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R’Sis- L’Tié- Let-Pol : le « sauvage blanc » d’Australie

Lorsque deux hommes n’ayant pas de langue commune se rencontrent, que se disent-ils avant tout ? Leur nom. Je l’avais constaté en Islande comme dans le Pacifique. Je mis la main sur mon cœur – geste cérémonieux que j’espérai universel – et dis :
« Octave de Vallombrun. »
Il fit le même geste – là encore, une attitude en miroir de la mienne qu’il n’avait pas eue auparavant – et répéta :
« R’sis- L’tié- Let-Pol. »
S’il se présentait ainsi en insistant sur les deux premiers termes, cela pouvait-il être son nom et son prénom ? J’essayai :
« Narcisse ?
– R’sis ! »
Sa joie était visible, mais les mots se refusaient à sa mémoire et il en avait les larmes aux yeux. J’insistai donc :
« Narcisse ? C’est bien cela, mon garçon ? Tu t’appelles Narcisse ?
– R’sis », confirma-t-il en posant la main sur son cœur.
Nous restâmes alors muets, émus tous deux de ce premier contact. Je le fixai sans cesse, comme si son visage allait me révéler le secret de son existence.1

        Ces quelques mots attestent de la rencontre des deux protagonistes du roman de François Garde Ce qu’il advint du sauvage blanc publié en 2012 et récompensé par le prix du Goncourt du premier roman.
Ce qu’il advint du sauvage blanc raconte l’histoire d’un jeune mousse français, Narcisse Pelletier, qui part à bord de la goélette Saint-Paul en direction des mers du sud. Après de nombreuses tribulations, le bateau s’échoue dans une baie du nord de l’Australie que le mousse appellera la baie de l’Abandon. En effet, alors que les marins cherchent de la nourriture et de l’eau sur les côtes de l’Australie, Narcisse va soudain se rendre compte qu’aucun de ses camarades n’est plus avec lui et que la goélette est en train de reprendre la mer, le laissant seul dans cette « baie de l’abandon », sur cette terre australienne qu’il ne connaît pas. Suivant cet abandon, le récit de Narcisse Pelletier va s’orienter, chapitre après chapitre, vers sa survie en Australie. Alors qu’il est seul et perdu au début du récit, il va vite rencontrer une vieille femme aborigène qui va lui donner à boire et le nourrir, avant de l’emmener avec elle pour qu’il s’intègre au groupe d’aborigènes auquel elle appartient.
Chaque chapitre est composé d’une première partie narrée par Narcisse Pelletier, alors que la deuxième partie est un échange épistolaire entre un anthropologue, Octave de Vallombrun, et Monsieur le Président (Napoléon III). Nous avons en effet une temporalité bien définie des évènements grâce à ces lettres d’Octave de Vallombrun qui sont toutes datées entre le 5 mars 1861 et le 13 décembre 1867. C’est lors de la première lettre de Vallombrun au président que l’on apprend que Narcisse Pelletier vécut dix-sept ans parmi les aborigènes d’Australie après avoir été abandonné par ses comparses. Octave de Vallombrun, membre de la Société de Géographie, est avide d’étudier des terres et des peuples encore inconnus, et décide alors de rejoindre le Pacifique. Mais il va vite se rendre compte que le Pacifique a déjà connu la colonisation et la missionnarisation.

« Je voulais décrire des sauvages allant nus, et les bons pères tentaient de les habiller et de leur apprendre le « Venir Creator ».2

       C’est lorsqu’il se trouve en Australie, à Sydney plus précisément, qu’il va faire la connaissance du « sauvage blanc ». Ce dernier est décrit comme « ne parlant que son charabia, tatoué, courant nu sur la plage ; mais blanc, par ses cheveux, sa taille et, malgré les morsures du soleil, sa couleur de peau ».3 Cette opportunité devient alors le seul moyen pour Octave de Vallombrun de ne pas mourir en explorateur raté et de pouvoir apporter des connaissances inédites sur les aborigènes d’Australie à la Société de Géographie mais aussi au monde.

« Je ne serai pas un découvreur du Monde. Le cas du sauvage blanc sera mon cadeau d’adieu à la Géographie ».4

       Octave de Vallombrun va alors devenir le tuteur de Narcisse Pelletier, l’aider à retrouver sa langue maternelle et le raccompagner en France dans l’espoir de pouvoir récolter de nombreuses informations sur les aborigènes d’Australie, leurs coutumes et croyances. Mais il semblerait que le partage des souvenirs de Narcisse s’annonce plus compliqué que prévu.
Tout au long du roman, la parole et le langage jouent un rôle très importants. En effet, l’auteur écrit cette histoire avec un vocabulaire similaire à celui utilisé au XIXème siècle dont on a connaissance aujourd’hui à travers les nombreux journaux de bords et écrits des navigateurs, explorateurs et anthropologues de cette époque. Cet élément nous plonge directement dans le contexte historique de la colonisation et de la présupposée supériorité intellectuelle des hommes blancs sur les indigènes. Ce qu’il advint du sauvage blanc se lit comme les mémoires de deux hommes qui s’entremêlent à la suite d’une rencontre fortuite : un jeune mousse abandonné en Australie, Narcisse Pelletier, et un explorateur raté, Octave de Vallombrun.

       Si Ce qu’il advint du sauvage blanc est bien un roman, il se base sur des faits réels : l’histoire réelle de Narcisse Pelletier, né le 1er janvier 1844 à Saint-Gilles-sur-Vie et mort le 28 septembre 1894 à Saint-Nazaire. En effet, si le personnage d’Octave de Vallombrun est inventé, ou inspiré de plusieurs personnes influentes dans la vie de Narcisse Pelletier, l’histoire d’un marin blanc abandonné sur les côtes australiennes qui vécut dix-sept ans parmi les aborigènes d’Australie est quant à elle, bien réelle.

Carte Sauvage blanc

© CASOAR

Le Saint-Paul, bateau à bord duquel se trouve le jeune mousse de 14 ans Narcisse Pelletier, s’échoue le 11 septembre 1858 près de l’île Roussel en Nouvelle-Guinée. Attaqués par les indigènes, les marins se seraient échappés sur une chaloupe et auraient parcourus plus de 1200 kilomètres avant de se retrouver sur les côtes de la Péninsule du Cap York en Australie. Abandonné sur place par ses camarades car il était blessé à multiples endroits, Narcisse Pelletier sera redécouvert dix-sept ans plus tard par les Anglais du John Bell sur Night Island le 11 avril 1875. Lors de son retour à bord du John Bell, Narcisse Pelletier rencontre John Ottley, un Anglais qui parle français et qui va l’aider à retrouver sa langue maternelle (une inspiration certaine pour François Garde dans sa création du personnage d’Octave de Vallombrun). Dès sa « découverte » par les Anglais, Narcisse Pelletier est surnommé le « sauvage blanc » par la presse australienne et devient alors la nouvelle curiosité de tout un milieu scientifique (anthropologie, géographie, sciences humaines, etc.) À son retour en France, Narcisse Pelletier se serait même vu proposer un emploi dans un spectacle itinérant où il aurait été présenté comme « l’énorme géant anglo-australien » : les zoos humains étaient encore actifs dans la France de la fin du XIXème siècle, et le resteront jusqu’aux années 1930 avant un déclin progressif.

      En faisant son propre récit de l’histoire de Narcisse Pelletier, Ce qu’il advint du sauvage blanc est un roman qui se trouve à mi-chemin entre le récit d’aventure, la biographie et les mémoires. Il est original en ce qu’il crée un récit totalement fictif et donc inédit du temps passé en Australie par Narcisse Pelletier mais détaille également son retour en France aux côtés d’Octave de Vallombrun. Le réapprentissage de la langue française par Narcisse est au cœur des préoccupations de Vallombrun qui souhaite recueillir les détails de la vie de Narcisse, indispensables à la consécration de Vallombrun comme découvreur du « sauvage blanc » et des mœurs des aborigènes d’Australie.

« De même que les tatouages marqueront sa peau jusqu’à son dernier jour, de même son esprit reste marqué par ce qu’il a vécu et ne s’en libérera peut-être jamais complètement. »5

Clémentine Débrosse

Image à la une : Montage de Clémentine Débrosse. (Photographie) Narcisse Pelletier photographié à Nantes par Peigné Dix-sept ans chez les sauvages – Aventures de Narcisse Pelletier, publiées par C. Merland – Paris, E. Dentu, Editeur, 1876. (Coll. particulière). (Journal) « Narcisse Pelletier, The White Savage », In The Graphic, 31 July 1875, p. 117.

1 GARDE, F., 2012. Ce qu’il advint du sauvage blanc. Paris, Éditions Gallimard, collection folio, pp. 46-47.

2 GARDE, F., 2012. Ce qu’il advint du sauvage blanc. Paris, Éditions Gallimard, folio, p. 36.

3 GARDE, F., 2012. Ce qu’il advint du sauvage blanc. Paris, Éditions Gallimard, folio, p. 38.

4 GARDE, F., 2012. Ce qu’il advint du sauvage blanc. Paris, Éditions Gallimard, folio, p. 51.

5 Octave de Vallombrun à propos de Narcisse Pelletier. GARDE, F., 2012. Ce qu’il advint du sauvage blanc. Paris, Éditions Gallimard, folio, pp. 123-124.

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