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Wege der Kunst : La recherche de provenance s’invite au Rietberg Museum

Pendant un an, le Rietberg Museum de Zurich propose à ses visiteurs de découvrir et d’interroger l’histoire des objets qui constituent aujourd’hui ses collections. Cette exposition qui se déploie au sein du parcours permanent du musée offre vingt-deux focus pour faire découvrir au public les personnages et les réseaux relationnels qui se cachent derrière les artefacts exposés.

Ce sont vingt-deux vitrines qui ont pris place au sein des salles permanentes du Rietberg Museum de Zurich. Visibles jusqu’au 25 juin prochain, elles forment l’exposition temporaire Wege der Kunst (Itinéraires de l’art). Si l’accrochage proposé par le musée est plutôt à situer dans une veine dite « Beaux-Arts » avec scénographie minimaliste aux couleurs neutres, l’exposition explore au contraire une approche complètement différente des collections.

Objets, photographies, fac-similés et documents d’archive originaux se côtoient au sein des vitrines de Wege der Kunst et donnent à voir au visiteur tous les outils à la disposition des chercheurs et professionnels de musée afin d’effectuer des recherches sur la provenance des collections. Si elles ne sont pas nouvelles, ces recherches constituent en effet aujourd’hui un enjeu majeur pour les musées occidentaux, en particulier pour ceux qui conservent des collections d’origine extra-européenne.1 

Première vitrine de l’exposition Wege der Kunst. © Photographie : Alice Bernadac

Aux éventuelles demandes de restitution d’objets, plus médiatisées et connues du grand public mais marginales, s’ajoutent bien souvent la demande d’un meilleur accès aux collections conservées en Occident pour leurs populations d’origine ainsi que celle d’un plus grand respect des recommandations de ces populations dans la manière de présenter ces objets, voir de ne pas les présenter du tout.2 

Plus largement, ce champ de recherche ouvre à une réflexion sur le rôle joué par les musées au sein de l’histoire coloniale dans la collecte et la constitution d’un savoir et d’un discours sur les populations colonisées.

Comment les objets sont-ils arrivés au musée ? Derrière cette question se trouvent des personnes – population d’origine, collecteurs, marchands, collectionneurs –, des institutions – musées, missions, gouvernements coloniaux – et le réseau de relations qu’iels entretiennent. De leur création aux vitrines du musée, les artefacts ont parfois connus de multiples propriétaires et ont souvent parcourus de longues distances. La vie des objets ne s’achève d’ailleurs pas dans les réserves du musée. Au sein des institutions occidentales, les collections ont fait l’objet de regards et de discours divers et la façon dont elles ont été et sont exposées est loin d’être neutre. Ce sont ces « biographies » d’objets et de collections que l’exposition propose de découvrir à travers vingt-deux exemples et quatre grandes thématiques : collecter, exposer, vendre et connaître.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce parcours, mieux apprécié à travers une visite sur place mais, au sortir de l’exposition, quelques points méritent cependant d’être soulignés afin de convaincre le lecteur de l’intérêt de faire un détour par les salles du Rietberg Museum.

Un contrepoint muséographique

Comme de nombreux musées dédiés aux cultures matérielles extra-occidentales, le Rietberg Museum a fait le choix d’une présentation dans le style « Beaux-Arts ». Les salles sont peintes de couleurs unies et neutres, les vitrines et les socles sont sobres et discrets et l’éclairage est travaillé pour faire ressortir au mieux les volumes de chaque pièce. Les objets sont présentés le plus souvent de façon individuelle, sans lien les uns avec les autres et sans autres éléments de contexte que les textes qui les accompagnent. Ces derniers sont en général courts et discrets. En bref, l’expérience esthétique du visiteur est privilégiée et les objets sont mis en scène en tant qu’œuvres d’arts, de la même manière que des tableaux ou sculptures occidentales.

Salle du Rietberg Museum consacrée à la sculpture bouddhique. © Photographie : Alice Bernadac

Wege der Kunst offre un contrepoint bienvenu à cette présentation. Plus imposantes, les vitrines assument une présence au sein des salles et rassemblent à la fois des objets de natures diverses mais également des photographies, des documents d’archives ou encore des ouvrages. Les différents éléments qui constituent les collections d’un musée et qui permettent d’effectuer des recherches sur l’histoire des collections se trouvent ainsi rassemblés. Chaque vitrine est consacrée à une collection en particulier et retrace son histoire, du moins les éléments qui en sont connus. Le public est ainsi invité à découvrir les personnes et les institutions qui se trouvent derrière les objets et leur circulation. Visages, notes, croquis, publications donnent une véritable épaisseur à l’histoire des collections.

Mais l’exposition insiste également sur le contexte d’origine des objets et sur la façon dont ils ont été transformés par leur parcours sur le marché de l’art et au sein du musée. Plusieurs vitrines rappellent que les objets présentés n’ont pas au départ été conçus pour être exposés en tant qu’œuvres d’art, cette notion ne possédant pas d’équivalent exact dans de nombreuses cultures. Wege der Kunst rappelle également que certains objets n’étaient pas censés être vus par tous ou de façon permanente et pouvaient être entourés d’un certain nombre de restrictions. L’exemple des sculptures bouddhiques, aujourd’hui largement répandues en Occident en tant qu’objets de décoration, est à ce titre frappant. L’exposition revient ainsi sur leur nature religieuse et sur l’histoire de leur collecte au cours du XXème siècle principalement basée sur un intérêt esthétique.

Vitrine de l’exposition Wege der Kunst : Des têtes coupées comme œuvres d’art. La réception de la sculpture bouddhique chinoise? © Photographie : Alice Bernadac

Les musées occidentaux ont bien sûr joué un rôle clef dans la construction des regards posés sur les objets extra-européens et l’exposition Wege der Kunst constitue ainsi une forme d’auto-critique. Elle propose également une alternative dans la façon de présenter les collections et on se prend quelque peu à regretter que les vitrines doivent de nouveau céder le terrain à la scénographie très épurée au mois de juin prochain.

Figures extra-occidentales

S’il est en général relativement aisé de retrouver la trace des personnes ayant collectionné, donné ou collecté tel ou tel objet se trouvant aujourd’hui dans les collections d’un musée, les données concernant l’avant-collecte sont bien souvent beaucoup plus parcellaires. Décrites de façon vagues, parfois sans être nommées, les figures appartenant aux cultures d’origine des objets sont fréquemment entourées d’un flou des plus frustrant pour les chercheurs. Assistants, informateurs, figures politiques et religieuses, concepteurs et propriétaires des objets existent pourtant et laissent leur trace, vus par les yeux des collecteurs occidentaux et présents, parfois seulement en négatif, dans leurs récits.

Écrire une histoire des collections qui prennent en compte tous les points de vues n’est donc pas chose aisée dans la mesure où la très vaste majorité des sources qui sont parvenues jusqu’à nous sur la collecte des objets ont été produites par les acteurs occidentaux. Certaines figures ont cependant fait l’objet de plus d’attention et la recherche permet parfois de redécouvrir des noms et des visages.

Vitrine de l’exposition Wege der Kunst : La photographie et l’art. Une relation révélatrice. © Photographie : Alice Bernadac

L’exposition Wege der Kunst met ainsi en avant plusieurs personnalités appartenant aux cultures d’origine des objets et liées à l’histoire de leurs collections comme le roi camerounais Njoya qui mit en place une politique diplomatiques fondées sur l’échange d’objets avec le gouvernement colonial au début du XXème siècle. On peut également citer l’exemple du marchand Hayashi Tadamasa qui joua un rôle important dans le développement du goût occidental pour l’art japonais.

L’exposition aborde également la pratique de la collection au delà du contexte occidental. Plusieurs vitrines sont ainsi consacrées à la place particulièrement importante des collections pour le pouvoir impérial chinois.

Collaborations et études scientifiques contemporaines

Un des points d’intérêt de l’exposition est qu’elle ne s’impose pas de limites chronologiques et ouvre également une fenêtre sur le fonctionnement contemporain des musées, un aspect souvent mal connu du grand public. Le Rietberg Museum est déjà investi dans ce domaine à travers l’existence d’une réserve visitable librement par le public et l’exposition offre une occasion d’aborder cette questions sous un autre angle. Des initiatives récentes visant à une meilleure connaissance des collections sont ainsi mises en lumière.

La collecte plus récente d’une collection de terres cuites provenant de l’état du Gujarat en Inde par Eberhard Fisher, ancien directeur du Rietberg Museum, grâce à sa collaboration avec l’artiste et universitaire hindou Haku Shah fait ainsi l’objet d’une vitrine, mettant en balance les pratiques contemporaines de collecte avec celles des siècles précédents.

L’exposition aborde également le rôle de la recherche, toujours renouvelée, notamment à travers l’étude et la restauration des objets qui permet d’obtenir une meilleure connaissance de leur histoire matérielle lorsque la documentation fait défaut.

Honnêteté et ambiguïtés

Le principal point fort de l’exposition reste qu’elle ne cherche pas à passer sous silence les zones d’ombres et d’ambiguïtés de l’histoire des collections du Rietbgerg Museum, voir les problèmes clairement identifiés posés par certains objets. Loin d’être une ode au marché de l’art, Wege der Kunst pointe le problème du secret des sources, cher à Charles Ratton, qui pose de nombreux problèmes en termes de légalité et de recontextualisation pertinente des objets. La question des pillages et des exportations illégales n’est pas non plus éludée puisque le musée reconnaît que certaines pièces de ses collections pré-colombiennes acquises dans les années 1950 ne sont pas sortie légalement de leurs pays d’origine.

La question de l’ambiguïté qui entoure les objets collectés en contexte colonial et donc dans le cadre de rapports de domination avantageant les collecteurs occidentaux n’est pas non plus éludée. Si l’exposition ne cherche pas à apporter une réponse unique, elle pose pour ses visiteurs les termes du débat et propose quelques pistes de réflexion notamment à travers des projets collaboratifs comme l’Initiative Bénin Suisse.3 

Ce programme rassemblent huit musées suisses conservant des collections issues du royaume du Bénin (actuel Nigéria) et vise à déterminer, en collaboration avec des partenaires nigérians, si certains objets des collections suisses ont pu être issus des pillages ayant suivi le sac de Benin City en 1897 par l’armée britannique.

Vitrine de l’exposition Wege der Kunst : « Les choses sauvages » dans la villa. La collection océanienne de Sidney W. Brown. © Photographie : Alice Bernadac

On ne peut donc que saluer Wege der Kunst comme une initiative rafraichissante qui vient étoffer un parcours permanent par ailleurs plutôt classique. On peut douter que tous les visiteurs auront le courage de lire l’ensemble très fourni de textes qui accompagne l’exposition, quoiqu’un véritable effort d’accessibilité ait été fait en terme de rédaction. Cependant, il nous semble que cela ne nuit pas ultimement à son objectif. Chaque vitrine pouvant être abordée de façon indépendante, le visiteur est libre de ne lire que les textes qui l’intéresse le plus sans être gêné dans sa compréhension. Chaque module dispense quelques clefs ou offre une ouverture sur un sujet précis et, qu’on en lise un seul ou vingt-deux, on repart nécessairement un peu mieux armé pour comprendre les débats très complexes qui agitent aujourd’hui le monde muséal.

Alice Bernadac

Image à la une : Entrée du bâtiment historique du Rietberg Museum avec l’affiche de l’exposition Wege der Kunst. © Photographie : Alice Bernadac

1  À ce sujet, on pourra consulter notre article.

2 À ce sujet, on pourra consulter notre article.

3 Pour plus d’informations sur le projet : https://rietberg.ch/fr/recherche/initiative-benin

Quelques idées de lecture pour aller plus loin sur l’histoire des collections océaniennes et des musées ethnographiques :

  • APPADURAI, A., 1988. The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective. Cambridge, New York, Cambridge University Press.
  • BONNOT, T., 2002. La Vie des Objets. D’Ustensiles Banals à Objets de Collection. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.
  • CARREAU, L., CLARK, A., JELINEK, A, LILJE, E & THOMAS, N., 2018. Pacific Presences : Oceania art and European museums. Leiden, Sidestone Press.
  • DE COPPET, D., 1973. « Premier Troc, Double Illusion », L’Homme, n°13. Paris, Mouton. pp. 10-22.
  • DE L’ESTOILE, B., 2010. Le Goût des Autres. De l’Exposition Coloniale aux Arts Premiers. Paris, Flammarion.
  • GROGNET, F., 2009. Le Concept de Musée, thèse de doctorat effectuée sous la direction de Jean Jamin. [non éditée].
  • O’HANLON, M & WELSH, R (éds.)., 2000. Hunting the Gatherers. Ethnographic Collectors, Agents and Agency in Melanesia, 1870s-1930s. New York, Oxford, Berghahn Books.
  • PEERS, L & BROWN, A (éds.)., 2003. Museums and Source Communities. A Routledge Reader. London, New York, Routledge.
  • THOMAS, N., 1991. Entangled Objects. Exchange, Material Cultures, and Colonialism in the Pacific. Cambridge, New York, Harvard University Press.

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