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À la recherche du « sublime poétique » : les surréalistes et les arts d’Océanie

     « Océanie… de quel prestige ce mot n’aura-t-il pas joui dans le Surréalisme. Il aura été un des grands éclusiers de notre cœur ».1 Ainsi s’ouvre le catalogue de l’exposition Océanie organisée en 1948 par les surréalistes à la galerie André Olive à Paris. Ces mots d’André Breton témoignent d’une histoire de désir et d’admiration qui dure depuis les origines du mouvement, entre recherche effrénée d’objets dans tous les ports d’Europe et hommages littéraires et artistiques. Une histoire d’Amour Fou en somme.

     En octobre 1924 ouvre au 15 rue Grenelle à Paris le Bureau de Recherches Surréalistes avec à sa tête un petit groupe de poètes et d’écrivains. Parmi eux, André Breton, qui s’imposera comme chef de file du mouvement, Paul Eluard, Louis Aragon et quelques autres. D’abord littéraire, le mouvement s’étendra rapidement à tous les domaines artistiques et donnera lieu à de nombreuses expositions et manifestations jusqu’à son extinction dans les années 60. À la base de cette aventure se trouve le dégoût de la société occidentale moderne et la perte de confiance totale en l’esprit positiviste et rationaliste du début du siècle. Cette remise en cause radicale des valeurs admises, causée en grande partie par le désastre de la Première Guerre mondiale, pousse les poètes puis les artistes à renier la logique, la raison ainsi que les enseignements de l’art académique. La révolution surréaliste sera guidée par l’imagination libérée de toute contrainte. Au moyen de procédés tels que l’écriture automatique ou de jeux comme le cadavre-exquis, les surréalistes exploreront l’inconscient et laisseront s’exprimer le hasard et la surprise.
C’est dans cette quête que les arts océaniens les accompagneront à la fois comme modèles et comme instruments. Plusieurs des membres du mouvement, Paul Eluard, Max Ernst et bien sûr André Breton pour ne citer qu’eux, collectionnent en effet les objets du Pacifique et les surréalistes fréquentent par ailleurs des galeristes comme Charles Ratton, Paul Guillaume ou encore Pierre Loeb. Ce sont ces mêmes figures qui vont contribuer à l’époque à diffuser ces œuvres auprès du public occidental aux côtés du musée d’ethnographie du Trocadéro2. Cependant, le statut d’art est encore souvent refusé aux objets du Pacifique. De façon générale, un regard dévalorisant et raciste est encore porté sur les populations océaniennes, toujours colonisées à l’époque. Le regard des surréalistes est en revanche extrêmement positif. Dans leur démarche, les habitants du Pacifique apparaissent comme des modèles. Les surréalistes les voient comme des hommes guidés par leurs affects et non bridés par la raison et la morale bourgeoise. Ils sont les « sauvages » par excellence, un terme qui a une connotation très positive pour les surréalistes.
Leur art en particulier fascine le groupe. André Breton y voit la source de ce qu’il appelle « la représentation conceptuelle »3, qui sait dépasser l’apparence des choses pour en exprimer l’essence véritable. Cet art fait pour lui écho à la quête des surréalistes de la libération de l’inconscient, à leur vision poétique du monde. Sur la carte surréaliste du monde publiée en 1929, où chaque zone géographique possède une taille proportionnelle à l’importance artistique que lui reconnaît le mouvement, les îles du Pacifique trônent ainsi en bonne place, loin devant l’Europe ou l’Afrique. Bien sûr, cette vision des objets océaniens et des populations qui les ont fabriqués relève du fantasme. Engagés contre le colonialisme, les surréalistes ne sont paradoxalement pas sans entretenir à l’époque certains préjugés romantiques sur le Pacifique qui, bien que positifs, n’en relèvent pas moins d’un regard ethnocentré. À chacun ses contradictions.

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Le Monde au Temps des Surréalistes, publié en 1929 dans le numéro spécial
de la revue Variétés « Le Surréalisme en 1929 ».

    Mais bien que leur connaissance des arts océaniens ait été à la fois tributaire des connaissances ethnographiques limitées de l’époque et de leurs propres préjugés, la fascination des surréalistes pour ces objets fut réelle. La valeur artistique et poétique qu’ils leur reconnaissent est immense. Au sujet d’un masque hemlout des Sulka de Nouvelle-Bretagne contemplé au Field Museum de Chicago, André Breton écrit : « qui ne s’est pas trouvé en présence de cet objet ignore jusqu’où peut aller le sublime poétique »4. C’est à ce sublime poétique qu’André Breton rend hommage à travers une série de poèmes publiés dans le catalogue de l’exposition Océanie organisée à la galerie André Olive en 1948 et qui sont consacrés à des œuvres océaniennes comme le masque dukduk de Nouvelle-Bretagne ou encore la sculpture uli de Nouvelle-Irlande.

ULI
Pour sûr tu es un grand dieu
Je t’ai vu de mes yeux comme nul autre
Tu es encore couvert de terre et de sang tu viens de créer
Tu es un vieux paysan qui ne sait rien
Pour te remettre tu as mangé comme un cochon
Tu es couvert de taches d’homme
On voit que tu t’en es fourré jusqu’aux oreilles
Tu n’entends plus
Tu nous reluques d’un fond de coquillage
Ta création te dit haut les mains et tu menaces encore
Tu fais peur tu émerveilles

      « Tu fais peur tu émerveilles », ce vers résume à lui seul la fascination des surréalistes pour les arts d’Océanie. La contemplation de ces objets, cet émerveillement, est en effet,  selon Breton, la meilleure façon d’accéder à l’« âme primitive » de leurs créateurs et créatrices  qu’admirent  tant  les  surréalistes.  Pour  Breton  en  effet,  le  sentiment  du   « beau » – un terme auquel il donne une définition très large – permet à lui seul d’atteindre une compréhension intime des œuvres océaniennes. Cela explique en partie ses interprétations souvent quelque peu fantaisistes des objets. Pourtant, de façon surprenante, les surréalistes saisiront parfois mieux que l’anthropologie de l’époque la dimension agissante des objets du Pacifique et les émotions très fortes que ceux-ci pouvaient provoquer. Monique Jeudy-Ballini reconnaît ainsi que, bien qu’il ait une vision incomplète et biaisée de l’objet, André Breton a face au masque sulka du Field Museum une réaction proche de celle que le masque est censé susciter chez le public qui contemple sa danse5. Ainsi, lorsqu’il déclare que le masque « tire toute sa vertu du trouble qu’il a été fait pour engendrer. »6, il n’est pas si loin de la vérité.

    Ce pouvoir d’action sur le monde, cette efficacité qui constituent la finalité de beaucoup d’objets océaniens, les surréalistes vont non seulement les percevoir mais également les utiliser au sein de leur propre mouvement. Les exemples les plus évidents de cette utilisation sont les emprunts directs parfois effectués par les artistes membres du mouvement dans leurs œuvres. On reconnaît ainsi clairement dans certaines œuvres de Max Ernst, lui aussi collectionneur acharné, des éléments inspirés d’objets ou de pratiques océaniennes. Dans son tableau La Belle Jardinière, aujourd’hui disparu, la silhouette qui apparaît au second plan est très clairement tirée des gravures du XIXe siècle représentant des Marquisiens tatoués comme celles du voyage de Krusenstern.

Gauche : La Belle Jardinière, Max Ernst, huile sur toile, 1923, Présumé détruit.
Droite : Homme de Nuku Hiva, d’après Wilhelm Gottlieb Tilesius von Tilenau, 
Atlas 
du voyage de Krusenstern, pl. 8.

     Mais les choses ne sont pas toujours aussi claires et, comme le soulignent à la fois William Rubin7 et Robert Goldwater8, les emprunts directs ne sont pas les plus fréquents. Pour les deux historiens d’art, l’inspiration est le plus souvent inconsciente, plus difficile à déceler car issue d’un imaginaire qui n’est pas alimenté uniquement par les objets du Pacifique. Le résultat est l’existence de ressemblances troublantes, d’évocations indirectes et incertaines, d’œuvres où l’on croit reconnaître comme l’ombre d’un objet sans en avoir la certitude. L’huile sur toile À l’intérieur de la vue : l’Œuf de Max Ernst en est un bon exemple. Les figures d’oiseaux qui s’y entremêlent ne sont pas sans rappeler les pétroglyphes de l’île de Pâques représentant l’homme oiseau Make Make sans qu’on puisse parler pour autant d’un emprunt direct.

Gauche : A l’Intérieur de la Vue : l’Œuf, Max Ernst, 1929, Huile sur toile,
collection de la fondation de Menil, Houston.
Droite : Pétroglyphes de l’Île de Pâques représentant l’Homme Oiseau Make Make, photographie de Katherine Routledge, 1914-1915, British Museum, Londres.

    On ne retrouve pas uniquement les objets océaniens dans les œuvres des surréalistes mais également dans leurs expositions. En mai 1936 s’ouvre à la galerie Charles Ratton l’Exposition Surréaliste d’Objets où se croisent pêle-mêle des œuvres amérindiennes, océaniennes, surréalistes et des objets incongrus en tout genre. Cette présentation met à bas les codes et les classifications des musées occidentaux et revendique un statut équivalent pour les œuvres surréalistes et extra-européennes. Elle vise également à faire naître des correspondances, des résonances insolites entre les objets ainsi assemblés. Ce jeu visuel se rapproche du procédé littéraire de l’écriture automatique qui doit faire naître des associations inattendues entre les mots. C’est de ces analogies surprenantes que doit jaillir l’étincelle poétique. André Breton appliquera exactement le même principe à la présentation de sa collection personnelle, aujourd’hui en partie reconstituée au Centre Georges Pompidou.

      Pour les surréalistes, les objets du Pacifique constituent donc à la fois un modèle et un outil pour « changer la vie », selon une expression d’Arthur Rimbaud qu’ils affectionnaient. Aux côtés du décalage certain et des fantasmes qu’ils projetèrent sur elles, demeure leur admiration sans borne pour ces œuvres qui les lia tant et tant au mouvement qu’il n’est guère possible aujourd’hui de prétendre étudier le Surréalisme sans faire un détour par elles. L’inverse n’est bien sûr pas vrai, et on pourrait tout à fait faire l’économie du Surréalisme et atteindre une vision ethnographiquement juste des objets du Pacifique. Cependant, cela ne serait-il pas nier une partie de leur histoire et de leur pouvoir d’action qui continue à agir sur nous comme il a agi sur Breton et ses pairs ? Presque un siècle plus tard, il serait naïf de nous penser objectifs et de ne pas reconnaître que ces objets nous arrive tous drapés dans un imaginaire dont le Surréalisme fait partie intégrante. Cet imaginaire, il est sans doute nécessaire de nous y intéresser, ne serait-ce que pour parvenir à comprendre comment nous percevons les objets océaniens et pour pouvoir nous détacher de cette vision. Par ailleurs, le cas du Surréalisme nous rappelle, en ces temps troublés, qu’il y a peut-être de l’intérêt, et quelque douceur, à nous pencher, pour une fois, sur une histoire d’amour.

Alice Bernadac

Image à la une : Le mur d’André Breton, Musée National d’Art Moderne Georges Pompidou, Paris.

BRETON, A., 1979 . « Océanie » in La Clé des Champs. Paris, Pauvert. p.218.

Les salles océaniennes du musée rouvrent leurs portes en 1910 après presque 15 ans de fermeture. Pour plus d’informations sur la diffusion de l’art d’Océanie à cette époque voir : PELTIER, P., 1991.  » Océanie  » in RUBIN, W (dir.)., Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion. p. 99-124.

BRETON, A., 2008. «Main Première» in Œuvres complètes. IV. Écrits sur l’art et autres textes. André Breton. Paris, Gallimard. p.1027.

BRETON, A., 1979 . « Océanie » in La Clé des Champs. Paris, Pauvert. p.220.

JEUDY-BALLINI, M., 2006. « Rencontres avec le Sublime. Antipodes » in LE FUR, Y., (dir.). D’un Regard à l’Autre. Histoire des Regards Européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie. Paris, Musée du Quai Branly. p. 314-316.

BRETON, A., 2008. «Phénix du masque» in Œuvres complètes. IV. Écrits sur l’art et autres textes. André Breton. Paris, Gallimard. p.992.

RUBIN, W., 1991. Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion. p. 18.

GOLDWATER, R., 1988. Le Primitivisme dans l’art moderne. Paris, Presses Universitaires de France. p. 194.

Bibliographie :

  • BLACHÈRE, J-C., 1996. Les Totems d’André Breton : Surréalisme et Primitivisme Littéraire. Paris, Ed. L’Harmattan.

  • DE LA BEAUMELLE, A., MONOD-FONTAINE, I., SCHWEISGHUTH,  C., et al., 1991. André Breton : la beauté convulsive. Paris, Ed. du Centre Pompidou.
  • DROST, J., 2013.  » Neither Hunter nor Gatherer Max Ernst and Artifacts  » in Max Ernst : Retrospective. Stuttgart, Hatje Cantz. p.242-257.

  • GOLDWATER, R., 1988. Le Primitivisme dans l’art moderne. Paris, Presses Universitaires de France.

  • JEUDY-BALLINI, M., 2006.  » Rencontres avec le Sublime. Antipodes  » in LE FUR, Y., (dir.). D’un Regard à l’Autre. Histoire des Regards Européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie. Paris, Musée du Quai Branly. p. 314-316.
  • PELTIER, P., 1991.  » Océanie  » in RUBIN, W (dir.)., Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion. p. 99-124.
  • RUBIN, W (dir.)., 1991. Le Primitivisme dans l’art du XXe siècle : les artistes modernes devant l’art tribal. Paris, Flammarion.

  • Ecrits d’André Breton (les éditions mentionnées sont celles qui ont été utilisées pour l’article, il est à noter qu’il en existe d’autres).

  • BRETON, A., 1979 [1959] .  » Gradiva  » in La Clé des Champs. Paris, Pauvert. p. 29-34.

  • BRETON, A., 1979 [1959] .  » Océanie  » in La Clé des Champs. Paris, Pauvert. p. 216-221.

  • BRETON, A., 2008.  » Main Première  » in Œuvres Complètes. IV. Écrits sur l’art et autres textesAndré Breton. Paris, Gallimard. p. 1024-1027.

  • BRETON, A., 2008.  » Phénix du masque  » in Œuvres complètes. IV. Écrits sur l’art et autres textes. André Breton. Paris, Gallimard. p. 990-994.
  • BRETON, A., 2005. Manifestes du Surréalisme. Paris, Gallimard.
  • BRETON, A. & LEGRAND, G., 1991 [1957]. L’Art Magique. Paris, Phébus.

 

 

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