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Rêves aborigènes à la maison des arts d’Antony

        Du 13 février au 31 mars 2019 se tient à la maison des arts d’Antony l’exposition  Rêves aborigènes et insulaires d’Australie consacrée à l’art contemporain de cette région1. À cette occasion, la maison des arts expose 45 œuvres de la galerie parisienne « Arts d’Australie – Stéphane Jacob » ainsi qu’une sélection du fond de l’Ambassade d’Australie en France2. CASOAR profite de son escapade pour revenir, après la danse et la peinture corporelle, sur un autre aspect des cultures Aborigènes : la peinture et la sculpture contemporaine.

Un art Aborigène contemporain ?

        Les premiers Aborigènes arrivent probablement en Australie autour de 50 000 à 40 000 ans avant notre ère. Depuis le nord, ils s’établissent peu à peu sur l’ensemble du territoire3. Les premières traces d’art Aborigène sont des peintures et gravures pariétales que l’on retrouve notamment dans les grottes du nord du territoire et dans les Kimberley. De manière générale, ces productions sont difficiles à dater (à moins de trouver des restes de charbon de bois conservés en milieu clos permettant une datation au carbone 14). Il est par ailleurs intéressant de noter, que nombre de sites anciens sont toujours le théâtre de cérémonies à l’occasion desquelles les peintures peuvent être rafraichies.

       L’Art pariétal Aborigène prend des formes variées. Songeons tout d’abord à la grotte de Koonalda (plaine de Nullarbor, Australie du sud) dont les parois friables (carbonate de calcium) sont zébrées de traces de doigts datées de 22 000 ans : s’agit-il d’une forme de pratique artistique ou simplement de traces de l’extraction de poudre blanche des parois4 ? Nous ne le saurons sans doute jamais ! Néanmoins, on retrouve à l’abri Glenisa (Victoria) des traces de doigts laissées à l’ocre rouge rappelant celles de Koonalda. Mais l’art prend bien d’autres formes. Dans la gorge Carnvarnon (Queensland) on retrouve, en négatif se détachant sur de l’ocre projetée, la forme d’objets variés (boomerangs, boucliers, mains posées à plat etc.)5 et, dans le nord-ouest du Kimberley, apparaissent un peu partout des figures peintes dites Bradshaw, frappantes de détail et d’expressivité. Et cela n’est qu’un aperçu de la richesse de la peinture pariétale australienne !

Photo of Gwion Gwion (Bradshaw) paintings on a rock wall.

Figures Bradshaw, © Kimberley Foundation Australia.

            Pourtant, après l’annexion du territoire au nom de la couronne britannique en 17706, le territoire est déclaré Terra Nullius (terre inhabitée). Au XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, les aborigènes sont négligés des occidentaux. Leurs productions artistiques n’attirent alors l’attention que de quelques anthropologues. Il faut finalement attendre le début des années 1970 et les premières revendications des droits aborigènes pour que leur culture matérielle commence à être regardée d’un œil neuf7 !

            Mais à cette époque, l’art Aborigène se distingue déjà beaucoup des manifestations artistiques pariétales dont nous avons parlé plus haut ! Certes, les peintures contemporaines sont l’héritage des pratiques anciennes. On y retrouve les motifs dits traditionnels (ceux de la peinture pariétale, corporelle ou au sol) et les toiles illustrent généralement des mythes claniques associés au Temps du Rêve8, temps mythique régissant l’ensemble des Lois Aborigènes. Néanmoins, l’art contemporain nait, la plupart du temps, dans des centres de regroupement des populations Aborigènes qui, rappelons-le, sont nomades à l’origine. Citons par exemple le centre emblématique de Papunya (Territoire du Nord) où, en 1971, le jeune instituteur Geoffrey Bardon, constatant la fracture radicale entre enseignement scolaire et univers quotidien mais aussi le fossé entre générations, propose aux Anciens de venir peindre sur les murs de l’école. C’est ainsi que, pour la première fois, les différentes communautés rassemblées à Papunya se retrouvent pour peindre. Ils continuent ensuite à créer, adoptant les supports occidentaux : toiles et acrylique. Ils se regroupent en coopérative puis en société commerciale pour diffuser leurs œuvres. Grâce à cela, les peintures de Papunya acquièrent peu à peu une visibilité sur la scène internationale9 !

Le Rêve de la Fourmi à Miel en 1971 sur le mur de l'école de Papunya. Photo tirée de l'ouvrage de Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, dans leur ouvrage

Le Rêve de la Fourmi à Miel en 1971 sur le mur de l’école de Papunya. Dans « Peintures Aborigènes d’Australie », Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou. © Photo d’Allan Scott

            De manière générale, c’est à partir du milieu des années 1990 que l’art Aborigène commence à attirer l’attention des marchands, collectionneurs et conservateurs occidentaux. L’industrie de l’art constitue alors, pour des communautés souvent pauvres et isolées, une source indépendante de revenus. En 1989, les recettes des ventes d’art Aborigène étaient estimées à 18,5 millions de dollars australiens. En 1997, elles étaient passées à 60 millions. Cet intérêt croissant a notamment été entretenu par la maison de vente Sotheby’s qui, à partir de 1997, organise des ventes aux enchères exclusivement consacrées à l’art Aborigène. Malgré tout, le statut de cet art contemporain Aborigène reste flou : entre héritage culturel ancien et adaptation au contexte contemporain, la maison de vente a fait le choix de le vendre aux côtés des antiquités égyptiennes ou précolombiennes dans la catégorie « Arts Anciens et ethnographiques » plutôt qu’auprès de l’art contemporain australien (non Aborigène) en « peintures, dessins et        sculptures »10. Paradoxal ?

Une promenade en Australie

       Afin de comprendre un peu mieux cet art syncrétique, partons sans plus attendre, direction la maison des arts d’Antony, pour une promenade en terres Aborigène ! L’exposition nous offre à voir les grandes typologies régionales de l’art contemporain Aborigène : petit tour d’horizon !

Le Désert

            C’est dans les centres de regroupement des populations nomades créés par les autorités coloniales du Désert central et occidental que nait la peinture aborigène contemporaine. Songeons par exemple au travail des communautés de Papunya évoqué plus haut. L’art contemporain du Désert est parfois qualifié de « pointilliste » : les artistes peignent sur un fond sombre les contours de leurs motifs ainsi que de larges plages de petits points. Cette technique est héritée des rituels anciens liés au Temps du Rêve au cours desquels les Aborigènes ornaient le sol de pointillés à l’aide de bâtonnets et pigments naturels. Et, en écho à leur origine, ces peintures contemporaines ne sont jamais réalisées sur chevalet mais directement posées au sol. Par ailleurs, bien que pouvant avoir une esthétique éclectique, les œuvres illustrent toutes les mythes dont sont dépositaires les artistes et sont toujours la mise en image d’un lieu ou d’un itinéraire suivi par les héros mythiques sur le territoire du clan. Sur la peinture, les cercles concentriques pourront alors représenter les trous d’eau, les lignes représenteront les chemins, etc. Dès lors, les peintures peuvent être considérées comme de véritables cartographies du territoire clanique servant autant à représenter et donc perpétuer le Temps du Rêve qu’à mémoriser l’accès à certains sites sacrés.

Kathleen PETYARRE_Mountain Devil Lizard Dreaming_Art aborigène australien

« Moutain Devil Lizard Dreaming », Kathleen Petyarre, 2010.
© Arts d’Australie – Stéphane Jacob

Le Kimberley

        Au nord-ouest du territoire, le Kimberley est une région dans laquelle les Aborigènes ont beaucoup pâtit de l’installation des Blancs, éleveurs ou chercheurs d’or. Souvent, les nomades ont été déplacés et employés dans les fermes loin de leurs terres ancestrales. À la fin des années 1960, face à l’obligation d’augmenter les salaires des Aborigènes, les fermes les licencient en masse. Beaucoup s’établissent alors dans d’anciennes missions ou communautés créées ex-nihilo et c’est là qu’apparaît, dans les années 1980, l’art contemporain des Kimberley sur le modèle de l’art du Désert. Vaste sur le plan géographique, la région abrite une production artistique variée : alors qu’à Balgo Hills, les artistes peignent des œuvres colorées grâce à des pigments synthétiques, ceux de Warmun privilégient les pigments naturels. Si l’on devait néanmoins trouver une constance nous pourrions avancer que l’art du Kimberley se caractérise par des aplats colorés. Songeons par exemple aux productions caractéristiques de Rover Thomas, peintre célèbre de la région11 ! Et là aussi les artistes puisent dans un héritage ancien que ce soit pour les mythologies ou les motifs : c’est notamment le cas de Yvonne Burgu, peintre de Kununnura lorsqu’elle représente des Wandjina, êtres mythiques liés à l’eau, que l’on retrouve sur les peintures pariétales !

Yvonne BURGU_Wandjina_Art aborigène australien

« Wandjina », Yvonne Burgu, non daté. © Arts d’Australie – Stéphane Jacob

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/9c/Wandjina_rock_art.jpg/1920px-Wandjina_rock_art.jpg

Peinture pariétale de Wandjina (Kimberley), © Claire Taylor.

La Terre d’Arnhem

        Située au nord de l’Australie, la Terre d’Arnhem, bénéficiant notamment d’un climat tropical, abrite une faune et une flore variée. Là aussi, l’art contemporain nait au sein de communautés aborigènes sédentarisées la plupart du temps installées sur d’anciennes missions. Il émerge dans les années 1960 suite à la protestation adressée sur une écorce peinte par les Yolngu de Yirrkala au parlement australien alors qu’ils sont en lutte face à l’exploitation d’une mine de bauxite sur leurs terres ancestrales. Dès lors, les artistes reprennent comme support d’expression les écorces d’eucalyptus traditionnelles. Reconnaissable à ce matériau particulier, l’art contemporain de la Terre d’Arnhem diffère d’un côté à l’autre de la région par les motifs employés. À l’ouest, on retrouve souvent des animaux, ancêtres totémiques ou esprits mimi, frêles créatures vivant dans les crevasses et interstices qui ne sortent pour chasser que les jours sans vent. Tous peuvent être représentés en « rayon X », c’est-à-dire dévoilant l’intérieur de leurs corps. Par ailleurs, alors que les corps peuvent être remplis de hachures appelés rarrk, le fond de la peinture est généralement uni. Ces productions s’inspirent des nombreuses peintures rupestres de la région. À l’est, les productions peuvent être considérées, d’un œil occidental, comme plus abstraites et les rarrk peuvent venir remplir presque toute la surface de l’écorce.

« Figures Mimi », Mick Kukarrku, vers 1977. © Photographie : Margot Kreidl

Le Queensland du nord

         Tournons désormais notre regard sur le nord du Queensland (région située au nord-est de l’Australie) et délaissons exceptionnellement la peinture pour l’art des Ghostnets et des bagu, productions ayant beaucoup fait parler d’elles ces dernières années. Les premiers, réalisés à partir de filets de pêche recyclés, voient le jour au milieu des années 2000 suite à la prise de conscience croissante de la pollution marine. Pour en savoir un peu plus, n’hésitez pas à consulter l’interview de Stéphane Jacob par CASOAR sur le sujet12. Les bagu quant à eux sont des planchettes à feu ovales constituées de deux parties : le bagu proprement dit et le jiman, bâtonnet pouvant s’y accrocher. Le premier, corps de l’objet, représente l’esprit du feu Jiggabunah tandis que le second se rapporte au mythe de la création des étoiles filantes par ce même esprit à partir de bâtonnets enflammés. Traditionnellement, ces bagu étaient en bois et étaient confiés à la personne chargée de veiller sur le feu : lourde tâche dans une région aussi humide que le nord du Queensland ! Aujourd’hui, les artistes s’inspirent des formes traditionnelles pour créer des bagu contemporains en céramiques ou matériaux synthétiques.

Alison MURRAY_Bunyaydinyu Bagu_Art aborigène australien

« Bunyaydinyu Bagu », Alison Murray, 2012. © Arts d’Australie – Stéphane Jacob

L’art du détroit de Torres

       Enfin, l’exposition fait la part belle à l’art des îles du détroit de Torres. Situées au nord-est de l’Australie face aux côtes du Queensland, celles-ci sont politiquement rattachées à l’Australie mais sont culturellement plutôt tournées vers la Nouvelle-Guinée. La plupart du temps, les œuvres contemporaines reprennent des éléments de l’environnement marin : tortues, dugongs, crabes, frégates… De plus, elles sont généralement très narratives, se rattachant aux péripéties de héros mythiques. Les œuvres d’Alick Tipoti présentées à la maison des arts en sont un bon exemple : l’artiste y explore à travers des motifs complexes la cosmogonie traditionnelle. Par ailleurs, la région est riche en bois et les Insulaires y ont développé une importante tradition de gravure sur bois mais aussi sur écaille de tortue et sur coquillage. L’artiste contemporain Dennis Nona reprend cette tradition tout en introduisant de nouveaux matériaux : il est notamment pionnier dans la technique de la linogravure. Certains artistes, s’inspirent également des objets anciens pour créer des œuvres singulières : c’est notamment le cas de Ken Thaiday Snr, artiste contemporain précurseur qui s’inspire des coiffes cérémonielles traditionnelles pour créer des coiffes parfois monumentales ornées à nouveau de motifs tirés du monde marin.

Ken THAIDAY Snr_Coiffe cérémonielle à motifs de requin_Détroit de Torres

« Coiffe cérémonielle à motifs de requins », Ken Thaiday Snr, 2006. © Arts d’Australie – Stéphane Jacob

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Masque composite, collecté en 1871-1872, collection Barbier-Mueller. © Musée Barbier-Mueller

       C’est donc une production riche que nous offrent à voir les artistes Aborigènes contemporains. D’une part, ils puisent leur inspiration et leurs motifs dans un héritage ancien, de l’autre, ils adoptent les supports et modes de transmission occidentaux.
Nous espérons que ce petit aperçu vous aura permis d’en découvrir un peu plus et d’avoir envie d’explorer à nouveau l’Australie !

Margot Kreidl

Image à la une : Linda Syddick, Napaljjarri, The Guardians, 1996. © Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob.

Ville d’Antony, maison des arts : https://www.ville-antony.fr/expo-maison-des-arts, dernière consultation le 10/03/19.

Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob : http://art-aborigene.over-blog.com/tag/detroit%20de%20torres/, dernière consultation le 10/03/19.

Anon., 1987. « L’Australie et son peuplement : petite histoire d’une immigration », In Hommes et migrations, n° 1104, p. 40. https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1987_num_1104_1_1098

South Australian Museum, Secrets of Koonalda Cave : http://www.samuseum.sa.gov.au/research/humanities/archaeology/secrets-of-koonalda-caves, dernière consultation le 10/03/19.

Carnvarnon Gorge : https://www.carnarvongorge.info/human-history-of-carnarvon-gorge, dernière consultation le 10/03/19.

6 Anon., 1987. « L’Australie et son peuplement : petite histoire d’une immigration », In Hommes et migrations, n° 1104, p. 40. https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1987_num_1104_1_1098

Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob : http://www.artsdaustralie.com/fr/Ningura-NAPURRULA-artiste-331.html, dernière consultation le 11/03/19.

NYSSEN, G., 2018. « À l’origine le rêve : la danse en Australie », In CASOAR : https://casoar.org/2018/07/04/a-lorigine-le-reve-la-danse-en-australie/, dernière consultation le 11/03/19.

Détours des mondes, « Papunya, Geoffrey Bardon » : https://detoursdesmondes.typepad.com/dtours_des_mondes/2008/08/papunya-bardon-geoffrey.html, dernière consultation le 11/03/19.

10 WILSON-ANASTASIOS, M., 2010. « Le marché de l’art aborigène d’Australie », In Diogène, issue 3, n° 231, pp. 28-46. : https://www.cairn.info/revue-diogene-2010-3-page-28.htmdernière consultation le 11/03/19.

11 Art Gallery of New South Wales,  « Rover Thomas » : https://www.artgallery.nsw.gov.au/collection/artists/thomas-rover/, dernière consultation le 13/03/19.

12 SPIGOLON, E., 2018. « L’art aborigène contre les filets fantômes : interview de Stéphane Jacob sur les sculptures Ghostnets », In CASOAR : https://casoar.org/2018/06/07/lart-aborigene-contre-les-filets-fantomes-interview-de-stephane-jacob-sur-les-sculptures-ghostnets/, dernière consultation le 13/03/19.

Bibliography:

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