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The Highlands Trilogy : un monument d’anthropologie visuelle

     Au début des années 1930, sur les hauts plateaux qui cernent le Mont Hagen1, trois explorateurs australiens, les frères Leahy, découvrent de l’or et filment leur rencontre avec les populations qui habitent la vallée de la rivière Wahgi. Cinquante ans plus tard, le documentariste Bob Connolly et la sociologue Robin Anderson capturent, lui à l’image, elle au son, la vie des descendants et survivants de ce «premier contact». Dans First Contact (Premier contact), ils discourent avec les habitants de ces hautes-terres des images d’archives produites par les frères Leahy et qu’ils ont apportées avec eux. À la suite de ce premier échange, Connolly et Anderson s’installent deux années durant à mi-distance du village des Ganiga et de la maison de Joe Leahy, métisse né de l’union d’une papou et d’un des frères Leahy qui dirige une plantation de café, pour filmer les deux autres volets de la trilogie : Joe Leahy’s Neighbours (les voisins de Joe Leahy) et Black Harvest (traduit en français par Récolte sanglante).  

Carte Wahgi

© CASOAR

   Films ayant fait date dans le cinéma documentaire, importants pour les études océanistes, First contact et les deux autres volets de la «trilogie papoue»2 restent relativement peu connus du grand public. Peu connus, voire mal connus, puisque souvent associés à un imaginaire exotique qui résume le premier film au regard des frères Leahy. À titre d’exemple, la fiche Télérama consacrée à First Contact, quasiment vide, affiche pour tout synopsis : « En 1930, trois chercheurs d’or australiens, découvrent et filment, à l’intérieur de la Nouvelle-Guinée, une population n’ayant jamais eu de contact avec la civilisation. »3 Il est triste de constater qu’au XXIème siècle, des journaux plutôt curieux peuvent encore affirmer que la civilisation est l’apanage du seul monde occidental. On mettra cela sur le compte d’une sorte de sensationnalisme, qui réduit souvent ce premier film et cette trilogie à des reportages montrant guerres tribales et échanges inégaux entre blancs et Ganiga.

First Contact. Le film de deux rencontres, à cinquante ans d’intervalle

     First Contact est le fruit de la rencontre entre Bob Connolly, documentariste au service de la chaîne australienne ABC qui décide en 1978 de devenir cinéaste indépendant, et Robin Anderson, titulaire d’une maîtrise de sociologie aux États-Unis. Partant du constat que l’Australie des années 1970 se pensait invariablement comme une ancienne colonie, mais très rarement comme un pouvoir colonisateur, le couple entreprend des recherches assez larges en Nouvelle-Guinée, jusqu’à mettre le doigt sur un élément qui deviendra central dans leur réflexion :
« Si l’administration coloniale de l’Australie ressemblait fort à celle de la Grande-Bretagne, il y avait en revanche un fait absolument unique, la rencontre des premiers explorateurs avec des tribus inconnues. On a mis du temps à réaliser qu’il existait, peut-être pour la dernière fois au monde, des témoins capables d’en parler. C’est ainsi qu’est né First Contact ».4

    Le documentaire présente deux matières principales, chacune exceptionnelle à sa manière. D’abord, et c’est principalement pour ça que le film est connu, First Contact exhume des archives singulières, filmiques et photographiques, majoritairement produites par les frères Leahy lors de leur exploration des Hautes-Terres orientales de Nouvelle-Guinée. Ces sont les premières images que l’on a de cette région de l’île, où les pouvoirs colonisateurs ne s’étaient jusqu’alors jamais aventurés. Elles gardent la trace de composantes culturelles qui ne font depuis longtemps plus partie du quotidien des Highlanders. Comme le dit un homme à la fin du documentaire : « Ils garderont ces images pour les générations à venir. Ainsi, ils pourront dire :  »C’était comme ça qu’on vivait »».5 C’est aussi un témoignage rare, permis par la colonisation tardive de la Nouvelle-Guinée6, d’une rencontre entre deux mondes, et de la mise en place de rapports de force hélas assez classiques. L’autre élément majeur du film réside dans le commentaire des événements par les survivants des deux parties – les deux plus jeunes des frères Leahy, Daniel et James, et leurs porteurs ainsi que les habitants des différents villages traversés par l’expédition. On montre à ces derniers, tout comme aux téléspectateurs, les vidéos et tirages d’archive. Ces images deviennent support à la conversation, illustrent les souvenirs des survivants, et immortalisent parfois leurs proches ou eux-mêmes.

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 Homme se reconnaissant, enfant, sur une photographie des frères Leahy, début des années 1980. © CONNOLLY B. et ANDERSON R., 1982 (image issue du documentaire
Frist Contact de Bob Connolly et Robin Anderson).

   Pour comprendre comment une rencontre si marquante et si récente – avec des témoins encore vivants dans les années 1980 – a pu avoir lieu, il convient d’exposer un certain nombre de données historiques et culturelles propres à cette région. Soulignons tout d’abord (on ne le rappelle jamais assez) que les Occidentaux n’ont pas découvert la Nouvelle-Guinée. Disons plutôt que les Européens prirent connaissance de l’existence de cette grande île, très progressivement à partir des premières incursions portugaises au XVIème siècle. Tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles, les différentes puissances colonisatrices revendiquèrent la possession de cette terre (des Espagnols en 1546 à la suite du Traité de Tordesillas aux Britaniques via la Société des Indes orientales en 1793), pour qu’au XIXème siècle l’île soit divisée en trois : la moitié occidentale devint la possession de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales7 en 1828, et en 1899 la moitié orientale fut partagée entre l’Empire germanique au nord, et le Royaume-Uni au sud. En 1906, la zone britannique est concédée à l’Australie en tant que « territoire de Papouasie », et le quart allemand est placé sous mandat australien suite à la Première Guerre mondiale. Pourtant, malgré une présence européenne au long court, la Nouvelle-Guinée reste mal connue des Blancs qui vivent et commercent dans la région, car elle et ses habitants jouissent d’une mauvaise réputation. De fait, en 1920, les Australiens n’occupent que les côtes de Papouasie, où missionnaires et comptoirs coloniaux convertissent et emploient uniquement les populations côtières. La découverte en 1926 d’or alluvial change la donne. De nombreux Australiens affluent vers la Nouvelle-Guinée afin d’y tenter leur chance. Parmi eux, les frères Leahy, menés par l’aîné, Michael,  prospectent à partir de 1930.

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Carte de la Nouvelle-Guinée. Image issue du documentaire
Frist Contact de Bob Connolly et Robin Anderson.

   Avec quatre-vingt-dix porteurs, ils partent à l’assaut des chaînes de montagnes abruptes du centre de l’île, que l’on croyait jusqu’alors vierges bien qu’elles abritaient en réalité un million de personnes. Passée la première barrière montagneuse, la colonne découvre en contre-bas une vallée, indéniablement habitée puisqu’on y voit des plantations. Des cris de sentinelles, qui se répondent de colline en colline, confirment cette présence humaine. Ainsi commence ce premier contact. Les frères Leahy et leurs porteurs s’avancent toujours plus profond dans les terres, à mesure qu’ils échouent à trouver de l’or. Sur leur chemin, ils traversent différents villages. D’abord pris pour des ancêtres revenus parmi les vivants, ils voient leurs porteurs très sollicités par des femmes croyant reconnaître un fils mort à la guerre. Ils sont craints et honorés, pleurés lorsqu’ils partent. L’explorateur blanc pris pour une entité supra-humaine est un récit où fantasme et réalité coexistent, mais cette méprise peut s’expliquer par plusieurs faits. Premièrement, la nouvelle de la présence des colons sur l’île s’était diffusée lentement et de façon parcellaire, d’une part en raison de la dispersion des groupes humains, bien que ceux-ci soient en contact les uns avec les autres, d’autre part car ces événements avaient lieu dans une société où « la connaissance est de propriété clanique, sinon individuelle, et où par conséquent on aime guère la partager ».8 L’aspect physique des Australiens, trop habillés, s’avérait alors déroutant pour qui les voyait pour la première fois, d’autant que le blanc est la couleur des morts et du deuil dans de nombreuses communautés océaniennes.9 Ces rapprochements pourraient paraître légers si par ailleurs le comportement étrange des nouveaux venus n’avait correspondu à certaines pratiques culturelles des indigènes. Ainsi que le commente un des vieillards interrogés à propos des hommes qui tamisaient :
« Lorsque les Blancs sont arrivés, ils avaient un grand plat et une pelle aussi. Ils mettaient du sable sur le plat et ils le lavaient dans l’eau. […] parce que dans le passé, quand nos ancêtres mouraient, on brûlait les corps et on jetait les os dans la rivière, nous avons pensé en les voyant utiliser le plat, que nos ancêtres étaient revenus à la recherche de leurs os. Les choses n’étaient pas très claires. Maintenant, on sait. Ils gagnaient de l’argent avec l’or extrait de nos terres. »10
Mais rapidement, l’existence des besoins fondamentaux des chercheurs d’or (notamment sexuels lorsqu’ils réclament des femmes, ou d’élimination lorsqu’ils souillent les latrines) ne laisse pas de doute à leurs hôtes sur leur nature humaine. Les trois frères se font dès lors respecter par la force et par leur pouvoir monétaire. Ils abattent des cochons devant des foules, pour leur donner « une idée de ce qui arriverait si une balle les traversait »11 (ce sont les mots employés par un des frères Leahy). Dans plusieurs localités, des hommes sont tués. On ne peut estimer leur nombre, mais il est selon toute vraisemblance élevé au regard du nombre de lieux qu’égrène un des témoins : « [Mick] tua un homme dans le pays de Kukakuka. Il tua un homme à Chuave. Il tua un homme à Dotiwara. Il tua un homme à Bena. Il tua un homme… à Wabag. À Tari il en tua plusieurs. Un tas. Je crois… que 9 personnes ont été tuées à Tari. »12 En sus des armes, les Australiens achètent la paix sociale grâce aux monnaies d’échange qu’ils amènent avec eux à dessein. Des haches, des perles de traite, des coquillages (inexistants dans le milieu naturel des Hautes-Terres, et très valorisés avant l’arrivée des occidentaux puisque fruits de nombreux échanges remontant jusqu’aux populations côtières). Ce sont notamment ces coquillages qui leur permettent d’avoir des relations avec les femmes des différents villages, comme l’explique une des jeunes filles photographiées par les Leahy, et retrouvées par Connolly et Anderson. Des objets plus inattendus entrent dans les échanges, tels les rutilantes boites de conserve en aluminium, ou les très graphiques emballages de denrées manufacturées (voir image à la une).

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Un des frères Leahy abattant un cochon devant des Papous, début des années 1930. Photographie des frères Leahy issue du documentaire Frist Contact
de Bob Connolly et Robin Anderson.

    Après plusieurs années de prospection, les frères Leahy décident de faire usage de l’avion.  C’est ainsi qu’ils survolent pour la première fois la Wahgi, dont la vallée est la plus large de la région. Quelque 250 000 personnes y vivent alors, et, enfin, l’expédition Leahy trouve de l’or. On installe le campement sur les terres des Jiga. Il semble que de récents conflits aient laissé place à une certaine confusion quant à la répartition territoriale des populations – c’est du moins comme ça qu’un des frères Leahy explique la facilité qu’eurent les chercheurs d’or à mettre en place des exploitations et une piste d’atterrissage pour avion. S’établissant auprès des Jiga, les Australiens échangent avec eux. On amène un gramophone, une poupée en celluloïd. Certaines parures et danses sont immortalisées sur les bobines des films.

   Connolly et Anderson, à mesure qu’ils retracent l’histoire de cette expédition, en filment les protagonistes toujours en vie. Les témoignages se répondent, les versions diffèrent, même du point de vue formel. Alors que les deux frères Leahy sont filmés face caméra, assis dans leur intérieur, les Papous interrogés s’expriment généralement devant une assemblée, parlant haut et s’accompagnant de gestes, mimant souvent leurs actions passées, contant cette histoire à des enfants hilaires, utilisant des objets pour reproduire une attaque ou un vol ; s’exprimant davantage pour leurs descendants que pour la caméra. Les dernières images du documentaire sont celles de la projection des films en noir et blanc produits par les Leahy à une assemblée de Highlanders âgés. Parmi les rires et les moqueries, l’émotion se lit sur les visages.

Joe Leahy’s Neighbours et Black Harvest. Dans le voisinage d’une plantation de café : regards sur la Papouasie-Nouvelle-Guinée des années 1980

   Joe Leahy’s Neighbours présente, quarante ans après l’arrivée des Blancs dans les Hautes-Terres, le quotidien des Ganiga, population de la Wahgi vivant à 35 km du lieu où les frères Leahy établirent leur avant-poste. Sur une partie des terres ancestrales des Ganiga s’étend Kilima, une plantation de caféiers appartenant à Joe Leahy. Joe est le fils de Michael Leahy et de Jiga Marpa, une femme de la vallée. Jamais reconnu par son père, il perd sa mère lorsqu’il est enfant. Il apprend « le business » dans une plantation coloniale où il est employé – précisément celle de son oncle Dan Leahy. Enfant du premier contact, il grandit à la charnière de deux époques et, à l’indépendance, fonde sa propre exploitation de café.13 Il achète ces parcelles de terre Ganiga à Tumul, l’un des chefs de clan. Lorsque le film est tourné, Joe est établi depuis douze ans sur le territoire Ganiga, et vend le produit de sa récolte depuis cinq ans. Tumul et quelques autres, parmi lesquels le jeune Joseph Madang, se sentent lésés car ils n’ont aucune part dans l’exploitation qui prospère. D’ailleurs, aucun Ganiga ne travaille sur cette exploitation – les ouvriers, logés sur place, viennent de partout, sauf de Kilima. Sous l’impulsion de Madang, une partie des Ganiga se cotise dans l’espoir de pouvoir racheter la terre à Joe. Parallèlement, Popina Mai, le leader d’un autre clan, vend à son tour une partie de la terre Ganiga. Pour cette seconde exploitation, Kaugum, les conditions sont différentes. Il s’agit d’une association. Les Ganiga apportent la terre et la main d’œuvre, Joe l’expertise, et les bénéfices seront partagés à parts égales. Se nouent alors, en sus du ressentiment envers Joe, jalousie et concurrence entre les clans Ganiga.

    Black Harvest se déroule cinq ans plus tard, alors que les caféiers de Kaugum sont arrivés à maturité et que la première récolte – donc la première rentrée d’argent tant attendue – se prépare. Hasard malencontreux, la première récolte de café correspond avec l’effondrement du cours de cette denrée. La plantation ne sera pas rentable dans les années à venir, et le salaire des planteurs est abaissé à 50 cents par bidon, ce qui est vécu comme une profonde injustice, voire de la malveillance. Parallèlement, la violence des combats entre les Ganiga et leurs ennemis traditionnels atteint son paroxysme. Cette guerre absorbe toute l’énergie des hommes, qui délaissent la plantation. Les baies pourrissent en pied, malgré les nombreuses tentatives de Joe pour faire réagir les Ganiga – il met par exemple en place un simulacre de funérailles afin d’honorer le café perdu, comme le faisaient les Ganiga pour leurs grands hommes quelques décennies auparavant. La récolte est perdue, même si les femmes, lasses de nourrir des hommes qui vont s’entretuer ensuite, viennent prêter main forte à la plantation. Mme Leahy et leurs filles, fatiguées de ce climat de guerre larvée, sont parties pour l’Australie. Dans l’esprit de Joe, l’idée d’abandonner la plantation commence à faire son chemin…

    En parallèle de l’arc narratif principal, Joe Leahy’s Neighbours et Black Harvest sont l’occasion d’assister à une multitude de scènes signifiantes pour qui s’intéresse à la Nouvelle-Guinée, et qui font de cette trilogie un important document ethnographique. Négociation du prix d’une mariée, bilum14 portés différemment par les femmes et par les hommes, prise de parole publique par les Big Men, toilette des dépouilles, funérailles, fabrication d’une maison d’habitation, évangélistes, impressionnantes scènes de combats, ravages faits par l’insertion des armes à feu au sein de ces derniers, fossé entre la coquille d’administrations laissée par les Australiens et la réalité des montagnards, travaux agricoles, sont autant d’aspects qui mériteraient développement.

The Highlands Trilogy : entre sensibilité cinématographique et rigueur scientifique

    First Contact est un documentaire peut-être plus sensationnaliste et plus émotionnel que les suivants. Plus ouvertement partisan et fataliste, aussi. Dès l’ouverture, le titre s’affiche sur le visage hurlant d’un Papou.

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Homme pleurant, début des années 1930. Photographie des frères Leahy issue du documentaire Frist Contact de Bob Connolly et Robin Anderson.

    Si le ton est neutre, toute la puissance du discours réside dans un montage très construit servant le propos. L’alternance des versions des différents protagonistes, en plans brefs et parfois saccadés, soit à l’écran soit hors-champ en commentaire des images d’archives, oppose efficacement les points de vue. Ce procédé permet de mettre en évidence les contradictions, aussi, lorsque James Leahy affirme à propos des hommes qu’ils assassinaient « Si quelqu’un était tué ou blessé, il fallait faire un rapport […]. Pas question de tuer des gens sans qu’il y ait une enquête. […] Non, on ne pouvait pas tuer quelqu’un et étouffer l’affaire. »15, et que Daniel Leahy assène la seconde d’après : « Ils [l’administration, ndlr] ne savaient rien, on ne rapportait pas ce qui arrivait. C’était … des accidents de parcours, disons ».16 Le montage permet même de déceler une certaine ironie, lorsque le narrateur parle de la « civilisation » amenée par les Blancs, sur des images de petits écoliers papous défilant au pas de l’oie devant des missionnaires.

   First contact est, surtout, un documentaire produit pour la télévision. « La méthodologie, la musique, le montage, tout est fait selon les normes de la télévision. Les équipes coûtent cher, on travaille donc avec une certaine précipitation. C’est pourquoi on a décidé d’écrire un livre. »17 Pendant deux ans, Bob Connolly et Robin Anderson s’emploient à compéter leurs recherches, modifiant ainsi à la fois leur manière d’aborder le sujet et de le filmer : « on a commencé à penser un peu moins en termes d’impérialisme, de victimes, et davantage en termes d’étude d’un processus »18, se rapprochant par là d’une véritable démarche scientifique d’anthropologie – ce qui n’empêche pas d’avoir des opinions. Ainsi, si First Contact est un film fort et évocateur par la rareté des images d’archives qu’il donne à voir aux Papous autant qu’au téléspectateur, ce sont les deux volets suivants de la trilogie qui illustrent réellement les enjeux de la Nouvelle-Guinée contemporaine.

     Afin que Joe Leahy’s Neighbours et Black Harvest aboutissent, il a fallu qu’Anderson et Connolly soient indépendants, pour pouvoir rester aussi longtemps que nécessaire, assez longtemps pour assister à des événements significatifs valant la peine d’être racontés, mais surtout assez longtemps en amont pour que « l’événement extraordinaire ait des racines et qu’on le comprenne ».19 Comme l’affirme Bob Connolly : « Black Harvest n’est pas de la grande cinématographie, mais c’est un grand événement. J’ai travaillé avec des cameramen brillants, je ne pense pas être à leur hauteur. Mais les grands cameramen coutent 10 000 dollars par semaine, on ne pouvait pas se le permettre. C’est pourquoi on a décidé de travailler à deux […]. Les meilleurs documentaires sont invariablement ceux qui ont été réalisés dans des conditions d’indépendance par rapport aux institutions. »20 Le duo apprend alors les outils du cinéma direct : la caméra 16 mm pour Bob Connolly, et la prise de son synchrone pour Robin Anderson.

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Bob Connolly avec sa caméra et Joseph Madang avec ses lances quelques heures avant qu’il ne trouve la mort dans un conflit, fin des années 1980.
© Bob Connolly et Robin Anderson

    Tout comme pour First Contact, Connolly accorde un grand soin au montage, et joue avec la succession des plans pour mettre des situations en exergue. Les images récurrentes des ouvriers apportant à la pesée des sauts remplis de fruits du caféier rythment le second film, comme pour montrer l’aspect répétitif du travail, et les bénéfices qu’accumule Joe Leahy. Dans Black Harvest, l’effet d’usure psychologique est reproduit par la répétition quasi à l’identique de séquences montrant Joe attendant seul sur sa plantation, les Ganiga en train de combattre ou de soigner leurs blessés et de plans fixes sur les baies pourrissant.
Du point de vue narratif en revanche, les deux derniers films s’avèrent très différents du premier. Mis à part une brève contextualisation en début de reportage, la voix off est quasiment inexistante. Le récit se construit à mesure que ses acteurs le commentent et agissent. Prenant pour angle d’approche la relation complexe et ambivalente entre Joe Leahy et les Ganiga, les réalisateurs négligent les évènements extérieurs, qui n’apparaissent qu’en toile de fond, presque en éléments du décor. Par exemple, si Connolly et Anderson montrent la guerre, car elle est présente et violente, c’est indéniable21, ils n’en font pas un sujet central de leur narration. Les causes en sont oblitérées, et l’on se concentre davantage sur leurs conséquences directes pour les Ganiga : des morts tragiques et (ATTENTION SPOILER) la fin de l’exploitation de café de Joe Leahy. Ce parti pris, centré sur certains protagonistes et sur leurs préoccupations et drames personnels plus que sur un contexte global, tient de la narration cinématographique. Les protagonistes deviennent de véritables personnages du récit, avec leurs caractères, leurs aspirations. On ne se contente pas d’exposer les contentieux autour d’une plantation de caféiers et ce qu’ils disent de la Papouasie-Nouvelle-Guinée des années 1980, on suit les péripéties et les états d’âme de Joe, Madang, Tumul, Popina, les personnages principaux de cette grande histoire postcoloniale.22

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Funérailles : hommes et cercueil sur un pick-up, fin des années 1980. © CONNOLLY B.
et ANDERSON R., 1992 (image issue du documentaire Black Harvest de Bob Connolly
et Robin Anderson).

    Le récit prend des tournures tour à tour cocasses (lorsque Madang demande à emprunter le camion de Joe pour aller acheter un cercueil pour son oncle en ville, et, comme on lui fait faux bond, se retrouve à charger le cercueil dans le bus), pathétique (lorsqu’il répète à propos de leur terre vendue à Joe : « Il la possède ? Nous la possédons ! Il nous a payés que 600 kinas. On est pas  heureux. […] On est pas heureux. »)23 ou dramatique (lorsque les guerres tribales déciment les communautés et les énergies). Bien qu’ils soient au plus près des ressentis humains, Connolly et Anderson signent une trilogie qu’ils veulent dénuée de culpabilité postcoloniale, laquelle « influence encore et toujours notre analyse ».24 Connolly  revendique  ainsi l’absence d’indulgence de son film : « Je sais qu’il y a un principe selon lequel les indigènes sont d’innocentes victimes qu’il faut protéger. […] Je pense, moi, que la responsabilité du cinéaste consiste à montrer les choses telles qu’elles sont. Si les gens apparaissent sous un mauvais éclairage, si la guerre paraît brutale, c’est qu’elle l’est. »25 La société qu’il filme est dure. Connolly n’hésite pas à montrer la mort, de près et à plusieurs reprises, y compris celle des principaux personnages.

     Dès l’amorce de leur second film, les cinéastes exposaient leurs intentions par la voix du narrateur : voir l’héritage laissé par l’Australie. Ils y ont vu les effets pervers de la mondialisation, un capitalisme récemment implanté peu conciliable avec une société à forte valeur communautaire, le dilemme (vécu comme tel et pensé en ces termes) entre des devoirs « traditionnels » et une « modernité » vue comme la voie de sortie. Connolly et Anderson ont produit trois documentaires en dix ans, s’éloignant de plus en plus de la tentation de l’exotisme. Dans Joe Leahy’s Neighbours, lorsque Madang les amène auprès de parents à lui, l’un d’eux laisse échapper, conscient de l’intérêt habituel des reporters blancs : « On chantera et ils pourront nous filmer.
– Ils ne font pas ce genre de films là.»26, le corrige Madang. Ils ne font pas ce genre de films : ils ont voulu faire des films sur la Papouasie-Nouvelle-Guinée contemporaine et son héritage. Ils l’ont fait, sans complaisance, avec justesse et sensibilité.

Margot Duband

Image à la une : Homme paré d’un emballage de biscuit Kellogg’s, début des années 1930. Photographie des frères Leahy issue du documentaire Frist Contactde Bob Connolly et Robin Anderson.

1 Mount Hagen est aujourd’hui la quatrième plus grande ville de Papouasie-Nouvelle-Guinée. 

C’est ainsi qu’a été traduit en français le titre original The Highlands Trilogy, littéralement « la trilogie des Hautes-Terres [de Nouvelle-Guinée, ndlr] ». 

Fiche Télérama de First Contact : http://www.telerama.fr/cinema/films/first-contact,487510.php (consulté le 24/02/2018) 

« L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993.

CONNOLLY, B., et ANDERSON, R., 1982. First Contact. Australie, Arundel Productions. 50′ 10 ».

« Les Océaniens sont parmi les derniers au monde à avoir rencontré l’homme blanc et à en avoir souffert. Plus heureux que d’autres, ils ont pu suivre. » GUIART, J., «Une histoire exemplaire», in post-face à CONNOLLY B. et ANDERSON, R., 1989. Premier contact, Les Papous découvrent les Blancs. Paris, Éditions Gallimard. 

Depuis 1660, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales avait un traité commercial avec l’Indonésie donnant accès à la région, notamment pour le commerce des oiseaux de Paradis. 

8 GUIART, J., «Une histoire exemplaire», in post-face à CONNOLLY B. et ANDERSON, R., 1989. Premier contact, Les Papous découvrent les Blancs. Paris, Éditions Gallimard. p. 252. 

Loc. Cit. : 251. 

10 CONNOLY, B. et ANDERSON, R., 1982. First Contact. Australie, Arundel Productions. 47′. 

11 CONNOLY B. et ANDERSON, R., 1982. First Contact. Australie, Arundel Productions. 19′ 56 ». 

12 CONNOLY B. et ANDERSON, R., 1982. First Contact. Australie, Arundel Productions. 22’27 ». 

13 Dès les années 1960, Joe gagne de l’argent en achetant le café que les villageois vendent en bord de route pour le revendre aux Blancs qui le traitent. Au début des années 1970, il possède déjà plusieurs camions et traite lui-même le café. Au moment de l’indépendance, alors que les cartes sont rebattues, il s’établit comme d’autres de ses compatriotes, qui parfois rachètent les exploitations d’Australiens quittant précipitamment le pays. L’écroulement du cours du café brésilien en 1976 est une aubaine pour le café des Hautes-Terres, dont les prix doublent. CONNOLLY, B. et ANDERSON, R., 1989. Premier contact, Les Papous découvrent les Blancs. Paris, Éditions Gallimard. pp. 243-244. 

14 Sacs en fibres végétales, plus ou moins extensibles en raison d’une technique de looping particulière. 

15 CONNOLY, B. et ANDERSON, R., 1982. First Contact. Australie, Arundel Productions. 25′ 32 ». 

16 CONNOLLY, B., ANDERSON, R., 1982. First Contact. Australie, Arundel Productions. 30′

17 « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson», Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993. 

18 « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993.

19 « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993. 

20 « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993. 

21 Les conflits des années 1980 firent 300 morts en deux ans. 

22 « On a décidé […] de ne pas filmer les tribus extérieures aux Ganiga pour se concentrer sur les personnages principaux. Et on s’est dit qu’on ne les filmerait que quand ils font des choses pertinentes par rapport au film. […] Ce qui m’amène à la notion de récit ou de narration. ». « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993. 

23 CONNOLLY, B. et ANDERSON, R., 1988. First Contact. Australie, Arundel Productions. 26′

24 « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993.

25 « L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson », Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993. 

26 CONNOLLY, B. et ANDERSON, R., 1988. Joe Leahy’s Neighbours. Australie, Arundel Productions. 31’50 ». 

Les films :

  • CONNOLLY, B., et ANDERSON, R., 1982. First Contact.Australie, Arundel Productions. 52′.
  • CONNOLLY B. et ANDERSON, R., 1988. Joe Leahy’s Neighbours. Australie, Arundel Productions. 90′.
  • CONNOLLY B. et ANDERSON, R., 1992. Black Harvest. Australie, Arundel Productions. 90′.

Bibliographie :

  • CONNOLLY, B., et ANDERSON, R., 1989. Premier contact, Les Papous découvrent les Blancs. Paris, Éditions Gallimard.

  • La Trilogie papoue de Bob Connolly et Robin Anderson, Textes, Entretien avec Bob Connolly, Bio-filmographie, livret du coffret DVD, Documentaire sur grand écran.

  • «L’épopée cinématographique de Bob Connolly et Robin Anderson», Entretien avec Bob Connolly, réalisé par Catherine Humblot, Le Monde radio télévision, 10 janvier 1993.

  • Fiche Télérama de First Contact:http://www.telerama.fr/cinema/films/first-contact,487510.php(consultée le 24/02/2018)

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