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Exotic ?

« Exotisme, qu’est-ce que ce mot peut bien signifier pour une conscience, un intellect, un esprit, une âme à notre époque, c’est à dire en 2020 dans une région du monde totalement confinée par la présence d’un agent étranger du nom de Covid 19, ce qui pourrait être présenté comme un agent exotique,  quelque chose qui vient d’ailleurs, qui ne nous ressemble pas, mais malheureusement cet agent exotique semble bien décidé à nous faire entendre autre chose, une nouvelle version de l’exotisme, sur nos rapports humains et voire même sur ce que l’Occident et l’Europe en particulier ont toujours eu comme rapport avec ces autres pays qu’ils qualifiaient avec leur complexe de supériorité. »

Denis Pourawa, Extrait de « Poésie sonore des gouffres », Paris, mai 2020.

« Exotic ? » C’est sous ce titre en forme d’interrogation que se présente l’exposition qui se tient du 24 septembre 2020 au 28 février 2021 au Palais de Rumine à Lausanne (Suisse). Également sous-titrée « Regarder l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières », elle est l’un des aboutissements d’un projet de recherche collectif mené (entre autres) par ses commissaires, Noémie Etienne, Claire Brizon et Chonja Lee, à l’Université de Berne depuis 2016.1

Comme le suggère son titre, cette exposition veut réfléchir à la question de l’ « exotique », au XVIIème et au XVIIIème siècle et dans le contexte de la Suisse, ou plutôt du « corps helvétique » comme est désignée la confédération sous l’Ancien Régime.2 La notion d’ « exotisme » apparait dans la langue française d’abord sous la forme d’un adjectif (« exotique »), il prend sa forme nominale seulement à partir du XIXème siècle. Utilisé par Rabelais dans le Quart Livre (1552), « exotique » qualifie des marchandises en provenance des Amériques.3 Ce mot est caractérisé par un profond relativisme car il décrit des éléments « par référence au pays ou à la culture propres du locuteur »4, il ne sert à exprimer que l’altérité, la distinction entre ce qui constitue le « commun » pour le locuteur et ce qui ne l’est pas. Ainsi pour comprendre ce que recouvre l’adjectif, il faut déjà connaître le contexte socio-culturel et géographique depuis lequel s’exprime le locuteur. Cependant, se contenter d’une définition linguistique, qui définit finalement l’exotisme en creux par rapport à ce qui ne l’est pas, ne permet pas de montrer toutes les dynamiques en jeu derrière ce terme, particulièrement dans l’Europe du XVIIème et XVIIIème. Cette période est celle d’un afflux massif de « marchandises exotiques » sur les marchés européens (café, sucre, chocolat, porcelaine, …), pénétrant assez rapidement les habitudes et les différentes classes de la société. L’exposition veut examiner la construction de ce regard sur ce qui semble différent, en se demandant pourquoi ces représentations se développent-elles et comment se caractérisent-elles dans l’usage de techniques, d’objets ou d’humains au profit des élites européennes à cette époque.5 Pour ce faire, l’exposition s’appuie sur les objets en eux même ; ils ne servent pas uniquement à illustrer un propos. Leur matérialité et leur biographie sont les pivots de la réflexion proposée qui repose plus sur leur histoire sociale et économique qu’artistique.

Salle « Prologue » de l’exposition © Daniel Henriod, Palais de Rumine, 2020.

L’exposition a bénéficié de prêts d’un grand nombre d’institutions suisses variées (musées, bibliothèques, …) en plus de ceux des trois principaux musées partenaires hébergés au Palais de Rumine ; le Musée cantonal d’archéologie et d’Histoire, le Musée cantonal de géologie et le Musée cantonal de zoologie. Cette grande diversité de catégories d’objet (peintures, meubles, arts décoratifs, spécimens naturels, livres, objets dit « ethnographiques », vêtements) permet une vision assez large de ce que recouvre le terme « exotique » à cette époque. L’exposition s’introduit par une salle « Prologue », qui présente des objets d’origines et d’époques variées, sans indications sur la raison de leur présence, invitant le visiteur à réfléchir sur sa propre conception de l’exotisme des objets présentés (une météorite est-elle plus exotique qu’un fossile jurassien ?).  On pénètre ensuite dans la salle principale, dont la vue est masquée par un mur percé de deux ouvertures circulaires se chevauchant, rappelant la vision à travers des jumelles et donc finalement le regard, l’action subjective nécessaire à l’apparition de la notion d’exotisme, comme évoqué plus haut.  Les objets choisis pour être présentés dans la salle principale de l’exposition ont tous une présence attestée sur le territoire suisse au XVIIème et/ou au XVIIIème siècle. Ils sont répartis en quatre grandes parties thématiques clairement séparées par le mobilier muséographique : Partir/ Collecter / Vendre / Exploiter.

Salle principale de l’exposition © Daniel Henriod, Palais de Rumine, 2020.

Cette organisation entend expliquer les différentes dynamiques (derrière l’exotisme) identifiées par le projet de recherche. Le premier grand thème est le départ vers des régions « nouvelles » du monde (les Amériques), ou plus anciennement connues (Moyen-Orient, Extrême-Orient) pour des motifs artistiques, scientifiques, religieux, commerciaux, d’exploitation de ressources naturelles et d’humains ou de prises de possessions de territoires extra-européens. Le cas de la Suisse est particulier car l’organisation politique helvétique fait que l’on retrouve plus des parcours personnels d’individus que de grandes entreprises étatiques quand on s’intéresse à la provenance des objets. Les discours que les individus construisent sur leurs expériences de l’ailleurs à leur retour servent avant tout leurs propres intérêts. Les objets et spécimens collectés (achetés, reçus, échangés, volés) sont représentatifs de la sensibilité personnelle (mais qui se rapproche de celle de l’époque en général) des individus qui les ont sélectionnés pour différentes raisons, dont leur curiosité, leur étrangeté, en bref, leur exotisme. Cependant d’autres biens sont rapportés car l’on sait qu’ils possèdent une valeur marchande liée au goût de l’époque, relevant plus de marchandises commerciales que de vraies curiosités mais pourtant également biens exotiques.

Ces objets et spécimens font parfois l’objet d’une réappropriation qui participe aux phénomènes de l’exotisme pour les commissaires de l’exposition ; matériellement transformés par différents moyens, ils forment de nouveaux objets hybrides, comme les noix de coco « montées » présentées dans l’exposition. Ils sont également symboliquement transformés par leur changement de contexte, ils entrent dans un nouveau système de valeur qui les isole parfois de leurs significations précédentes pour les juger à l’aune d’une conception eurocentrée. C’est par exemple le cas bien connu de la « hache ostensoir » kanak – celle exposée appartient au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire a probablement été collectée durant l’expédition d’Entrecasteaux entre 1791-94. Ce nom typologique trahi en fait complètement ses véritables significations et fonctions, à tel point que Denis Pourawa le qualifie d’ « appellation exotique […] propres aux occidentaux »6 dans un retournement qui montre bien que ce processus d’appropriation européenne peut rendre (en partie) exotique un objet vis-à-vis de sa culture d’origine.

Vitrine « Renommer entre les mondes » contenant la « hache ostensoir », capture issue de la visite virtuelle de l’exposition réalisée par Archéotech SA.

La thématique suivante s’intéresse à la marchandisation des biens exotiques, notamment au développement de nouvelles techniques qui visent à les imiter voire à les « améliorer » afin de s’enrichir en profitant de la forte demande des consommateurs suisses. Elle revient par exemple sur la production d’Indiennes (cotonnades imprimées) suisses ou sur les manufactures de porcelaines de Kilchberg-Schooren et de Nyon à travers quelques exemples. Elle évoque également la marchandisation de l’image de l’exotisme notamment à travers la figure de l’esclave qui se développe dans les arts décoratifs à cette époque. Enfin, l’exposition aborde l’exploitation des objets exotiques comme supports de savoir et de rationalisation des mondes. En Suisse, les cabinets et les collections privées ne sont pas royaux ou aristocratiques mais plus souvent municipaux, académiques ou bourgeois. Ces ensembles visent à fournir une vision de l’ailleurs, ébauche de la rationalisation du monde qui se systématisera au XIXème siècle. Si les collections nourrissent particulièrement le prestige de son propriétaire (individu ou collectivité), toutes ces collections servent les velléités de distinctions sociales d’un ensemble de personnes appartenant souvent aux classes sociales supérieures.

Le trafic humain, vers 1175, manufacture de porcelaine Kilchberg-Schooren, Nationalmusum de Zurich (similaire à l’exemple exposé) © theexotic.ch

Ainsi « Exotic ? » présente de façon efficace son hypothèse de la construction de l’exotisme par des systèmes de représentation et par des actions diverses (traduction, collection, imitation, classification, transformation, exposition, marchandisation). En plus des objets historiques, l’exposition accueille quelques œuvres d’artistes contemporains (Marie van Berchem, Fabien Clerc, Susan Hefuna, Senam Okuzeto et Uriel Orlow) dont le travail dialogue avec les objets présents ou la problématique de l’exotisme en général. L’œuvre Souvenirs d’Haiti (2020) de Fabien Clerc (artiste d’origine colombienne travaillant en Suisse) se présente au visiteur sous la forme d’un service de porcelaine de Limoges de 22 pièces, dont le décor peint à la main mélange images saintes, dictons, batailles, éléments de faune et flore et représentations d’héros de la Révolution haïtienne (1791-94). Le service rappelle le souvenir de cet événement capital pour l’abolition de l’esclavage quelque peu délaissé par l’historiographie classique. L’assemblage des images sur les différents éléments du service, ainsi que les « coulures » de dorure suggère la réalité moins policée et plus violente qui se cache derrière les représentations idéalisées des sociétés coloniales du XVIIIème siècle. Un commentaire audio-performance enregistré par l’artiste kanak Denis Pourawa est proposé aux visiteurs pour les accompagner dans leur visite (accessible sous la forme d’un audio-guide).

Fabien Clerc, Souvenirs d’Haïti, 2020 © Morgane Martin

L’exposition se conclut par une salle qui évoque en miroir de l’exotisme extra-européen celui propre à l’Helvétie. En effet, il se développe au cours du XVIIIème siècle un imaginaire autour des populations montagnardes alpines, qui sont imaginées comme jouissant d’une vie simple, heureuse et loin des tourments citadins dans la lignée de l’idéal rousseauiste du retour à la Nature. Cette partie de la Suisse est alors elle-même l’objet de la curiosité des visiteurs européens ainsi que de représentations dans la culture matérielle. C’est par exemple le cas du papier peint La Petite Helvétie qui fait partie de la série Vue de Suisse, peint par Pierre-Antoine Mongin d’après des modèles iconographiques déjà répandus, édité par la manufacture Zuber à partir de 1818. Ce papier peint évoque très fortement celui intitulé Les Sauvages du de la mer Pacifique dont CASOAR vous avait déjà parlé ici7, produit à partir de 1806 et peint par Jean Gabriel Chanvet. Ici aussi, une vision romantisée met en scène des personnages en costumes « traditionnels » dans un environnement verdoyant, sans réalité topographique ni socio-historique. Cette représentation évoquant l’iconographie de la pastorale, n’est qu’une vision fantasmée de la confédération hélvétique en grand contraste avec la réalité des élites suisses citadines impliquées dans les échanges mondiaux.

Papier peint « Petite Helvétie » de la série Vues de Suisse © Morgane Martin

Ces types de représentations ont pourtant participé à l’élaboration du roman national suisse, construisant l’imaginaire d’une population isolée, neutre, qui minimise ses liens avec les exploitations coloniales. L’une des ambitions d’Exotic ? était de rétablir ces connections , car cette partie de l’histoire suisse a influencé et influence toujours la façon de percevoir l’exotique au XXIème siècle. Les œuvres contemporaines font le lien avec des sujets de société actuels tel que le mouvement Black lives matter, faisant de cette  notion de l’exotisme un questionnement résolument pertinent  pour le visiteur d’aujourd’hui.

Morgane Martin

À l’heure de la rédaction de cet article, l’exposition est fermée au public en raison de la crise sanitaire actuelle. En attendant que la situation évolue, elle est visitable ici sous une forme virtuelle réalisée par Archéotech SA. Le commentaire audio réalisé par Denis Pourawa est disponible à l’écoute sur Soundcloud.

Image à la une : Vue vers la salle principale depuis la salle « Prologue »  © Lionel Henriod  et Theexotic.ch, URL : http://theexotic.ch/?page_id=15.

1 ETIENNE, N., 2020.  « Introduction ». In ETIENNE, N., BRIZON, C., LEE, C. et WISMER, Etienne (dir.). Une Suisse Exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières. Zurich, Diaphanes, p. 8.

2 La confédération Suisse se constitue dans sa forme politique actuelle au cours du XIXème siècle, certains cantons n’en font pas encore partie avant 1815 : Neuchâtel, Genève et le Valais. In ETIENNE, N., BRIZON, C., LEE, C. et WISMER, Etienne (dir.), 2020. Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières. Zurich, Diaphanes, p. 9.

3 ETIENNE, N., BRIZON, C., LEE, C. et WISMER, Etienne (dir.), 2020. Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières. Zurich, Diaphanes, p. 7.

4 CNRTL, définition d’« Exotique » [en ligne] consulté le 10/11/20. URL : https://www.cnrtl.fr/definition/exotique

5 ETIENNE, N., BRIZON, C., LEE, C. et WISMER, Etienne (dir.), 2020. Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières. Zurich, Diaphanes, p. 8.

6 POURAWA, D., 2020. « Nââkwéta, ou l’art de la relation ». In ETIENNE, N., BRIZON, C., LEE, C. et WISMER, Etienne (dir.). Une Suisse Exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières. Zurich, Diaphanes, p. 224.

7 DEBROSSE, C., 2018, « Oceania : La Royal Academy explore le Pacifique ». URL : https://casoar.org/2018/10/28/oceania-la-royal-academy-explore-le-pacifique/

Bibliographie :

  • ETIENNE, N., BRIZON, C., LEE, C. et WISMER, Etienne (dir.), 2020. Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières. Zurich, Diaphanes.
  • Le site internet du projet de recherche lié à l’exposition, qui partage ses actualités (publications, conférences,…)  et qui propose des ressources supplémentaires sur le sujet  : The exotic ? [en ligne], consulté le 11/11/2020. URL : https://theexotic.ch
  • Informations pratiques sur l’exposition et les événements associés : http://www.palaisderumine.ch/expositions/exotic/

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