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Une visite à Bikini Bottom – Pourquoi Bob l’Éponge ne nous fait pas rire

Je suis sûre que vous avez déjà entendu parler de cet étrange personnage qu’est Bob l’Éponge. Une éponge, jaune, avec des grands yeux bleus et niais, deux petites dents qui dépassent et un accoutrement bizarre – en tout cas pour une éponge – composé d’un short marron, d’une chemise blanche et d’une cravate rouge.
Allez, personne ne le répètera, on sait tous que lorsque vous étiez petit, vous avez déjà regardé ce dessin animé, Bob l’Éponge, ou vous l’avez même vu à votre insu, parce que votre enfant ou petit-enfant était scotché devant.

Bob l’éponge © Nickelodeon

Stephen Hillenburg (1961-2018), à l’origine professeur en biologie marine, était un dessinateur, scénariste et réalisateur américain. Il est le père de Bob l’Éponge, diffusé pour la première fois en 1999 sur la chaîne Nickelodeon, dont les programmes sont principalement dédiés aux enfants et aux adolescents. Ce dessin animé, qui raconte sous la forme de courts épisodes les aventures de Bob l’Éponge dans la ville de Bikini Bottom, est bien vite devenu l’une des plus grandes icônes de la pop culture. Il est aujourd’hui encore diffusé dans plus de 150 pays. Deux films ont été réalisés à partir de la série, ainsi qu’une comédie musicale, jouée entre 2017 et 2018 aux États-Unis.1 Si ce dessin animé à succès a décroché des sourires et des rires à de nombreux téléspectateurs, il n’empêche qu’il est largement problématique sur de nombreux points.

Image pour un jeu dérivé du dessin animé Bob l’Éponge © Nickelodeon
Dans le fond, on peut voir les différentes architectures et personnages de Bikini Bottom

– Bikini Bottom. Ce nom ne vous dit pas quelque chose ?
– Le bikini !
– Oui, ce maillot de bain deux pièces, qui laisse voir le ventre et le nombril, inventé par le Français Louis Réard dans les années 1940. Bon, cela se rapproche de notre sujet. En effet, Réard appelle son maillot de bain « bikini », en référence à l’atoll du même nom, appartenant à l’archipel des îles Marshall, en Micronésie. Bikini (Pikinni) vient du terme marshallais pikinni, qui désigne la surface de la noix de coco. Quelques jours avant le lancement de ce qui allait devenir un succès du monde de la mode, une explosion nucléaire eut lieu sur Bikini, dans le cadre des essais menés par les Américains au moment de la Guerre froide (nous avons déjà évoqué ce sujet en parlant de l’atoll d’Enewetak,  ici, et en faisant un rapide tour d’horizon de l’histoire de ces essais, ici). Serait-ce une forme d’hommage ? Ou Réard voulait-il que son invention soit tout aussi explosive que cet essai nucléaire ? La blague est en tout cas de bien mauvais goût… Pour Holly M. Barker, c’est peut-être aussi en référence à la fission de l’atome qui permet de produire de l’énergie nucléaire.2
– Ah oui, on n’y pense pas du tout quand on achète un bikini ! C’est plutôt une image publicitaire qui me vient en tête, celle d’une mannequin, toujours blanche, grande et au corps trop maigre.3 Mais alors, Bikini Bottom ? C’est parce que Bob l’Eponge habite dans le lagon de l’atoll qui a servi aux essais nucléaires ?
– Exactement. 

Bikini en toile de coton imprimé, 1946, Musée des Arts décoratifs, Paris exposé à l’occasion de l’exposition Harper’Bazaar, Premier magazine de mode (du 28 février 2020 au 3 janvier 2021) au Musée des Arts décoratifs, Paris © Garance Nyssen

Avant que les Américains ne décident de prendre place sur l’atoll de Bikini (et d’Enewetak) pour mener leurs expérimentations nucléaires, les lieux étaient bien évidemment habités. Les îliens furent tout simplement délocalisés et installés, entre autres, sur l’atoll de Rongelap où se trouvaient déjà des populations. 67 essais nucléaires furent menés sur Bikini, c’est-à-dire « l’équivalent de 1,6 bombes de la taille de celle tombée sur Hiroshima, tous les jours pendant 12 ans ».4 Ils contribuèrent à polluer, abîmer, voire détruire une partie des terres émergées, ainsi que les fonds marins. Des navires ou autres structures apportés par les Américains furent coulés et se trouvent aujourd’hui encore dans l’océan.
La colonisation, comme chacun sait, concentre d’immenses doses de violence et d’injustice. Ici, les terres des Bikiniens ont été prises, détruites, polluées. Elles sont d’ailleurs tellement souillées que les habitants ne peuvent plus retourner vivre sur leur atoll. Alors pourquoi ce dessin animé, mettant en scène une éponge vivante, accompagnée de son ami Patrick, l’étoile de mer rose, d’un crabe vénal et d’un méchant poulpe, est-il plus que douteux ? Il contribue sans aucune doute à effacer le souvenir de cet atoll tel qu’il était avant l’arrivé des Américains, mais surtout, à dissimuler les violences qui s’y sont tenues. Ainsi, il « maintient l’hégémonie militaire américaine »5 sur l’atoll et plus largement, sur l’archipel.6 La véritable histoire de Bikini ne peut pas faire rire et Bob l’Éponge tend à gommer la réalité en gardant ses téléspectateurs dans l’ignorance, celle-ci contribuant à perpétuer les violences générées sur les Bikiniens et leur lieu de vie d’origine, composé de la terre, mais aussi de la mer. 

Bikini Bottom a été pensée comme une ville qui mêle tous les clichés qu’ont les Occidentaux sur le Pacifique : les maisons ananas, les moai, les tiki et les chemises hawaiiennes sont partout ! Cette ambiance Tiki Pop (que Margot Kreidl a évoqué ici) continue de véhiculer tous les clichés liés à l’Océanie, réduisant ses habitants à ce que les Occidentaux veulent qu’ils soient : exotiques, c’est-à-dire à la fois fascinants et inquiétants, selon la définition que donnait Claude Lévi-Strauss de ce terme. Dans cette ville, les habitants peuvent aussi profiter d’un lieu appelé Goo Lagoon, goo pouvant être traduit par « crasse » en français.7 Serait-ce une référence aux déchets produits par les essais nucléaires ? En tout cas, cela rappelle les activités des soldats américains qui, pendant leur mission sur Bikini, profitèrent largement des plages et du lagon.
Bikini Bottom se trouve sous la mer, dans le lagon de Bikini, et non pas sur terre, comme si celle-ci n’existait pas. Pourtant, si la mer est importante dans les cosmologies micronésiennes, et océaniennes au sens large, l’attachement à la terre est lui aussi considérable. Après avoir occupé la terre de Bikini, les Américains continuent d’occuper le territoire, et cette fois-ci, il s’agit plus précisément du lagon. Cela est accentué par les paroles du générique, pendant lequel un pirate invite les enfants à aller « dans le royaume de Bob l’Éponge »8, sous la mer. De ce fait, il est fort probable que les téléspectateurs assimilent Bikini à un territoire non pas marshallais, mais américain, excluant encore davantage les Bikiniens, déjà en exil à cause des essais nucléaires et de leur héritage, sur Kili, Ejit ou Majuro (Îles Marshall). 

La maison ananas de Bob l’Éponge © Nickelodeon

Enfin, plusieurs théories tentent d’expliquer la bizarrerie des personnages de Bob l’Éponge. L’une d’entre elles postule que leur étrangeté soit le résultat des essais nucléaires américains : ce sont tous des mutants. D’ailleurs, l’écureuil Sandy, tout droit venu du Texas, porte une combinaison similaire à celles utilisées par les scientifiques qui travaillent auprès de produits radioactifs. Sur sa poitrine, un symbole parodiant probablement le pictogramme du nucléaire a même été ajouté.9 En parlant de Sandy, notons d’ailleurs qu’elle est le seul personnage féminin de la série !10 Bob l’Éponge est quant à lui qualifié ainsi par Jerry Beck : « ‘Un mec qui peut être surexcité pour une serviette, mais n’en aurait rien à faire s’il y avait une explosion dehors’ »11… A cette bizarrerie qui pourrait fait rire s’oppose la manière dont sont représentés les Bikiniens dans la série. Ils sont tout simplement inexistants, comme s’ils n’avaient jamais occupé les terres et le lagon. Néanmoins, Holly M. Barker note que, suite à un épisode où Bob l’Éponge trouve des peintures pariétales sur une grotte, les membres d’une fan page de la série en ont conclu qu’il pourrait s’agir de peintures réalisées par les Marshallais, « primitifs et [aujourd’hui] éteints ».12 

Sandy l’écureuil, l’un des personnages de Bob l’éponge © Nickelodeon

Le bikini, ce maillot de bain maintenant largement porté tout autour du globe, serait finalement le premier élément qui conduisit à la dissociation entre le lieu et les violences qui se sont produites sur l’atoll du même nom. Le dessin animé Bob l’Éponge y participe tout autant. Godzilla, le monstre créé par Tomoyuki Tanaka (1954) dont l’histoire est racontée dans plusieurs films, est né aux Îles Marshall, à cause des essais nucléaires, dont il incarne l’horreur. Comme les bombes nucléaires, il détruit des villes et tue leurs habitants. S’il peut être interprété comme une tentative japonaise pour dénoncer le nucléaire américain, certains le perçoivent simplement comme une figure monstrueuse créée pour le divertissement. Quoiqu’il en soit, ces créations, comme le dessin animé Bob l’Éponge, contribuent à rendre invisible, et ce dans la plus grande indifférence, la véritable histoire de Bikini et des Bikiniens.

Garance Nyssen

Image à la une : Les personnages principaux de Bob l’Éponge : Carlo Tentacule, Capitaine Krabs, Sandy, Patrick, Bob, Gary © Nickelodeon

1 LE MONDE AVEC AFP, 27 novembre 2018, « Stephen Hillenburg, le créateur de ‘Bob l’Éponge’ est mort », Le Monde. Disponible à l’URL : <https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2018/11/27/stephen-hillenburg-le-createur-de-bob-l-eponge-est-mort_5389509_3382.html>, dernière consultation le 12 octobre 2020. 

2  BARKER Holly M., « Confronting a Trinity of Institutional Barriers: Denial, Cover-Up, and Secrecy », Oceania, 85 (3), 2015 : 376-389. 

3 Holly M. Barker fait une analyse très intéressante de l’invisibilisation du corps des femmes marshallaise à travers l’image du bikini, qui fait plutôt écho au standard de beauté occidental. Celui-ci est à l’opposé complet de la réalité des femmes marshallaises, habillées généralement avec de longues jupes et des tee-shirts couvrant leurs épaules. Leurs corps sont d’ailleurs parfois transformés à cause de l’héritage des essais nucléaires (le nucléaire a un potentiel mutagène) et certaines sont dans l’impossibilité d’avoir des enfants, ou ont en tout cas beaucoup de mal à en avoir. Voir Ibid, p.380. 

4 Traduction personnelle : « the equivalent of 1.6 Hiroshima-sized bombs every single day for 12 years », Ibid, p. 378. 

5 Traduction personnelle : « maintains an American military hegemony», BARKER Holly M., « Unsettling SpongeBob and the Legacies of Violence on Bikini Botton », The Contemporary Pacific, vol. 31, N°2, 2019 : 345-379, p.346. 

6 Par ailleurs, rappelons que l’armée américaine occupe encore l’atoll de Kwajalein, où elle teste notamment des missiles.

7 Ibid, p.358. 

8 Ibid, p.354. 

9 Ibid, p.364. 

10 En s’appuyant sur BECK Jerry, The SpongeBob SquarePants Experience: A Deep Live into the World of Bikini Bottom, San Rafael, CA : Insight Editions, 2013, Holly M. Barker précise que ce personnage fut ajouté à la demande de Nickelodeon, parce qu’il n’y avait sinon que des personnages masculins, ibid, p.365. 

11 Notre traduction : « ‘Here’s a guy who could get super-excited about a napkin but wouldn’t care if there was an explosion outside’ » BECK Jerry, The SpongeBob SquarePants Experience: A Deep Live into the World of Bikini Bottom, San Rafael, CA : Insight Editions, 2013 cité dans ibid, p.360. 

12 Notre traduction : « primitive and extinct », Ibid, p.358. 

Bibliographie : 

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