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Des cultures derrière les objets : l’exposition « Une mer d’îles – chefs d’œuvre d’Océanie » au musée Volkenkunde

    Le jeudi 20 février avait lieu le vernissage de l’exposition Une mer d’îles – chefs d’œuvre d’Océanie au musée Volkenkunde, à Leiden, aux Pays-Bas. CASOAR répondait présent à l’évènement. On doit vous dire qu’on était assez impatients de découvrir ce qui se cachait derrière un titre qui faisait potentiellement référence à l’auteur et anthropologue fidjien Epeli Hau’ofa, à travers la notion de « mer d’îles ». D’autant plus que d’autre part, le titre annonçait également la présence des « chefs-d’œuvre » de l’art de cette région du monde, s’adressant par-là à un public hypothétiquement connaisseur. Cet axe du « chef d’œuvre », c’était déjà celui pris par les expositions Océanie et Oceania, respectivement au musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris et à la Royal Académie de Londres, auxquelles CASOAR avait dédié deux articles que vous pouvez retrouver ici et ici. D’après le titre de l’exposition, il semblerait que le musée néerlandais se soit lancé le pari d’exposer ces pièces majeures, tout en donnant une voix aux populations concernées. Nous n’avons pas été déçus.

     “We are the sea, we are the ocean”: cette citation d’Epeli Hau’ofa sert d’accroche pour introduire l’une des salles. D’ailleurs, chaque cartel de salle est introduit par les mots d’un artiste, écrivain, activiste du Pacifique. Une exposition qui se veut donc inclusive et opte pour l’approche de l’intérieur et l’autodétermination pour chaque thématique. Le public est guidé à travers l’exposition par les populations concernées : on nous donne ainsi à entendre les voix du Pacifique, passées et contemporaines. Une place de choix est en effet dédiée à l’art contemporain. L’œuvre du maori Georges Nuku, Bottled Ocean, investit l’espace d’exposition sur presque deux étages. Cette installation a été réalisée en collaboration avec un groupe de volontaires et notamment la participation de l’ambassade néo-zélandaise. Nuku, lors de son discours pour l’inauguration de l’exposition, remerciait tous les participants, ainsi que les maoris ayant contribué à ce projet. Il insistait sur le fait que « nous sommes interdépendants, nous avons besoin les uns des autres », et voyait dans son œuvre un moyen de lier les gens entre eux, mais aussi de les faire grandir. Pendant l’installation, « nous nous sommes vus les uns et les autres, nous nous sommes vus nous-mêmes à travers les bouteilles »1. Il se réjouissait de la participation de 190 personnes lors des 17 jours de montage de son œuvre.

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Bottled Ocean, George Nuku, 2020. © Photographie : Margaux Chataigner

     Cependant, George Nuku n’est pas le seul à représenter les voix du Pacifique contemporain. L’artiste Yuki Kihara est présente à travers l’œuvre Siva in Motion. Cette vidéo aux significations multiples reprend une ancienne forme de danse samoane, mais réfère également aux expériences chronophotographiques de Eadweard Muybridge au 19ème siècle, ou encore au tsunami de 2009 qui emportait de nombreuses vies à Samoa et Tonga.2 Les travaux plastiques, la vidéo, mais également la poésie sont au cœur du parcours muséographique : Kathy Jetñil-Kijiner, poétesse et activiste du changement climatique originaire des îles Marshall en Micronésie3, s’adresse au reste du monde dans son poème Tell them, « Dis-leur ». « Montre leur où [les îles Marshall] c’est sur une carte/ dis-leur que nous sommes un peuple fier/ […] dis leur que nous descendons des meilleurs navigateurs du monde ». Par ce poème, l’auteure proclame la richesse de sa culture, mais avertit également sur les dangers du réchauffement climatique et de la montée des eaux : « et après tout ça/ parle-leur de l’eau/ comment nous l’avons vue monter/ inonder nos cimetières… »4. Ce sont des problématiques qui touchent inégalement les différentes parties du monde, mais qui représentent une menace réelle et actuelle pour les populations de ces îles basses.5

     La poétesse Emelihter Kihleng, originaire de Pohnpei en Micronésie, a fortement retenu notre attention lors de sa participation à l’ouverture de l’exposition. À travers la lecture de quelques-uns de ses poèmes, elle abordait la question du statut des objets océaniens dans les collections occidentales. Elle évoquait ainsi un masque provenant de Papouasie Nouvelle-Guinée, qu’elle avait eu l’occasion de découvrir en travaillant au sein d’une collection. Ce masque, elle l’avait d’abord trouvé repoussant, mais il l’avait fait réfléchir sur sa perception des objets, à la lumière des catégories de beauté que les colonisateurs avaient construites concernant le Pacifique. Catégories « auxquelles nous devons nous efforcer de résister, afin de ne pas devenir notre propre colonisateur »6 conseille-t-elle à la fin de son poème aux populations du Pacifique stigmatisées par les colons. Les insulaires du Pacifique sont également représentés lors de l’ouverture de l’exposition par des danseurs et musiciens polynésiens. Cette question d’une exposition des sociétés d’Océanie, réalisée autant que possible en collaboration avec les peuples concernés s’illustre également dans la définition des termes vernaculaires : la notion polynésienne de mana est expliquée par Aaron Sala, originaire d’Hawaii. Le cartel associé introduit la notion au travers d’une référence populaire : le mot mana se retrouve dans nombre de jeux vidéo pour parler de la force vitale ou de pouvoirs magiques. Ce n’est donc pas le musée qui propose une définition, mais bien les personnes concernées qui définissent leurs propres concepts.

    Avec son œuvre Bottled Ocean, Georges Nuku, revient sur la question environnementale et la pollution due aux déchets plastiques. La thématique environnementale, et les conséquences de la surproduction et surconsommation sur les îles du Pacifique sont l’un des fils rouges de l’exposition. Le documentaire Last Generation propose de suivre le parcours de Izerman, Julia et Wilmer, originaires de Majuro dans les îles Marshall et qui constituent très certainement la dernière génération à vivre sur l’archipel avant le désastre de la montée des eaux. Ce n’est pas uniquement de la disparition du territoire dont il est question mais également de la disparition des cultures et de l’importance de leur préservation. Lorsqu’est cité Alson Kelen, originaire des îles Marshall, c’est en tant que  «  potentiellement  le dernier apprenti de l’art ancien du pilotage de vague au monde »7. Présenter Kelen en ces termes, c’est ouvrir les yeux sur la réalité de la disparition des traditions, étape nécessaire à la prise de conscience et à l’action. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’artiste et photographe Esther Kokmeijer a documenté en 2018 le combat des Marshallais contre la montée des eaux à travers la réactivation d’anciennes traditions. Comme le souligne l’exposition, « Le savoir et la culture qui étaient sur le point d’être perdus ont été ramenés à la vie ».

     Ce sont également des problématiques plus anciennes et leur impact sur la société contemporaine qui sont adressées au fil de l’exposition. Celles-ci sont exposées le long de la galerie principale et sont habilement introduites par un large projection interactive représentant une carte de l’Océanie. En touchant certaines parties de cette carte, le visiteur est informé par une très courte animation des thématiques abordées. C’est le cas du partage du territoire par les puissances coloniales, de l’exploitation intensive des ressources, des essais nucléaires dans le Pacifique, de la montée des eaux…La colonisation du Pacifique est abordée notamment à travers un diagramme listant toutes les puissances coloniales et leurs « possessions », ainsi que les conséquences de cette histoire sur la situation politique actuelle des différents pays. Une salle de l’exposition est également dédiée à la rencontre entre Européens et insulaires ainsi qu’à l’impact et aux influences de ces rencontres dans l’iconographie ou l’esthétique de la production matérielle océanienne. Deux statues Asmat8 montrent la perméabilité de la sculpture à la représentation du colon ainsi que de la pratique occidentale de la sculpture en pied. La salle aborde également la question des échanges inter-insulaires, déconstruisant cette vision monolithique d’échanges seulement pratiqués entre Blancs et Océaniens. Devenue maintenant un incontournable dans l’exposition de l’art contemporain océanien, l’œuvre In Pursuit of Venus [infected] de Lisa Reihana est également exposée. Présentée notamment lors de la biennale de Venise en 2017, cette installation semble aujourd’hui constituer un must-have dans la présentation du Pacifique au sein des musées occidentaux9. Si vous souhaitez en savoir plus sur cette œuvre, nous vous invitons à consulter notre article dédié à l’exposition de la Royal Academy ici. Cette installation vidéo superpose une histoire plus nuancée au regard exotique et utopique du Pacifique construit par les expéditions européennes telles que celle de James Cook à la fin du 18ème siècle, et met notamment en scène les côtés les plus sombres de la rencontre entre Européens et insulaires.

Carte interactive. © Photographie : Margaux Chataigner

     Le travail de Lisa Reihana nous permet de comprendre à travers différentes scénettes jouées par des acteurs Européens et Océaniens, la diversité mais également la brutalité de l’arrivée des explorateurs puis des puissances coloniales sur le territoire. Elle met en lumière des questions sur lesquelles le grand public n’a pas toujours l’occasion de se pencher et donne des clefs de compréhension de l’histoire coloniale. C’est également cette volonté d’accessibilité à des thématiques complexes mais primordiales afin de comprendre la contemporanéité du Pacifique que nous avons grandement apprécié au cours de notre visite. Plusieurs des thèmes abordés sont introduits au public à travers des références puisées dans la culture populaire. Pour parler de la notion complexe de mana, on se tourne vers le jeu vidéo. Dans l’explication de la place du tatouage en Océanie, on propose une vidéo de la chaîne VICE dans  laquelle  la  danseuse,  artiste  et  « marqueuse de peau » Julia Mage’au Gray, originaire de Papouasie Nouvelle-Guinée rencontre les dernières femmes tatouées de manière traditionnelle.10 Ainsi, elle explore son propre héritage et le réactive. Cette exposition tente de s’assurer de la compréhension par tous, en utilisant des repères considérés comme issus du quotidien. Évoquée plus haut, la carte didactique utilise l’image animée pour attirer l’attention du public sur des thématiques parfois complexes. La question des tests nucléaires effectués par les puissances de la Guerre Froide entre 1946 et 1996 est quant à elle introduite à travers l’incontournable maillot de bain deux-pièces conçu par Louis Réard : le bikini. Ce n’est pas seulement au passé que l’exposition parle de ces tests, mais également à travers toutes les conséquences que ceux-ci ont toujours sur les habitants des îles. Une carte accompagne ce propos, listant les essais effectués par la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Les cartes, sous des formes variées, sont de manière générale très présentes dans l’exposition, ce qui nous a paru être primordial pour aborder une géographie aussi complexe que celle du Pacifique. L’accessibilité dans l’exposition s’exprime dans l’explication claire et concise de thématiques complexes mais aussi dans la compréhension matérielle du Pacifique. La présence d’un morceau de tapa à l’extérieur de la vitrine dédiée à ce matériau, permet au public d’appréhender la technique de l’écorce battue.

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Vue de l’exposition, tapa à voir et à toucher. © Photographie : Margaux Chataigner

     Les objets en eux-mêmes, les « chefs-d’œuvre », sont bien évidemment présents. Cependant, ils peuplent l’exposition en nombre fort plus restreint que dans les expositions Océanie et Oceania.11 Ils fonctionnent en lien avec les citations présentes dans chaque salle, permettent d’aborder la question de l’océan, la notion de prestige, ou encore la nature du rapport aux ancêtres. Notons l’usage du proverbe maori « Kia whakatōmuri te haere whakamua » qui signifie : « Je marche en arrière en direction du futur avec mes yeux fixés sur mon passé ». Ce n’est pas seulement le rapport aux ancêtres qui est décrit, mais également la notion même de temporalité propre à la culture maorie qui est mise en avant. L’exposition ne semble pas construite autour des objets : ils sont ici des témoins des cultures qu’ils représentent. Comme nombre d’expositions sur le Pacifique, les pirogues sont les objets offerts à la vision du public en premier lieu. Cependant, le Volkenkunde propose une muséographie innovante et visuellement efficace : les pirogues sont disposées sur une matière grise reflétant la lumière, créant ainsi une image déformée similaire à l’effet visuel donné par les vagues.

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Citation de Jean-Marie Tjibaou en introduction de cartel. © Photographie : Margaux Chataigner

     Remarquable dans sa muséographie, l’exposition l’est également dans sa volonté d’inclusion des populations du Pacifique. Que ce soit au travers de citations, de poèmes, de vidéos, ou encore d’installations, les habitants de cette « mer d’îles » sont au cœur de ce projet. Projet qui ne se limite pas à cette manifestation, mais se poursuit à travers une politique muséale largement fondée sur l’échange : le musée a déjà depuis quelques années engagé un partenariat avec la Nouvelle-Zélande, autour du projet Waka Maori.12 Il invite par ailleurs régulièrement des artistes en résidence. C’est le cas de l’artiste Yuki Kihara, actuellement en résidence afin de préparer la future exposition Going Native au Tropenmuseum en 2020 que nous avons hâte de découvrir, et vous ?

Margaux Chataigner et Enzo Hamel 

1 Discours lors de l’ouverture de l’exposition le 20 février 2020, “we saw each other through the bottles, we saw ourselves through the bottles”.

2 Pour une description plus complète de son œuvre par l’artiste, nous vous conseillons de consulter cette vidéo sur le site de la Royal Academy : https://www.royalacademy.org.uk/article/oceania-video-yuki-kihara-siva-in-motion

3 De manière générale, nous avons trouvé qu’une place particulièrement importante avait été dédiée à la Micronésie dans cette exposition, qui est habituellement un peu délaissée car moins familière que la Polynésie et la Mélanésie.

4 « You tell them/ they’re from the Marshall Islands/show them where it is on a map/ tell them we are proud people […] tell them we are descendants/ of the finest navigators in the world”. And “and after all this/ tell them about the water/ how we have seen it rising/ flooding across our cemeteries…” Pour consulter le poème en entier, vous pouvez vous rendre sur le site de l’artiste : https://jkijiner.wordpress.com/2011/04/13/tell-them/

5 Pour une autre approche de cette problématique, (re)découvrez cet article sur Takuu : https://casoar.org/2017/11/17/latoll-de-takuu-une-singularite-noyee/

6 Discours et récitation de poèmes lors de l’ouverture de l’exposition le 20 février 2020 au Volkenkunde museum.

7 “Be one with our ocean. Treat her with love and respect. She gives and she takes ». Alson Kelen (Marshall Islands), potentially the world’s last-ever apprentice in the ancient art of wave-piloting

8 Figure féminine et figure masculine, Papouasie, Asmat central. Bois, peinture, fibre, Nationaal Museum van Wereldculturen, Netherlands, TM-2541-23 et TM-2541-22.

9 Par exemple Brisbane et Auckland en 2015, Melbourne en 2016, et l’année dernière à Tallinn, Cape Town, ou encore Jérusalem.

10 Julia Mage’au Gray n’utilise pas le terme de « tatouage », ou « tatouer », car pour elle il s’agit de la version anglaise européanisée d’un terme samoan. « Le marquage est délibéré, c’est plus qu’une personne qui simplement entre dans un magasin de tatouage et demande ce qu’elle souhaite ». Vous pouvez consulter la vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=ToMrpxcvCqw

11 Cependant, les cartels des objets ne sont pas traduits en anglais, ce qui limite la compréhension pour les non-néerlandophones.

12 Le projet existe depuis maintenant 10 ans. Des sculpteurs maori avaient construit des pirogues cérémonielles pour le musée. Pour fêter l’anniversaire du partenariat, le musée organise un « week-end Maori » les 2 et 3 mai 2020.

Bibliographie

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