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John Bevan Ford : donner à voir un univers maori

Une harmonie de traits colorés, des entrelacs de lignes qui forment des paysages montagneux, esquissent des silhouettes stylisées, dessinent des pirogues voguant sur la mer, composent de grandes capes qui se déploient dans le ciel. Les œuvres peintes de l’artiste maori John Bevan Ford se reconnaissent au premier coup d’œil. Quiétude et harmonie y règnent et les nombreux symboles qui les composent attisent la curiosité. Dans cet article, CASOAR vous propose quelques clés de lecture pour les découvrir.

Maui and Mahuika, John Bevan Ford, 1993, 1994/5/4, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki.

Un artiste de renommée internationale engagé pour la reconnaissance et l’enseignement des arts maori

D’héritage européen et maori (groupe Ngāti Raukawa Ki Kapiti), John Bevan Ford est né à Christchurch en 1930, et a grandi à Wellington. Il est décédé en 2005. D’abord formé aux arts occidentaux à Wellington et Dunedin, il a découvert et s’est consacré par la suite aux arts maori en se formant notamment auprès du sculpteur Pine Taiapa. Il se fait remarquer dès ses premières expositions nationales au milieu des années 1960, et ne tarde pas à acquérir une renommée internationale en exposant en Europe, aux Etats-Unis, au Canada et en Chine. Bien qu’excellent sculpteur, c’est pour ses dessins à l’encre que l’artiste est le plus connu.

John Bevan Ford fait partie de la première génération des artistes du collectif national Contemporary Maori Art Movement formé dans les années 1960 et devenu ensuite la Nga Puna Waihanga New Zealand Maori Artists and Writers Society. Ce collectif réunissait des artistes d’héritage maori, notamment écrivains, peintres, sculpteurs, tisserands, réalisateurs de films, ou performeurs. À travers ses réunions annuelles et les événements qu’il organisait, le collectif a été un cadre dynamique d’expérimentations, de débats, de partage de connaissance et de promotion des arts maori.1

Largement engagé pour la reconnaissance de l’identité et des arts maori, John Bevan Ford a été l’une des figures de proue de l’enseignement des arts maori dans les années 60. À cette époque, la culture maori commençait tout juste à apparaître dans les cursus scolaires. D’abord professeur d’art dans les écoles, il est ensuite devenu maître de conférence à l’Université Massey de Palmerston North entre 1974 et 1988, avant de se consacrer entièrement à sa carrière artistique.

Reading the Swell, John Bevan Ford, 1993, Christchurch Art Gallery Te Puna O Waiwhetu

Donner à voir un univers maori

Les œuvres peintes de John Bevan Ford sont minutieuses et détaillées. Elles invitent le spectateur à s’en rapprocher pour appréhender la complexité des hachures, des entrelacs et des quadrillages qui les composent. Le traitement méticuleux des lignes s’apparente d’une certaine manière à l’art de la gravure que maitrisait également l’artiste ainsi qu’à la technique du tissage. Ces dessins à l’encre sont le plus souvent réalisés sur du papier moyen format et peuvent être rehaussés d’aquarelle ou d’acrylique. Si des médiums occidentaux caractérisent ces peintures, les thématiques abordées, elles, s’inscrivent pleinement dans la tradition maori.

Les œuvres de John Bevan Ford donnent en effet à voir – et à ressentir – un univers maori. La plupart s’articulent autour d’un paysage montagneux, de l’océan et d’une cape qui semble flotter dans le ciel. Les paysages représentés évoquent ceux d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande et reprennent parfois la typologie d’un lieu réel. La mer et la navigation, fortement ancrées dans les conceptions maori du monde, y occupent une place centrale et renvoient à des récits cosmologiques, au premier peuplement de l’archipel, aux différentes migrations ainsi qu’au mode de vie polynésien. Des figures mythologiques s’y retrouvent également, comme Maui, demi-dieu au cœur des récits de création de l’archipel.

Dans ces œuvres peintes, un motif intrigue fortement : il s’agit des grandes capes qui s’étendent dans le ciel. Utilisées de manières métaphoriques, elles condensent en partie les réflexions de l’artiste.

Maui, Ancestor of the Pacific, John Bevan Ford, 1993, 1994/5/1, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki.

Les capes maori : un motif omniprésent porteur de sens

Kakahu est le terme maori générique utilisé pour désigner ces capes. Dans les œuvres de John Bevan Ford, ces capes occupent une position centrale. Elles s’étendent parfois sur la quasi-totalité du support, c’est dire l’importance symbolique que leur accorde l’artiste ! Elles sont traitées selon une multitude de variations, allant jusqu’à se métamorphoser en oiseau.

Ce type de capes tissées est caractéristique de la culture maori. En effet, le climat océanique d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande n’a pas permis l’implantation du mûrier à papier utilisé dans le reste de la Polynésie pour fabriquer le tapa, étoffes d’écorce battue permettant entre autre l’habillement.2 Ce climat, parfois rude et humide, a rendu nécessaire l’utilisation de nouvelles techniques pour la fabrication de vêtements adaptés. Les kakahu sont réalisées par des spécialistes, généralement des femmes, selon la technique du tissage au doigt – c’est-à-dire sans métier à tisser – à partir de l’harakeke et du wharariki, deux plantes endémiques improprement nommées lins de Nouvelle-Zélande par les Occidentaux.3 Leur fabrication demande une grande habileté ainsi que la connaissance de savoirs techniques et rituels qui se transmettent de génération en génération. Considérée sacrée, elle est entourée de restrictions tapu, notamment alimentaires et sexuelles.4 La manière minutieuse dont John Bevan Ford trace les entrelacs, les chevrons ou les quadrillages qui composent la trame de ses kakahu fait directement écho à cette technique du tissage.

Te Hono (The Connections), John Bevan Ford, début des années 1980, C2010/1/18/2, Auckland Art Gallery Toi o Tāmaki, Collection Chartwell.

Les kakahu sont des taonga, ces trésors culturels et religieux transmis de génération en génération. Une valeur identitaire très forte leur est associée. Ce sont des vêtements de prestige et des symboles de pouvoir, portés par les personnes de rang élevé ou offerts lors d’échanges importants. Les kakahu sont chargés de mana – cette énergie ou potentialité d’action liée au prestige qui vient du monde ancestral et qui circule entre les êtres, les choses et les lieux. Les kakahu incorporent le mana de leur tisserand, de leurs porteurs successifs ainsi que de leurs ancêtres.5

Kaitaka paepaeroa, 1800-1850, ME014842, Te Papa Tongarewa.

Dans les œuvres de John Bevan Ford, ces capes participent ainsi à symboliser la présence des ancêtres et de leur mana. Elles évoquent la protection, contre le froid et la pluie – aspect utilitaire de la cape – mais surtout ancestrale.6 Sur la plupart de ces capes sont figurés des taniko, des bordures géométriques qui font justement références à la généalogie.

Te Hono ki Ranana (The Connection with London), John Bevan Ford, 1991, Oc2006,Drg.88, The British Museum.

Les œuvres de John Bevan Ford sont très symboliques et atemporelles. Les mondes physiques et invisibles s’y confondent. L’artiste, à travers la représentation récurrente des kakahu, insiste sur la continuité et la vitalité de la culture maori :

« Le fait que la cape soit suspendue au-dessus de la terre montre le mana de la terre et le mana du peuple. Lorsqu’une cape est suspendue à cet endroit, elle établit également un lien entre le  Père Ciel et la Terre Mère ».7 (Traduction personnelle)

Le Ciel Père et la Terre Mère renvoient au mythe cosmogonique dans lequel Rangi  – le Ciel – et Papa – la Terre – s’unissent et donnent naissance aux principales divinités maori, qui les séparent de leur étreinte pour permettre à la lumière et au souffle d’entrer dans le monde. La notion de connexion est un questionnement majeur dans la carrière de John Bevan Ford. Connexion entre le Ciel et la Terre, entre le monde visible et invisible, entre les générations, mais aussi entre les cultures. En 1991, John Bevan Ford a réalisé une résidence artistique au British Museum au cours de laquelle il a continué à explorer les connexions culturelles, et en particulier avec les Britanniques, dont l’histoire est marquée par la colonisation d’Aotearoa/Nouvelle-Zélande. L’artiste avait à cœur, à travers ses œuvres, d’éveiller la curiosité du spectateur et d’instaurer un questionnement ou un dialogue à propos de la pensée maori.8

Cook at Tolaga Bay – 3, Series: Nga Tohunga Waka (The Navigators), John Bevan Ford, 1991, Oc2006,Drg.90, The British Museum.

John Bevan Ford est une figure majeure de la première génération des artistes contemporains maori, très impliqué dans l’enseignement et la valorisation des arts maori. Dans l’optique d’établir des liens entre les cultures, John Bevan Ford a beaucoup voyagé et exposé à travers le monde. Un grand nombre de ses œuvres sont aujourd’hui visibles en Aotearoa/Nouvelle-Zélande et à l’international dans les collections publiques et les galeries d’art. Peintre prolifique à l’univers visuel riche et symbolique inspiré de la technique du tissage et de la gravure, John Bevan Ford nous transporte dans une vision maori du monde. Les capes kakahu, trésors culturels maori, y peuplent l’espace et rendent presque palpable le mana des maori et de leur territoire ainsi que la protection des ancêtres. On ne se lasse pas de la multiplicité des formes et des thématiques traitées par John Bevan Ford. À vous maintenant, avec ces quelques clés de lecture, de les découvrir et d’établir des connexions !

Gabrielle Maksud

Image à la une : The Hono ki Zeelandia Nova (The Connection with New Zealand), John Bevan Ford, 1991, Oc2006,Drg.87, The British Museum.

1 Au sujet de ce collectif, voir : NICHOLAS, D., “The contemporary maori art movement”, Darcy Nicholas Leading Maori Art ; MANE-WHEOKI, J., 2002.  “Contemporary Māori art – ngā toi hōu – Ngā whanaketanga hou”, Te Ara – the Encyclopedia of New Zealand.

2 Pour en savoir plus sur le tapa en Polynésie, c’est par ici !

3  L’harakeke (Phormium tenax) et le wharariki (Phormium cookianum) font partie de la famille des Hemerocallidaceae. Très présents à Aotearoa/Nouvelle-Zélande, leurs fibres sont largement utilisées pour la réalisation d’habits et de cordages. Elles auraient été identifiées dès le premier peuplement de l’archipel. Voir : SCHEELE, S. “Harakeke and Wharariki”, Maanakl Whenua Landcare Research.

4 TAMARAPA, A., (ed.), 2011. Whatu Kākahu/Māori Cloaks. Wellington, Te Papa Press, pp. 11-12.

5 TAMARAPA, A., (ed.), 2011. Whatu Kākahu/Māori Cloaks. Wellington, Te Papa Press, pp. 10-12.

6 MACAULAY, S., 2004. « Chronology, Mythology, Invention : John Bevan Ford’s Maori Cloak Images ». Textile Society of America Symposium Proceedings, p. 5.

7 Texte original : « For the cloak to be suspended above the land shows the mana of the land and the mana of the people. When a cloak is suspended there, it also makes a connection between the Sky Father and the Earth Mother ». Citation de John Bevan Ford reprise dans PANNY, J. D., 2004. John Bevan Ford, Paintings. Auckland, David Bateman Ltd, p. 24.

8 PANNY, J. D., 2004. John Bevan Ford, Paintings. Auckland, David Bateman Ltd, p. 7 ; The British Museum. “Drawing (landscape) Te Hono ki Ranana”.

Bibliographie :

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