trajectoire personnelle.” Journal de la Société des Océanistes, No. 148, pp. 23-36.
  • PICKLES, A., 2019. Money Games: Gambling in a Papua New Guinea Town. New York, Berghahn.
  • STONEMAN, R., 2013. “Global Interchange: The Same, but Different.” In: Hjort, M. (ed.) The Education of the Filmmaker in Africa, the Middle East, and the Americas. Global Cinema. New York, Palgrave Macmillan, pp. 59-78.
  • SULLIVAN, N., 1993. “Film and Television Production in Papua New Guinea: How Media Become the Message.” Public Culture, Vol. 5, pp. 533-555.
  • SULLIVAN, N., 2003. “How Media Became the Message in Papua New Guinea: A Coda.” Spectator, Vol. 23, no. 1, pp. 27-32.

1 Comment so far

Écrire un commentaire


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.