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De la lutte d’Ataï à la lutte pour le retour d’Ataï – Restes humains et restitutions des musées en France

Depuis ces dernières années, l’opinion publique et les média s’emparent du débat autour des restitutions des œuvres collectées au cours de la période coloniale.  En novembre 2021, la restitution par la France de 26 œuvres à la République du Bénin, a fait couler beaucoup d’encre. Ces demandes de restitutions de la part des pays anciennement colonisés prennent part aux revendications post-coloniales et pointent du doigt les modalités illégitimes de collecte historique des œuvres. Concernant l’Océanie, quelques restitutions marquantes peuvent être citées. Nous avions précédemment consacré un article à l’affaire des restitutions des têtes māori (toi moko). Aujourd’hui, nous vous proposons d’aborder celle de la restitution du crâne du chef Ataï, personnage emblématique de l’histoire de Kanaky Nouvelle-Calédonie.1

Ataï, figure emblématique de l’insurrection kanak de 1878

L’Histoire a retenu le nom d’Ataï, pour le rôle joué lors de la révolte anticoloniale kanak qui se déroula entre juin 1878 et mars 1879, sur la côte ouest de la Nouvelle-Calédonie, entre Bouloupari et Poya. L’implantation coloniale française sur l’archipel et le cantonnement progressif des Kanak dans des « réserves » ne s’est jamais fait sans résistance : l’historienne Roselène Dousset-Leenhardt distingue vingt-cinq révoltes entre la prise de possession de l’île en septembre 1853 et 1878.2 Celle de 1878 sera toutefois sans précédent en termes de radicalité et d’ampleur. Les historiens estiment que 1000 Kanak y furent tués, 660 réfugiés sur d’autres territoires de la Grande Terre et 1200 déportés sur l’île des Pins et Belep. Côté français, les chiffres recensent 200 victimes.3 La pression foncière pesant fortement sur les Kanak – l’arrêté du gouverneur Pritzbuer en mars 1876, qui tend à délimiter les terres octroyées aux Kanak, a pour conséquence de refouler les populations sur les terres montagneuses, les moins fertiles –, ainsi que la dévastation des cultures d’ignames et de taros par le bétail des cheptels occidentaux sont les raisons du soulèvement des chefs de la région, dont faisait partie Ataï. Les événements violents s’enchaînent et escaladent rapidement. Colons, exploitations agricoles, gendarmes furent la cible des insurgés. Les représailles militaires furent sanglantes (incarcérations, destructions de villages et cultures). Le commandant Gally-Passeboc est tué dans une embuscade le 3 juillet 1878, le chef Ataï assassiné le 1er septembre 1878 par un auxiliaire kanak de Canala, au service de l’armée française4, en même temps que ses fils et son « sorcier ».5 Pierre-Just Navarre, médecin de la marine en Nouvelle-Calédonie, se retrouve en possession des têtes d’Ataï et de son compagnon.6 Il en fait don à la Société d’Anthropologie de Paris (SAP) en 1879.

Ataï entre au musée

Les deux têtes auraient été présentées par le docteur Paul Broca lui-même, fondateur de la SAP, lors d’une séance scientifique à Paris, le 23 octobre 1879. Il  fait réaliser un moulage de la tête d’Ataï, avant de procéder au décharnement et à l’analyse7 de ce qui devient à présent, aux yeux des scientifiques français, un spécimen anthropologique.8

 

Moulage de la tête d’Ataï, Félix Flandinette, ©musée de l’Homme

À l’époque, les collections anthropologiques de la SAP sont conservées dans les bâtiments de la faculté de Médecine à Paris. Elles sont rassemblées avec les collections du Laboratoire d’Anthropologie, et de l’Ecole d’Anthropologie et forment, à partir de 1880, à la mort de l’anthropologue, le Musée Broca, à l’étage du bâtiment des Cordeliers9, rue de l’Ecole de médecine. En 1940, la faculté de Médecine, confrontée à un manque de place, demande à se débarrasser des collections de la société. De manière précipitée, les pièces sont mises en caisses et stockées dans les caves du bâtiment. En 1951, Henri Vallois, en sa qualité de secrétaire général de la SAP et professeur à la chaire d’ethnologie du Musée de l’Homme propose de faire transférer les collections de la SAP au sein du Musée de l’Homme, institution localisée au Trocadéro, rattachée au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN). Le 8 mai 1951, il obtient la signature d’une convention de dépôt entre la SAP et le musée, et l’ensemble des collections déménagent au cours de l’année 1952. C’est donc sous ce régime que le crâne d’Ataï, propriété de la SAP, rejoint la collection craniologique du Musée de l’Homme, exposée par provenance géographique10 dans le couloir du troisième étage.

En Nouvelle-Calédonie, la mémoire autour de la mort héroïque d’Ataï est resté bien vivante. Dans les années 1960-1970, le personnage est repris en symbole de la lutte kanak, au sein des mouvements anticolonialistes des « Foulards rouges ou du « Groupe 1878 », ainsi que dans les discours du leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou, dans les années 1980. Sans nouvelle des pérégrinations des reliques de leur ancêtre, à travers les institutions culturelles parisiennes (qui se gardent de les crier sur tous les toits), on les pense disparues. La publication, en 1998 puis en 2001, des ouvrages Cannibales11(1998) et Le Retour d’Ataï (2001) de Didier Daeninckx contribue à alimenter ce mystère. Dans le second, le romancier met en scène le personnage de Gocéné, qui se rend en France pour enquêter sur la disparition de la tête de son ancêtre.

Si des demandes de restitution de la tête d’Ataï ont été formulées dès les années 1990, le premier courrier officiel du Sénat coutumier trouvant un véritable écho date du 7 novembre 2003.12 Il demande, sur le fondement de l’article 1.3.2 des Accords de Nouméa (1988)13, de localiser et restituer le crâne d’Ataï.

De la redécouverte d’Ataï à la restitution

Les choses se bousculent lors qu’en mai 2011, Guillaume Fontanieu, un jeune chercheur en droit, en stage au MNHN, travaillant sur les problématiques de conservation des restes humains dans les institutions culturelles, décide de contacter Didier Daeninckx, en accord avec Philippe Mennecier, conservateur au musée. Ce dernier en informe ses contacts en Nouvelle-Calédonie, qui s’empressent de relayer l’information auprès de Samuel Gromindo, vice-président du Sénat coutumier. La nouvelle se répand rapidement. En Nouvelle-Calédonie, les restes d’Ataï sont dit retrouvés. Le grand chef Bergé Kawa, qui se réclame descendant du héros, réitère une demande officielle auprès du président de la République Nicolas Sarkozy, le 22 juillet 2011.14

Le conseil d’administration de la SAP en date du 22 janvier 2012 prend en considération la demande officielle du chef Bergé Kawa, qui reçoit un accord favorable unanime. Mais immédiatement, les difficultés liées à la mise en pratique de cette restitution sont soulevées par les membres du conseil d’administration. Pourtant, en tant qu’association loi 1901, et donc personne morale de droit privée, la SAP aurait pu restituer les restes en assurant uniquement le respect des règlementations liées au transport des dépouilles. En effet, le crâne d’Ataï et celui de son compagnon, collections de la SAP, en dépôt seulement au MNHN, échappent au régime de la domanialité publique qui soumet les collections nationales au principe d’inaliénabilité.15 Il n’en fut rien. La SAP souhaita rester en retrait dans le processus de cette restitution hautement médiatisée, de peur d’attirer les polémiques autour de leurs collections historiques et probablement, de voir affluer des demandes similaires.

Les modalités de la restitution sont alors discutées à l’occasion de réunions de travail organisées entre des membres de la SAP, du MNHN et des experts juridiques. En découle deux motions, présentés et entérinées par vote à l’unanimité lors du conseil d’administration de la SAP le 29 janvier 2014. La première propose la chose suivante : la SAP renonce à la propriété de la tête osseuse d’Ataï, qui est donc qualifiée, selon le Code civil français de « chose sans maître ». Dans ces conditions, il est décidé que la restitution soit organisée par le ministère des Outre-Mer, le MNHN et la Maison de la Nouvelle-Calédonie. Une cérémonie privée a lieu au MNHN au matin du 28 août 2014 lors de laquelle se déroule la restitution officielle par Madame George Pau-Langevin, Ministre des Outre-Mer aux familles. Une cérémonie publique a ensuite lieu en présence de la presse, dans le grand amphithéâtre du Muséum.

George Pau-Langevin et Bergé Kawa, Cérémonie de restitution des restes du chef Ataï au Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 28 août 2014, © Les Nouvelles Calédoniennes, lnc.nc.

Le 1er septembre 2014, 136 ans jour pour jour après la mort du chef et de son compagnon, les dépouilles sont accueillies dans la nuit à l’aéroport de la Tontouta, puis convoyées jusqu’à la tribu de Petit-Couli à Sarraméa (côte ouest) où la population a pu venir se recueillir. Après une année de deuil, les cercueils ont été remis définitivement au clan Daweri, duquel est issu Ataï. Ce n’est que le 1er septembre 2021, au terme d’un long processus de négociations, qu’Ataï et son compagnon ont été inhumés sur le site de Wereha (région de la Foa), au sein d’un mausolée érigé tout spécialement. Huit poteaux sculptés, représentant les huit aires coutumières et confectionnés par des sculpteurs provenant de tout l’archipel, entourent le caveau funéraire. Cette journée cérémonielle, ponctuée de coutumes d’échanges et de discours s’est déroulée sous le signe de la réconciliation. Étaient réunis au nom du devoir de mémoire, les descendants d’Ataï, les représentants des institutions coutumières (notamment ceux de la région de l’Insurrection de 1878 et de Canala), les représentants de l’État français, ainsi que les élus provinciaux et communaux. Des hommages ont été rendus au chef Ataï, ainsi qu’à toutes les victimes kanak et françaises du conflit.

Mausolée d’Ataï et de son compagnon, 1 septembre 2021, ©Congrès de la Nouvelle-Calédonie, https://www.congres.nc/ceremonie-dinhumation-datai-et-de-son-dao/

Soizic Le Cornec

Image à la une : Portrait du chef Ataï, couverture du journal Le Voleur, 4 octobre 1878.

1 Voir GRAINDORGE, C., 14 février 2018. Vers l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie ?, CASOAR.

2 DOUSSET-LEENHARDT, R., 1971. Colonialisme et contradictions, études sur les causes socio-historiques de l’insurrection de 1878 en Nouvelle-Calédonie. Paris, La Haye, Mouton & Cie.

3 PATIN C., 2019, Ataï, un chef kanak au musée : Histoires d’un héritage colonial, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, p. 21.

4 A noter, un récit énoncé en 1973 par Téâ Henri Wênêmuu, grand chef du district de Poya, recueilli par Alban Bensa, raconte la mort d’Ataï de manière tout à fait différente des sources écrites, et de la version communément admise aujourd’hui : selon une tradition kanak de résolution de conflit, Ataï aurait décidé de sa propre mort et demandé à ses guerriers de le tuer ( MILLET M., BENSA A., WENEMUU T., 2013, 1878, Carnets de campagne en Nouvelle-Calédonie, Toulouse, Anacharsis pp. 9-12).

5 Le bras droit d’Ataï, tué au même moment que lui est souvent désigné comme étant un « sorcier « , « takata », « dao », ou encore le « Mèche ». 

6 Les raisons expliquant comment Pierre-Just Navarre se retrouve en possession de ces restes humains restent à ce jour assez floues (lire à ce sujet PATIN C., 2019, op. cit., pp. 123 – 149).

7 MARCHAL F., et al, 2016, « La restitution des têtes osseuses d’Ataï et de son compagnon », Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, vol. 28, n° 1‑2, pp. 100‑105.

8 L’anthropologie française de la seconde moitié du XIXème, développée par deux groupements intellectuels, la Société d’anthropologie de Paris et le MNHN, est envisagée comme une science générale de l’homme, mais qui, compte tenu du paradigme de l’époque, accorde une place centrale à la notion de race, et entend fonder sa discipline sur des méthodes propres à l’histoire naturelle : anatomie, physiologie, types physiques et anthropométrie (Voir CHATAIGNER, M., 13 novembre 2019. « Aux origines de l’anthropologie : entre racisme et colonialisme« , CASOAR).

9 Ibid.

10 PATIN, C., 2019. op. cit., p. 378-382.

11 lire à ce sujet CHATAIGNER, M., 6 mai 2021. Cannibale, entre travail d’historien et récit de fiction pour lutter contre l’oubli, CASOAR.

12 FONTANIEU, G., 2013. « La restitution des mémoires : une expérience humaine, une aventure juridique », Journal de la Société des Océanistes, n° 136‑137, p. 108.

13 « L’Etat favorisera le retour en NC d’objets culturels kanak qui se trouvent dans des musées ou des collections, en France métropolitaine ou d’autres pays. Les moyens juridiques dont dispose l’Etat pour la protection du patrimoine national seront mis en œuvre à cette fin. Des conventions seront passées avec ces institutions pour le retour de ces objets ou leur mise en valeur », Art. 1.3.2, Accords de Nouméa, 1988.

14 PATIN, C., 2019. op. cit., p. 404.

15 Dans les circonstances des restitutions des têtes māori appartenant aux collections nationales, la France avait procédé à la création d’une loi, loi du 18 mai 2010, dite « loi têtes māori », pour contourner le principe d’inaliénabilité.

Bibliographie :

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