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Tā Moko : l’art du marquage Māori s’expose à Canberra

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Je souhaite remercier Crispin Howarth pour le temps qu’il a pris pour répondre à ces questions et sa volonté à toujours partager ses connaissances.

Conservateur des collections Océanie depuis 2007 à la National Gallery of Australia, Crispin Howarth a été commissaire de nombreuses expositions tout au long de ces douze dernières années. Crispin Howarth est né sur la péninsule de Wirral au Royaume Uni, l’endroit même où son intérêt pour les arts et cultures du Pacifique a grandi : visites du Liverpool Museum (aujourd’hui World Museum) mais aussi de galeries d’antiquaires qui ont pris le temps de partager leurs connaissances sur des objets du Tibet, d’Afrique, de Polynésie ou encore d’Australie. Crispin Howarth déménage plus tard en Australie afin de se rapprocher de sa région de prédilection, la Mélanésie. Māori Markings : Tā Moko est la cinquième exposition qu’il réalise pour la National Gallery. Elle a ouvert le 23 mars et sera ouverte jusqu’au 25 août 2019. 

Gauche : Alfred Burton, Te Hau Hau, at Te Kāiti, King Country 1885. Albumen silver photograph National Gallery of Australia, Canberra Purchased 2006.
Droite : Joseph Jenner Merrett, Māori girl in cloak, 1845, pencil, watercolour, National Library of Australia, Canberra,  Rex Nan Kivell Collection.

Clémentine Débrosse : Comment et pourquoi avez-vous décidé de travailler sur Māori Markings : Tā Moko et d’en faire une exposition à la National Gallery of Australia ? Est-ce que les objets faisant partie des collections du musée ont été un élément déclencheur ?

Crispin Howarth : Cette exposition est en réalité née d’un projet qui s’est avéré beaucoup trop ambitieux – une exposition sur l’art Māori allant de la période pré-contacts jusqu’aux créations artistiques contemporaines. Une telle exposition aurait nécessité plusieurs années de recherches et de mise en œuvre ainsi qu’un budget beaucoup plus conséquent. L’exposition actuellement visible à la National Gallery of Australia ne montre donc qu’un des aspects du projet initial. Tā Moko : Māori Markings a été validée par le directeur de la National Gallery of Australia en Novembre 2017. L’exposition n’était pas tant de montrer les collections du musée que de présenter la richesse de l’art néo-zélandais de la période coloniale au XIXème siècle.
C’est surprenant de voir à quel point les institutions australiennes, comme par exemple la National Library of Australia, regorgent de documents et d’objets dans leurs archives.

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Gottfried Lindauer, Tomika Te Mutu, chief of the Ngāi Te Rangi tribe, Bay of Plenty, 1880, oil on canvas, National Library of Australia, Canberra, Rex Nan Kivell Collection.

CD : Avez-vous travaillé en collaboration avec la Nouvelle-Zélande et les populations Māori ?

CH : Depuis le début, c’était pour moi une évidence qu’une telle exposition ne pouvait se créer qu’en travaillant en étroite collaboration avec les membres de la communauté Māori qui détient les savoirs liés à cet art. Grâce à l’aide de l’organisation Toi Māori Aotearoa (une œuvre caritative qui promeut les arts traditionnels et les artistes Māori) j’ai pu travailler avec des membres de Te Uhi a Mataora, organisation importante dans le développement de l’art et la pratique de Tā Moko.
Pour être honnête, sans leur collaboration, l’exposition n’aurait eu aucun sens et aurait été sans âme. C’est grâce aux consultations et conversations avec les membres de Toi Māori et Te Uhi a Mataora que l’art vivant du moko (Tā moko étant le procédé, et moko l’art du marquage sur la peau) ainsi que son histoire et les images coloniales ont vraiment pris tout leur sens à mes yeux. L’ensemble des connaissances, que ce soit cette petite aquarelle des années 1840 dans la collection d’un musée ou bien la connaissance partagée par les membres de Te Uhi Mataora que je ne peux que rapprocher du tissage d’un manteau, tout ce qui, de prime abord, n’était que fragments disparates, a été rassemblé pour former l’exposition et effectuer la recherche qui étaie le catalogue.

Gauche : Feeding funnel, Muriwhenua Region, Aotearoa, Before 1793,
South Australian Museum, Adelaide. © Photographie : Crispin Howarth.
Droite : Warrior Chief Te Rauparaha, fixed in his canoe, Māori, Aotearoa New Zealand, southern Polynesia, c 1835, wood, 43.5cm, National Gallery of Australia, Canberra. 
© Photographie : Crispin Howarth

CD : De quelles collections proviennent les objets présentés dans l’exposition ?

CH : L’exposition est relativement petite avec seulement une cinquantaine d’œuvres présentées, c’est pourquoi les prêts sont restreints. La plupart des objets viennent donc d’Australie, avec tout de même deux prêts provenant de collections privées en Nouvelle-Zélande : deux photographies respectivement datées du XIXème et du XXIème siècle. La plupart des œuvres exposées viennent de la National Library of Australia, et plus particulièrement de la très riche collection de Rex Nan Kivell (https://en.wikipedia.org/wiki/Rex_Nan_Kivell). C’est une collection incomparable et inégalée dont les spécialistes de l’Océanie n’ont toujours pas pris la mesure. Aux côtés des peintures, illustrations et photographies se trouve également un ensemble de Taonga (trésor) sous la forme de Whakairo (art traditionnel Māori). La sculpture de Poutokomanawa qui fait partie des collections de la National Gallery se trouve à l’entrée de l’exposition. Il y a également un entonnoir, Korere, donné au premier Gouverneur d’Australie Philip Gidley King en 1792, qui représente un des plus anciens objets de Taonga connus après les objets collectés lors des voyages de Cook. L’objet qui est certainement le plus phénoménal de l’exposition est l’autoportrait réalisé par Hongi Hika qui a sculpté son visage orné d’un moko sur un morceau de bois lorsqu’il était à Sydney en 1815.

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Espace d’exposition, Māori Markings: Tā Moko. © Photographie : Crispin Howarth

CD : Est-ce que vous voyez Māori Markings : Tā Moko comme une façon d’expliquer le sens du terme Tā moko et de montrer l’importance des mots, là où les européens utilisent le mot tatouage ?

CH : Au départ, le titre de l’exposition était Tā moko is not tattoo (Tā moko n’est pas du tatouage). De toute évidence, les deux titres sont très différents ; porter le moko c’est marcher avec intégrité. On ne peut pas recevoir un moko sans être prêt spirituellement et sans être considéré comme prêts par ses pairs. En revanche, il y a un niveau de compréhension bien plus complexe : il y a un ensemble de principes (Kaupapa) qui enveloppent le procédé. Les moko sont des marques de fierté pour la famille qui permettent d’être connecté à une plus grande communauté. Par comparaison, un simple tatouage au sens occidental du terme, est très simple d’accès. Mais les mots sont importants. Le mot tattoo (tatouage) vient du polynésien Tatau et c’est généralement un terme adéquat sauf pour décrire l’art de Tā Moko dans l’esprit de nos visiteurs qui ont souvent des idées préconçues sur le mot tattoo, notamment les visiteurs les plus âgés.

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Serena Stevenson, Naboua Nuku, Hori (George) Tamihana Nuku and Haki Williams, (detail) 2002.

CD : Est-ce que faire la différence entre les mots Tā Moko et tatouage peut être considéré comme un acte de décolonisation ?

CH : Pas vraiment en ce qui concerne la différentiation des mots dont j’ai parlé auparavant. En revanche, dès le départ, il a été question de placer les Māori au premier plan et de la meilleure manière possible malgré les contraintes dues à la distance, au temps et aux moyens accordés au projet. Avec les peintures et croquis faits par les visiteurs ou habitants de la Nouvelle-Zélande aux XVIIIème et XIXème siècles comme Sydney Parkinson ou bien Joseph Jenner Merret, les musées et galeries d’art leur accordent une place d’honneur en terme d’information à diffuser au public. Et, malheureusement, la personne représentée sur l’image et son histoire sont souvent délaissées. De manière générale, toutes les images  des ancêtres Māori (Tipuna) sont considérées comme vivantes à certains égards, la continuité de leur esprit pour ainsi dire, et méritent la reconnaissance de leurs descendants. Avec Māori Markings : Tā Moko, nous avons choisi de mettre à l’honneur la personne représentée sur l’image, la photographie ou encore la sculpture. Vous pourrez d’ailleurs voir dans le catalogue que nous avons privilégié l’individu représenté plutôt que l’artiste – par exemple, l’image titrée « Tête de Néo-Zélandais, avec un peigne dans les cheveux, un ornement en pierre verte dans l’oreille, et un autre en dent de poisson autour du cou » réalisée par Sydney Parkinson en 1773 a un titre descriptif incroyablement ennuyeux, qu’il n’est pas indispensable de lire par quiconque regardant l’image. Après des recherches et afin de mettre la culture Māori au premier plan, l’œuvre a été renommée Te Kuu Kuu (le nom de la personne représentée) pour l’exposition. Le cartel décrit la personne et son moko. L’artiste étranger (le pauvre Parkinson qui est mort de la dysenterie pendant ses voyages dans le Pacifique) est de moindre importance dans cette exposition puisque le but était de faire converger le regard sur la personne qui porte le moko montrée sur l’image.
Un autre aspect de l’exposition que l’on peut considérer comme un acte de décolonisation est le Tā moko pratiqué dans l’espace d’exposition. C’était important en vue de faire subsister les liens entre le passé et le présent et tournés vers l’avenir. Plusieurs personnes ont reçu leur moko et un court documentaire est disponible ici.

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Brent Kerehona receiving moko from Te Rangi Kipa during the opening weekend.
Courtesy Kris Kerehona

CD : Quelles performances avez-vous mis en place autour de l’exposition Maori   Markings : Tā Moko et en quoi sont-elles des valeurs ajoutées ?

CH : Lorsque l’on travaille avec des arts quels qu’ils soient, il est important d’apprendre, de comprendre et d’appliquer les protocoles indigènes appropriés. À cet égard, l’exposition ne faisait pas exception. À la demande des membres de la communauté, une œuvre précise a reçu une bénédiction particulière et, lors du vernissage de l’exposition, une série d’évènements se sont déroulés. Tout d’abord des représentants de la communauté aborigène locale ont rencontré la délégation Māori afin de demander la permission d’entreprendre les activités liées à l’exposition sur les terres aborigènes. Dans un deuxième temps, il y a eu une cérémonie d’enfumage afin de souhaiter la bienvenue sur les terres aborigènes à la délégation Māori qui ont, à leur tour, conduit une procession cérémonielle jusqu’à la National Gallery et dans les espaces d’exposition afin de s’assurer que tous les objets de l’exposition reçoivent l’attention rituelle appropriée.
Sans cette cérémonie et d’autres évènements liés à l’exposition et la collection de la National Gallery, ce serait un euphémisme de dire que quiconque y ayant assisté en est  reparti avec des souvenirs inoubliables.

Clémentine Débrosse

Article traduction: Clémentine Débrosse et Béatrice Bijon.

Image à la une : Vue de l’espace d’exposition. © Photographie : Crispin Howarth

Plus d’information sur l’exposition : https://nga.gov.au/tamoko/

Le catalogue de l’exposition : https://shop.nga.gov.au/exhibition-catalogues/maori-markings-ta-moko

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