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Introduction à la notion d’« ancêtre » en Océanie : L’absence du Néant

       Cet article est une tentative de mise en valeur d’une partie des particularités que recouvrent la notion de « mort » en Océanie et plus particulièrement en Mélanésie1. Cette approche a pour but premier d’expliquer comment émergent les « ancêtres » afin de donner une idée de ces entités inconnues de l’Occident. Il va sans dire qu’une telle généralisation souffre d’exceptions et de contre-exemples qui ne sont pas mentionnés pour des raisons de clarté.

          Selon la conception occidentale, la mort est définie comme « la perte définitive par une entité vivante des propriétés caractéristiques de sa vie »2. Cette description en creux demande implicitement de reconnaître ce que sont « les propriétés caractéristiques » de la vie et ce qu’est l’« entité » qui les porte. En Occident, on fait référence à l’aspect biologique : les entités sont des individus (animal, végétal, humain) circonscrits dans leur corps et leurs « propriétés caractéristiques de la vie » sont le bon fonctionnement de ce dernier et les manifestations physiques qui en résultent (croissance, parole, mouvement,…). Cependant, cette conception pose des problèmes quand on essaie de l’appliquer à la pensée mélanésienne. En effet, la personne humaine en tant qu’« entité » n’existe pas dans les même modalités.

     Le concept basique d’individus compris dans leur corps est inopérant car, en Mélanésie, « Le moi n’est pas rigoureusement délimité par la surface extérieur de mon corps ».Cette idée se traduit dans les pratiques de la vie quotidienne à travers l’exemple des précautions prises quant au réveil d’individus en train de dormir. Lors du sommeil, la personne est réputée absente du corps, ainsi réveiller quelqu’un peut se révéler très dangereux pour lui car son corps serait sorti du sommeil alors que ce qui le maintient en vie serait encore en train de se promener au loin. Ainsi la personne n’est pas circoncise dans son corps mais est tout à fait capable de s’en détacher. Cette rupture entre le corps et la personne humaine explique aussi pourquoi les premiers blancs rencontrés n’étaient pas considérés comme des Hommes, leurs corps n’étaient pas une preuve suffisante de leur humanité car l’humain dépasse les apparences physiques de l’Homme.
L’une des conséquences de cette dissociation, c’est qu’en étant détaché de son corps on se trouve dans l’impossibilité de se détacher de son milieu. En effet, vu qu’il n’est pas, le lieu du « moi » qui serait opposé à ce qui l’entoure (considéré comme extérieur à soi), la frontière entre l’humain et son environnement devient floue. C’est pour cette raison qu’on prend toutes sortes de précautions pour protéger les restes des traces de son passage (empreintes, restes alimentaires,…) qui sont aussi efficaces pour permettre de lancer  un  sort  sur  quelqu’un  qu’une  partie  de  son  corps  (cheveux,…).  La  personne « s’étend » dans les objets qui lui sont liés, et notamment dans les objets qu’elle possède : parures, armes, plantations… Il y a identification entre les objets possédés et la personne qui les possède. On peut le voir lors du décès de quelqu’un, où la destruction de ses biens fait généralement partie du processus funéraire ; vu qu’il font partie de lui, ils ne peuvent donc pas survivre à leur propriétaire.
La personne mélanésienne semble donc, en plus de son corps, être caractérisée et composée par ses attributs physiques mais elle l’est aussi par ses attributs sociaux (dont les attributs physiques constituent souvent une matérialisation) comme son clan, son domaine mythique, sa position sociale. Ce sont ces derniers qui sont primordiaux car dans le monde mélanésien, la personne se définie dans ses rapports de participation et d’appartenance à la société. On existe « dans l’intelligence réflexive de sa singularité »4, c’est-à-dire qu’on ne se perçoit qu’à travers la perception et la singularisation qu’ont les autres de soi-même. Si l’on est coupé de la société dans laquelle on évolue, on cesse d’exister.
À travers cette réflexion partielle sur la personne en Mélanésie, on peut déjà se rendre  compte de sa complexité. Elle se répand dans un espace matériel, social et mystique qui va bien au-delà de l’objet physique du corps. Cette étendue de la personne permet de bien comprendre comment la mort et la disparition du corps sont des problèmes qui peuvent être contournés par la possibilité de changer de matérialité qu’offre cette mobilité. Tout ce système de pensées induit donc une façon de percevoir la mort qui se différencie de la perception occidentale.
Premièrement, elle n’est pas un événement instantané ; durant le cycle de cérémonies funéraires qui la suivent, la mort n’est pas vraiment terminée. Ainsi le « mourant » conserve ses droits sur sa femme qui restera à l’écart de la société jusqu’à sa libération lors de la cérémonie finale. Le cycle de cérémonie funéraire se déroule entre le moment de l’arrêt des fonctions biologique du corps et la mort effective, c’est-à-dire le moment où la personne quitte définitivement le monde des vivants pour rejoindre le « monde des morts ». Ce cycle constitue un moment transitoire indispensable : en effet, en détruisant le corps de la personne, la mort la prive de son revêtement social, ce par quoi elle jouait son rôle au sein de la société. Sans lui, elle ne peut plus remplir ses fonctions sociétales, elle est en quelque sorte « désaffectée ». De son côté, la société, ébranlée par cette disparition, a besoin de temps pour se reformer et reboucher ce trou créé dans le maillage social, d’autant plus si cette personne avait un rôle important. Tout l’enjeu du cycle funéraire est de réaffecter le défunt dans des conditions adaptées à sa nouvelle condition physique. Les rites visent à lui trouver un nouvel espace de vie, d’où il pourra retrouver un rôle à jouer en étant réaffecté à une nouvelle fonction qui sera transcendante à la société, celle d’ancêtre.
La mort n’est donc pas un anéantissement mais une transition ; la personne continue à vivre mais selon des modalités différentes et dans un monde différencié de celui des vivants. Cette demeure des ancêtres est généralement perçue en Mélanésie comme un opposé de celle des vivants (où le jour devient la nuit par exemple) cependant il y a une porosité entre ces deux mondes, ils sont distincts mais pourtant liés ensemble. Car s’il on met autant d’effort à « réaffecter » la personne c’est que l’on veut adjoindre à la société la puissance qu’elle avait accumulé de son vivant. En effet, l’ancêtre est indispensable à la réussite de toutes les actions humaines : la chasse, la guerre mais aussi la fertilité féminine et agricole. Maintenir de bonnes relations avec eux est donc primordial pour la survie du groupe et pour y parvenir, de divers objets, cérémonies et charmes sont utilisés. Les ancêtres sont appelés à chaque entreprise humaine : ainsi, ces derniers sont encore liés par un réseau de relations sociales complexe, transcendant le temps et l’espace, et qui a un rôle fondamental pour le monde des vivants. La notion de « mort » est donc toute relative dans ce contexte où la personne ne cesse jamais vraiment d’exister vu qu’elle continue d’être sollicitée et d’entretenir des liens sociaux, qui sont un des constituants essentiels de la personne mélanésienne comme il a été dit plus haut.
L’utilisation du mot « morts » ou « défunts » pour désigner ces êtres pourtant actifs et terriblement influents semble donc inappropriée, car il est évident qu’il n’ont pas perdu « les propriété caractéristiques de leur vie ». On contourne partiellement ce problème en utilisant le mot « ancêtre » mais on lui rajoute des significations qu’il n’a pas dans un contexte occidental et dont l’explication nécessaire qui doit en être fait a motivé la rédaction du présent article. Cette difficulté linguistique qui se pose en l’absence de mot français approprié pour retranscrire l’idée de la continuité de la personne après la mort montre bien son absence dans la pensée occidentale. Elle invite aussi à réfléchir à la singularité de nos modes de pensées et aux précautions qui doivent être prises quand on approche des cultures qui en ont d’autres, sous peine de ne pouvoir les comprendre pleinement.

Morgane Martin

Image à la une : Vue d’une forêt avec maison de crânes, feuilles et anneaux de coquillages. Îles Salomon, XIXème siècle, 11×15 cm, signée de C. G. Seligman, British Museum.

Cet article se base sur des études qui portaient sur des modes de vie traditionnels pré-chrétiens. Il est important de ne pas oublier qu’ils ne correspondent sans doute plus à la réalité des modes de pensées contemporains.

Dictionnaire Larousse.

Levy-Bruhl, 1914.

4 Descola, 2015.

Bibliographie :

  • DESCOLA, P., 1999. Par delà-nature et culture. Paris, Gallimard.
  • GUIART, J., 1979. « La mort en Océanie ». In Les Hommes et la mort : rituels funéraires à travers le monde. Paris, Le Sycomore.

  • LEENHARDT, M., 1947. Do Kamo : La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Paris, Gallimard.

  • LE FUR, Y. (dir.), 1999. La mort n’en saura rien. Paris, Réunion des Musées Nationaux.

  • LEVY-BRHUL, L., 1914. « L’expression de la possession dans les langues mélanésiennes ». In Mémoires de la société de linguistique de Paris, issue 19, no. 2 : 1-9.

  • PARAVICINI, 1931. « Rites funéraires et culte des crânes aux îles Salomon ». In Le Globe, Revue genevoise de géographie, issue 70, no. 1 : 51-57.

 

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