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Malinowski ou le désamour de la photographie de terrain

     Parler des photographies de terrain de Bronislaw Malinowski paraît tout à fait saugrenu. Sa relation avec la photographie n’est pas très heureuse. Il compare notamment dans son journal de terrain la photographie à une croix monstrueuse sur le mont Golgotha de la vie1. Il est le premier à se détacher de cette pratique ethnographique connaissant un grand développement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Perçue comme une véritable révolution dans la pratique du terrain, la photographie était employée comme un outil d’objectivation. Faisant perdre à la main son rôle essentiel dans l’élaboration d’un objet2, la photographie permet de fixer une vision du monde à un instant donné. Il s’agit de comprendre pourquoi Malinowski montre un tel désintérêt pour la photographie qui était pourtant fervemment défendue par ses aînés.

Photographie et observation participante

     Personnage mythique de l’histoire de l’anthropologie, Bronislaw Malinowski se tourne vers l’anthropologie marqué par la lecture du Rameau d’or de Frazer. Il rejoint en 1910 la London School of Economics. Élève de Charles Seligman, il part en Nouvelle-Guinée en 1914, d’abord sur l’île de Mailu au large des côtes du golfe de Papouasie avant de rejoindre les îles Trobriands. La guerre éclatant, il y reste coincé pendant quatre ans. Là-bas, il développe des concepts théoriques nouveaux pour la pratique de terrain dont la fameuse observation participante3. Celle-ci consiste en l’immersion de l’ethnologue dans la société étudiée. Il s’immisce dans la vie du groupe pour mieux en comprendre le point de vue. Cette méthode est perçue comme une véritable révolution. L’anthropologie opère un déplacement physique – l’anthropologue vit auprès des populations étudiées – mais aussi un déplacement de regard et de positionnement ; c’est maintenant l’Autre qui sait et l’ethnologue qui demande. Le corps de l’ethnologue devient lui-même un outil de collecte. Il s’agit de vivre les événements4.

     Pour mieux appréhender la photographie de Malinowski, il faut également s’attacher à comprendre les principes fondamentaux du fonctionnalisme, courant anthropologique mené notamment par Malinowski et Radcliffe-Brown. Ce courant cherche à étudier les sociétés telles qu’elles se donnent à voir et non par des reconstructions hasardeuses du passé comme le proposaient l’évolutionnisme et le diffusionnisme. Les faits sociaux sont considérés comme ayant un but. La société est perçue par les fonctionnalistes comme un corps humain constitué de différents organes ou institutions reliés permettant de former un tout cohérent5. Chaque partie participe au fonctionnement de l’ensemble. Les faits sociaux sont interdépendants et doivent donc être mis en relation par l’anthropologue.

     À la lumière de ces informations, on peut mieux comprendre le désintérêt de Malinowski pour la photographie. Les choses ne sont compréhensibles que parce qu’elles sont prises dans leur contexte. Ramener un modèle d’une pirogue des Trobriands en Europe ne permet pas, selon lui, de comprendre l’objet. La photographie subit le même traitement. Elle n’est, selon lui, qu’un « accessoire de relaxation du terrain »6. Elle ne permet pas de retranscrire toute la complexité de la réalité. Malinowski, en fonctionnaliste, recherche les institutions qui organisent la société mais celles-ci sont invisibles à la caméra. Par exemple, la photographie d’un groupe de cinq hommes restera toujours celle de cinq hommes alors que l’observation en situation permet de comprendre les relations et les codes culturels derrière la présence de ces cinq hommes.

     Ce désamour pour la photographie provient également d’une profonde frustration. Élève de la London School of Economics, Malinowski arrive sur le terrain en tentant d’appliquer les méthodes mises au point par Haddon quelques années plus tôt dans le détroit de Torres. Toutes ces méthodes sont développées dans l’édition de 1912 de Notes and Queries que Malinowski emporte avec lui. Cependant, il ne parvient pas à collecter les objets et à prendre des photographies comme l’indique Haddon. Il note alors dans son journal « Haine pour Haddon qui me dérange, qui conspire avec le missionnaire ; jalousie des spécimens qu’il parvient à obtenir »7.

     La question de la photographie de Malinowski reste toutefois très paradoxale. Les archives de la London School of Economics possèdent un fonds considérable de 1 100 photographies. Celles-ci ont connu un regain d’intérêt dans les années 1990. Terrence Wright considère Malinowski comme un photographe « prolifique et accompli »8. Les analyses d’Etienne Samain ont permis de mettre à jour l’importance de la mise en relation de l’écrit et de l’image. Dans une démarche didactique, Malinowski guide, dans ses monographies, le lecteur entre image et texte puis du texte à l’image9. Michael Young a également beaucoup étudié ces photographies. Il remarque que les photographies sont majoritairement de format horizontal et sont prises à distance moyenne10. Comment comprendre ces éléments ? Pourquoi privilégier la moyenne distance alors qu’il souhaite engager des relations intimes avec les insulaires ? Pour Young, cela correspond à un sentiment d’obligation de capturer l’arrière-plan, la situation et donc le contexte social11.

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Photographie d’un homme sculptant un tabuyo, Kiriwina, 1915-1918. © MALINOWSKI, B., 2016, planche XXVI.

     L’exemple de la photo d’un homme sculptant un tabuyo, proue de pirogue est à ce titre particulièrement éclairant. Elle aurait très bien pu être un gros plan de format vertical afin de mettre en avant le geste technique du sculpteur, Molilakwa. À l’inverse, Malinowski conserve un cadrage assez distant incluant d’autres éléments non nécessaires. On peut voir ainsi le siège sur lequel il est assis, un panier sur la droite contenant une riche spatule à chaux et sa gourde. Ce cadrage permet de nous révéler certains éléments dont un format rapproché nous priverait. Le sculpteur travaille seul et sans audience ; il est assis sur une plateforme au milieu du village. La recherche de la distance intermédiaire permet d’inclure un cadre situationnel à l’événement. La valeur ethnographique de la photo tient dans cette mise en avant du contexte.

Photographie comme révélatrice de l’histoire personnelle et des relations de Malinowski

     Le travail de Young a permis de mettre au jour les différentes influences dans l’œuvre photographique de Malinowski. Il y a d’abord la figure importante de Charles Seligman puisqu’il est son superviseur académique. Cependant, ses apports concrets restent peu connus12. L’autre élément clé c’est sa rencontre avec Nina Stirling. En avril 1915, Malinowski séjourne à Adélaïde, chez Edward Stirling, directeur du South Australian Museum. Il y rencontre et tombe amoureux de Nina, cadette de la famille. Il se trouve que Nina Stirling pratique la photographie amatrice certes, mais considérée comme passionnée et accomplie. Il semble que cela ravive l’intérêt de Malinowski pour la photographie. Les échanges fréquents de lettres entre les deux sont perdus mais on conserve les photographies de Nina aux archives de l’université de Yale. Il est à noter que Malinowski conserve ces photographies jusqu’à la fin de sa vie, d’où leur présence à Yale. Les paysages de Nina Stirling apparaissent indéniablement comme artistiquement et techniquement supérieurs à ceux de Malinowski. L’amélioration technique des clichés après son premier terrain en 1914 – 1915 peut être liée à l’influence de cette jeune photographe13.

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Autoportrait photographique, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, v. 1910. © plesurephoto

   La figure marquante pour la photographie et plus généralement la vie de Malinowski est celle de Stanislaw Ignacy Witkiewicz. Ce dernier est un ami d’enfance, intellectuel et artiste d’avant-garde polonais. On sait notamment qu’il peint à l’huile dès 5 ans et qu’il écrit des pièces de théâtre dès 7 ans. Malinowski et Witkiewicz vivent une amitié passionnelle, partageant vacances, lectures, amantes et expériences homosexuelles notamment. Les deux amis s’influencent et débattent du rôle de l’art. Witkiewicz se lance dans la photographie vers 1899. Ils réalisent ensemble quelques photographies à Cracovie et à Zakopane. Avec réticence, Malinowski admet son talent artistique dont il est particulièrement envieux. En février 1914, la petite-amie de Witkiewicz se suicide, laissant celui-ci dans une période de grande tourmente. Malinowski lui propose alors de partir avec lui en Nouvelle-Guinée. Le voyage en Australie est cependant un véritable cauchemar pour lui. Il rédige des lettres de suicide et un testament laissant à Malinowski sa caméra et l’une de ses peintures. Les deux amis se disputent et chacun emprunte des chemins de vie différents. Cette rupture est un moment important pour Malinowski qui écrit alors dans son carnet « Nietzsche breaking with Wagner ». La guerre redonne de l’espoir à Witkiewicz qui, rentré en Pologne, rejoint les armées du tsar à Saint-Pétersbourg. À l’annonce de son suicide en 1939, Malinowski confesse qu’il est le seul qu’il ait connu, dont il savait du début à la fin que c’était un génie.

     Selon Young, cependant, la question de l’influence de Witkiewicz doit se comprendre en négatif ; à travers ce qui est absent et non des éléments présents14. Malinowski est l’antithèse de son ami. La photographie de ce dernier se tourne vers des recherches de la photographie comme expression artistique à explorer ainsi que vers des réflexions surréalistes. À l’opposé, la photographie est perçue comme une aide visuelle pour l’anthropologie chez Malinowski. La différence entre les deux amis se fait également au niveau de la notion de segmentation et de dislocation. Pour Malinowski, son journal est important puisqu’il est un moyen de consolider la vie, d’y intégrer sa pensée en évitant « les thèmes segmentés ». Son ami considère justement que les « thèmes segmentés » sont essentiels à la création artistique. Cela est en lien avec la volonté de révéler l’aspect métaphysique d’une personne derrière la surface apparente. Il joue sur les déformations, les jeux de masque tout en conservant un cadrage resserré15.

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Photographie de Billy Hancock par Malinowski, Tukwaukwa, Kiriwina, 1915 – 1918.
© YOUNG, M., 1999, p. 51.

    Les photographies de terrain permettent également de rendre compte du lien étroit entre Malinowski et Billy Hancock. Marchand de perles anglais, ce dernier devient très vite ami avec l’ethnologue. Il ne possède pas de compétences artistiques ou techniques particulières mais il présente un grand enthousiasme vis-à-vis de la photographie. Ensemble, ils discutent de leurs méthodes et soucis techniques et comparent leurs résultats. Ils réalisent ensemble des photographies dans les villages et passent des après-midi à les développer. Les deux hommes ne pratiquent cependant pas le même type de photographie. Billy Hancock devient l’intermédiaire permettant à Malinowski de se représenter proche des locaux dans une interaction intime. Ce type de photographie est intégrée dans une partie qu’il nomme « Intro … The Ethnographer »16.

     La photographie peut permettre également de révéler des relations interpersonnelles complexes. Les données récoltées ainsi que la photographie sont influencées par le lien personnel créé avec les individus d’une communauté. Lors de sa deuxième expédition, Malinowski passe presque un an à Omarakana. Il éprouve une certaine affinité avec le sous-clan dominant de Tabalu du clan de Malasi. Ce sont parmi eux qu’il trouve ses principaux informateurs. Sa relation avec le chef, Touluwa ne se passe pas toujours bien. Celui-ci refuse par exemple d’emmener Malinowski, à son grand désarroi, pendant une expédition kula. Il reste toutefois la personne la plus représentée à la fois dans ses écrits et ses photographies17.

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Photographie de Malinowski avec ses informateurs de Omarakana, Billy Hancock (?), Tukwaukwa, Kiriwina, 1918 (?). © YOUNG, M., 1999, p. 68.

     L’ethnographe se place aussi dans un contexte relationnel déjà établi par les insulaires eux-mêmes. Malinowski arrive au moment d’une querelle importante entre les nombreux fils de Touluwa et ses parents maternels et leurs descendances, notamment les enfants de sa sœur classificatoire, Bagidou et Mitakata. Ce dernier aggrave la situation en entretenant une liaison avec la femme de Namwanaguyau, fils du chef Touluwa. Celui-ci emmène Mitakata devant l’administrateur colonial qui écope d’un mois de prison pour adultère. Le frère de Mitakata, Bagidou, se venge alors et prononce la « formula of chasing away », décret d’exil qui oblige alors Namwanaguyau à quitter le village. Malinowski rapporte que sa mère et ses sœurs gémissent les lamentations de deuils. Le chef, son père, s’isole trois jours et revient vieilli et brisé par le chagrin18.

     Malinowski est fortement impliqué dans cette histoire et écrit que le bannissement de Namwanaguyau est l’événement « le plus dramatique » auquel il ait pu assister à Kiriwina. Il était très proche du chef et de ses enfants. Cette profonde fracture dans la vie sociale de Kiriwina marque aussi plus largement la photographie et l’ethnographie de Malinowski. Ainsi, Namwanaguyau reste un sujet récurrent dans les photographies même après son exil tandis que Mitakata apparaît seulement à quelques reprises. Il est également possible de voir l’évolution de ses relations dans la photographie. Sur la célèbre photographie de Malinowski assis entouré de ses informateurs, le chef actuel d’Omarakana identifie l’homme portant la spatule à chaux en os de baleine comme Namwanaguyau. À sa droite, il identifie l’homme comme Mitakata. Cela semble suggérer que les deux ont réglé certains de leurs différends en 191819.

     Les photographies de terrain permettent enfin de questionner les rapports coloniaux qui peuvent transparaître. Michael Taussig considère qu’un tel regard colonial apparaît dans les photographies de Malinowski. Il considère que la manière dont se présente Malinowski dans ses photos avec les gens de Kiriwina exprime son autorité coloniale. La blancheur de ses habits capte toute la lumière et laisse dans l’obscurité, les corps des insulaires se confondre avec les ombres et formes du paysage20. La réalisation, la circulation et la présentation des photographies dans le contexte colonial sont également des questions qu’il conviendrait d’approfondir … peut-être pour un prochain article.

Enzo Hamel

Image à la une : Photographie de Malinowski par Billy Hancock, Tukwaukwa, Kiriwina, 1915 – 1918. © YOUNG M., 1999, p. 52.

1 YOUNG, M., 1999.

2 COLLECTIF, 1989.

3 YOUNG, M., 1999.

4 DELIEGE, R., 2006.

5 ibid.

6 MALINOWSKI, B., 1985.

7 ibid.

8 YOUNG, M., 1999.

9 ibid.

10 ibid.

11 ibid.

12 ibid.

13 ibid.

14 ibid.

15 ibid.

16 ibid.

17 ibid.

18 Pour plus de détails voir YOUNG, M., 1999, p. 59-61

19 YOUNG, M., 1999.

20 Voir l’ouvrage de TAUSSIG, M., 2009.

Bibliographie :

  • COLLECTIF, 1989. L’invention d’un regard (1839 – 1918) : cent cinquantenaire de la photographie, XIXe siècle. Paris, éd. de la Réunion des musées nationaux.
  • DELAPLACE, G., 2017. Usages ethnographiques de la photographie. Cours à l’Université Paris-Nanterre.
  • DELIEGE, R., 2013. Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories. Paris, Ed. du Seuil.
  • MALINOWSKI, B., 1985 [1967]. Journal d’ethnographe. Paris, Ed. du Seuil.
  • MALINOSWSKI, B., 2016 [1922]. Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris, Ed. Gallimard.
  • TAUSSIG, M., 2009. What Color is the Sacred ? Chicago, University of Chicago Press.
  • YOUNG, M., 1999. Malinowski’s Kiriwina. Fieldwork Photography, 1915 – 1918. Chicago, University of Chicago Press.
  • YOUNG, M., 2004. Malinowski. Odyssey of an Anthropologist, 1884 – 1920. New Haven and London, Yale University Press.

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