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Femmes du Pacifique : Emily Kame Kngwarreye

The Casoar team respectfully advises Aboriginal and Torres Strait Islanders people that this article includes images, works and names of deceased Indigenous people and may include images of artistic, cultural or intellectual property that may be of sensitive nature.

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Emily Kame Kngwarreye est sans doute l’une des artistes aborigènes les plus connues au monde. Son tableau Earth’s Creation a d’ailleurs détenu un temps le record de l’œuvre réalisée par un.e artiste aborigène la plus chère au monde. Mais saviez-vous que sa carrière de peintre fut aussi courte que fulgurante ? Et que son œuvre artistique ne commence pas avec la peinture mais avec le textile ? Aujourd’hui, Casoar vous emmène à la découverte de l’histoire de l’une des plus grandes artistes de la fin du XXème siècle.

Yam Awely, Emily Kame Kngwarreye, 1995, acrylique sur toile, National Gallery of Australia

Emily Kame est née vers 1910 dans une région du désert central nommée Alhalkere, à environ 230 km au nord d’Alice Springs. Alhalkere est un lieu où se croisent les chemins de Dreaming de plusieurs groupes aborigènes dont les Anmatyerre auxquels appartient Emily. À l’époque, les Aborigènes mènent encore une vie semi-nomade, suivant les routes tracées par les entités ancestrales au cours du Dreaming, un temps mythique à la fois passé, présent et futur. La région est cependant rapidement appropriée par des éleveurs d’origine occidentale, sans prise en considération des droits des Aborigènes sur ces terres, et est nommée Utopia, nom sous lequel elle est encore connue aujourd’hui.

The Alhalkere Suite, Emily Kame Kngwarreye, 1993, acrylique sur toile, National Gallery of Australia

La politique du gouvernement australien consiste alors à contraindre les Aborigènes à la sédentarisation et à leur imposer de sévères restrictions de leurs droits et libertés. On rappellera ici qu’à son arrivée en Australie en 1770 le capitaine britannique James Cook déclara l’île inhabitée et que les Aborigènes ne sont pleinement reconnus comme citoyens australiens que depuis 1967.1

Carte de l’Australie montrant Utopia © CASOAR

Comme de nombreuses femmes aborigènes à cette époque, Emily Kame subit un premier mariage arrangé et travaille comme domestique chez une famille blanche – les Purvis à la Woodgreen Station.2 À la fin des années 1930, elle se remarie cependant, cette fois par amour et assume un travail alors considéré comme masculin en s’occupant notamment du bétail.3

Kame, Emily Kame Kngwarreye, 1991, acrylique sur toile, National Gallery of Victoria

Les années 1970 voient le développement d’un vaste mouvement de revendications de droits civiques et fonciers de la part des populations Aborigènes. En 1967, la citoyenneté australienne pleine et entière leur est accordée et en 1976, l’Aboriginal Civil Land Rights (Northern Territory) Act permet aux Aborigènes de revendiquer les territoires spoliés au cours de la colonisation.4 De nombreux groupes quittent alors les propriétés pastorales et les centres urbains pour retourner habiter sur leurs terres sous la forme de communautés baptisées outstations. Emily Kame et sa famille rejoignent alors la communauté d’Utopia.

Kame, Emily Kame Kngwarreye, 1988, batik sur soie, National Gallery of Victoria

Cette outstation devient rapidement un centre de production artistique. Sous l’impulsion de Jenny Green, une artiste d’origine occidentale qui s’intéresse au mode de vie des femmes aborigènes, le gouvernement australien finance en 1977 un programme d’éducation visant à apprendre le batik aux femmes d’Utopia.  Il s’agit d’une technique de teinture des textiles qui consiste à tracer des motifs à la cire sur le tissu avant de le plonger dans un bain de colorant. La cire protège les motifs de la teinture et seules les parties non dessinées se colorent : on parle de teinture « à la réserve ». Les artistes sont libres de procéder à plusieurs bains de teinture successifs en ajoutant ou en enlevant à chaque fois des motifs. Une fois la teinture achevée, les tissus sont plongés dans l’eau bouillante pour faire fondre la cire. Les femmes d’Utopia s’approprient rapidement cette pratique dans laquelle elles trouvent une source de revenus et d’indépendance mais également de fierté et d’affirmation de leurs savoirs.5

For Linda, Emily Kame Kngwarreye, 1981, National Gallery of Australia

En effet, les femmes Anmatyerre possèdent leurs propres rites, connaissances et systèmes d’initiation dont Emily Kame, alors âgée de plus de 60 ans, est l’une des leader respectée. Si ce savoir féminin se distingue des rituels pratiqués par les hommes du groupe, il trouve cependant lui aussi sa source au sein du Dreaming et des parcours des entités ancestrales. Sortis du sol en divers endroits, ces ancêtres ont façonné les paysages australiens au gré de leurs interactions, laissant leur empreinte dans les lieux. De par leur ascendance maternelle et paternelle, les Aborigènes sont lié.e.s à un ou plusieurs de ces « rêves » et aux lieux qu’ils traversent. En fonction de leur degré d’initiation et de connaissance, iels peuvent réactualiser le lien avec ce « présent ancestral » à travers l’accomplissement de rituels au cours desquels sont produites des œuvres éphémères peintes au sol ou directement sur le corps des danseuses et des danseurs. Les motifs qui composent ces œuvres font l’objet de droits strictement encadrés et n’importe qui ne peut pas représenter n’importe quel rêve.6

Les rêves des femmes Anmatyerre sont profondément liés aux éléments de la faune et de la flore qui sont au cœur de leurs activités quotidiennes. Dans le cadre d’un mode de vie semi-nomade, il revenait en effet aux femmes Aborigènes de se charger de la récolte des végétaux comestibles ainsi que de la chasse du petit gibier, notamment les lézards. Elles possédaient également de vastes connaissances sur les plantes médicinales. Les rituels des femmes Anmatyerre accordent donc une place centrale à ces éléments ainsi qu’à leur renouvellement à travers le cycle saison sèche / saison humide. On parle de l’Awelye pour désigner ces rituels ainsi que les connaissances qui leur sont liées et dont les femmes Anmatyerre ont la charge.7

Sans titre, Emily Kame Kngwarreye, 1980, batik sur soie et coton, National Gallery of Victoria

C’est précisément ces connaissances que les femmes d’Utopia choisissent de représenter sur leurs batik, célébrant ainsi leurs savoirs et leur lien avec leur territoire. En 1978, elles se rassemblent pour former l’Utopia batik women’s group dont Emily Kame est l’une des fondatrices aux côtés de Kathleen Petyarre, une autre artiste majeure de cette période. Ce groupe jouera un rôle fondamental dans la reconnaissance des droits fonciers des populations aborigènes sur la région d’Utopia. C’est ainsi que, en 1979, plusieurs femmes d’Utopia dont Emily, accomplissent une cérémonie Awelye afin de prouver leur lien ancestral à cette région et appuyer leurs revendications.8 L’argent de la vente de leurs batiks permettra également de financer cette lutte qui aboutira à la reconnaissance des droits des Anmatyerre sur la région d’Utopia.

Avec l’aide Julia Murray, coordinatrice artistique, plusieurs expositions sont organisées dont une très médiatisée en 1981 au Adelaide Festival Centre. Plusieurs musées commencent à acquérir les œuvres des femmes d’Utopia mais c’est sous l’impulsion de la Central Australian Aboriginal Media Association (CAAMA) que l’intérêt pour ces pièces explose. En 1988, Rodney Gooch, coordinateur artistique de la CAAMA, organise une grande exposition de 88 batiks de mêmes dimensions intitulée Utopia – A Picture Story. Le succès est au rendez-vous et l’exposition sera présentée à l’internationale avant que la totalité de son contenu ne soit acquis par la prestigieuse Holmes à Court Collection de Perth.

Earth’s Creation (La création de la Terre), Emily Kame Kngwarreye, 1944, acrylique sur toile, Mbantua Gallery

Mais si les batik se vendent bien, ils ne jouissent cependant pas de la même reconnaissance artistique que les peintures produites par les hommes aborigènes à la même période. Dès 1988, Rodney Gooch introduit donc les femmes du Women’s batik group à la peinture sur toile. C’est ainsi que débute la période la plus connue de l’œuvre d’Emily Kame. En seulement huit années et à plus de 75 ans, elle produira plus de 3 000 toiles dont le succès sera retentissant. Lors de la première exposition collective du groupe organisée en 1989 et intitulée A Summer Project les œuvres d’Emily se font remarquer et dès l’année suivante elle est exposée en solo à la Coventry Gallery (Sydney).

Les toiles et les expositions s’enchaînent jusqu’à la mort de l’artiste en 1996. Entre temps, elle est devenue une figure incontournable de l’art contemporain et est choisie en 1997 pour représenter à titre posthume l’Australie à la très prestigieuse biennale de Venise aux côtés d’Yvonne Koolmatrie et de Judy Watson, deux autres femmes aborigènes.9 Son œuvre fera l’objet en 2008 d’une grande rétrospective au National Museum of Australia de Canberra intitulée Utopia. The Genius of Emily Kame Kngwarreye.

Ntange Dreaming, Emily Kame Kngwarreye, 1989, acrylique sur toile, National Gallery of Australia

Le style déployé par Emily dans ses toiles est très différent de celui de ses batiks. Là où les motifs des tissus étaient le plus souvent directement figuratifs, la lecture de ses tableaux est moins aisée pour un observateur occidental. On a d’ailleurs tendance à comparer Emily Kame à Claude Monet, Willem de Kooning ou encore Vassily Kandinsky. Pourtant, les concepts d’impressionnisme ou d’abstraction ne s’appliquent pas à cet œuvre entièrement ancré dans la culture et les pratiques rituelles des femmes Anmatyerre.9

Sans titre, Emily Kame Kngwarreye, 1995, acrylique sur toile, National Gallery of Australia

On peut distinguer plusieurs périodes dans sa peinture : si au départ Emily Kame a tendance à recouvrir ses toiles d’une multitude de points très colorés, des lignes épaisses font petit à petit leur apparition et se déploient sur des fonds pigmentés, puis blancs. Si on pourrait être tentés d’y voir des formes abstraites et un pur exercice de maîtrise de la couleur, l’ensemble des motifs des toiles d’Emily sont une évocation très concrète d’Alhalkere, la région où elle est née et a passé l’ensemble de sa vie. Les foisonnements de points rappellent la brusque floraison du désert après la pluie tandis que les lignes évoquent les racines de la pomme de terre de brousse ou celles de l’igname dont l’artiste tire son nom. Kame désigne en effet la graine de l’igname en langue Anmatyerre.11

Awely, Emily Kame Kngwarreye, 1995, acrylique sur toile, National Gallery of Victoria

Comme tous les motifs aborigènes, ils possèdent plusieurs sens de lecture dont certains ne peuvent être compris que par les personnes initiées. Ils ne proviennent pas purement de l’imagination de l’artiste mais reprennent les motifs tracés au sol ou sur le corps des danseuses lors des cérémonie Awelye. L’acte de les peindre constitue en soi une réactualisation du Dreaming et du lien entretenu par l’artiste avec les lieux sur lesquels elle avait la charge de veiller en tant que leader rituel. Loin de la vision occidentale de l’art moderne, l’artiste affirmait ainsi elle-même le sens de sa peinture :

« Le tout, c’est le tout, Awelyes (mon Rêve), Arlatyeye (l’igname pinceau), Arkerrthe (le lézard diable des montagnes), Ntange (la graine de l’herbe), Tingu (un petit du Dreaming), Ankerre (l’émeu), Intekwe (une des nourritures préférée des émeus, une petite plante), Atnwerle (le haricot vert), et Kame (la graine d’igname). C’est ce que je peins : le tout».12

Alice Bernadac

Image à la une : Anwerlarr Anganenty (Big Yam Dreaming), Emily Kame Kngwarreye, 1995, acrylique sur toile, National Gallery of Victoria

1 Sur le sujet on pourra consulter nos articles ici et ici

2 ISAACS, J & SMITH, T., et al., 1998. Emily Kame Kngwarreye Paintings. Sydney, Craftman House.

3 Pour une bonne biographie succinte de l’artiste on pourra consulter l’article suivant

4 Pour plus d’informations sur l’histoire de cette législation, on pourra se référer à l’article suivant

5 Nous conseillons vivement le visionnage de cette très belle vidéo montrant les femmes d’Utopia (dont Emily Kame) en train de réaliser des batiks et recevant la visite de Jenny Green

6 Pour plus d’informations sur le concept de Dreaming on pourra se référer à notre article ou au très accessible ouvrage : CARUANA, W., 1994. L’Art des Aborigènes d’Australie. London, Paris; Tames & Hudson.

7 BOUTLET, M. 1991. The Art of Utopua. A New Direction in Contemporary Aboriginal Art. Roseville East, Craftsman House.

8 BELL, D., 2002. « Person and Place. Making Meaning of the Art of Australian Indigenous Women », Feminist Studies, vol. 228. pp. 95-127.

9  The Art Gallery of New South Wales., 1997. Fluent. Emily Kame Kngwarreye, Yvonne Koolmatrie, Judy Watson. XLVII Esposizione Internazionale d’Arte La Biennale di Vennezia 1997, Australian Pavilion 15 June – 9 November. Sydney, The Art Gallery of New South Wales.

10 NEALE, M. 2008. Utopia. The Genius of Emily Kame Kngwarreye. Canberra, National Museum of Canberra Press. pp. 31-35.

11 ISAACS, J & SMITH, T., et al., 1998. Emily Kame Kngwarreye Paintings. Sydney, Craftman House. p. 61.

12 BELL, D., 2002. « Person and Place. Making Meaning of the Art of Australian Indigenous Women », Feminist Studies, vol. 228. pp. 95-127. p. 107.

Bibliographie :

Deux bonnes introductions à l’art aborigène :

  • CARUANA, W., 1994. L’Art des Aborigènes d’Australie. London, Paris, Tames & Hudson.
  • MORPHY, H., 2003. L’Art Aborigène. Paris, Phaidon.

Sur l’art aborigène contemporain en général :

  • BARWICK, D.,  MEEHAN, B & WHITE, I.,  1985. Fighters and Singers. The Lives of Some Australian Aboriginal Women. Sydney, Boston, Allen & Unwin.
  • BELL, D., 2002. « Person and Place. Making Meaning of the Art of Australian Indigenous Women », Feminist Studies, vol. 228. pp. 95-127.
  • BIDLE, J., 2007. Breasts, Bodies, Canvas. Central Desert Art as Experience. Sydney, UNSW Press.
  • BOUTLET, M. 1991. The Art of Utopua. A New Direction in Contemporary Aboriginal Art. Roseville East, Craftsman House.
  • MCCULLOCH, A & MCCULLOCH, S., 2006. The New McCulloch Encyclopedia of Australian Art. Fitzroy, Aus Art Editions.
  • MCCULLOCH, S., 1999. Contemporary Aboriginal Art. A Guide to the Rebirth of an Ancient Culture. St Leonards, Allen & Unwin.

Monographies et expositions de l’artiste :

  • ISAACS, J & SMITH, T., et al., 1998. Emily Kame Kngwarreye Paintings. Sydney, Craftman House.
  • NEALE, M. 2008. Utopia. The Genius of Emily Kame Kngwarreye. Canberra, National Museum of Canberra Press.
  • The Art Gallery of New South Wales., 1997. Fluent. Emily Kame Kngwarreye, Yvonne Koolmatrie, Judy Watson. XLVII Esposizione Internazionale d’Arte La Biennale di Vennezia 1997, Australian Pavilion 15 June – 9 November. Sydney, The Art Gallery of New South Wales.

Ressources en ligne :

https://www.nma.gov.au/exhibitions/utopia/emily-kame-kngwarreye

https://www.nma.gov.au/defining-moments/resources/aboriginal-land-rights-act

https://www.nfsa.gov.au/collection/curated/women-utopia

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