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Gauguin, l’anti-voyage à Tahiti

          Artiste répudié de son vivant, Paul Gauguin (1848-1903) est à l’honneur à Paris cet automne. Son oeuvre fait l’objet d’une rétrospective sur les cimaises des galeries nationales du Grand Palais, tandis qu’un biopic lui est consacré au cinéma. Gauguin – Voyage de Tahiti, réalisé par Édouard Deluc, s’intéresse au premier voyage de l’artiste dans le Pacifique entre 1891 et 1893. Deux semaines après sa sortie, le nombre de cinémas le projetant décroissait déjà, tandis qu’enflait la polémique autour de l’âge des femmes tahitiennes fréquentées par Gauguin1 et les propos de Vincent Cassel, qui l’incarne dans le film, à ce sujet. CASOAR est allé juger de plus près la véracité biographique et la représentation de Tahiti proposée par le film.

Gauguin, sauvage et rebelle

        Toute sa vie durant, lassé de la vieille Europe gangrénée par la morale, l’artiste a mené une quête inexorable vers l’archaïsme. Celle-ci l’a mené à travers le monde entier, de la Bretagne au Pérou. Le voyage à Tahiti s’inscrit dans cette logique de retour à la « vie sauvage ». Le film repose sur Noa Noa, le journal rédigé par Gauguin lors de ce séjour et publié par la suite par Charles Morice, dans lequel on retrouve en effet la trame générale et la plupart des anecdotes portées à l’écran. Cet ouvrage est toutefois à prendre avec des pincettes et rend compte d’une version subjective et romancée de la vie de Gauguin dans le Pacifique.

          Le rôle de Gauguin est endossé par Vincent Cassel et on peut apprécier la grande proximité physique – et parfois de caractère – entre les deux hommes. Le caractère virulent de l’artiste, connu de ses contemporains et passé à la postérité, est montré avec fidélité, bien qu’il ait été en partie lissé afin de rendre le personnage plus sympathique. Le film se concentre majoritairement sur la production artistique de Gauguin à Tahiti. De nombreuses scènes donnent à voir une image romantique de l’artiste au travail, que ce soit par le dessin, la copie, la peinture, la sculpture, la quête d’inspiration ou l’environnement de son nouvel atelier des tropiques. Ces éléments concourent à mettre en valeur le génie de l’artiste surpassant l’homme, par-delà la misère et les maladies.

            Le synopsis annonce avec emphase qu’à Tahiti, Gauguin « rencontrera Téhura, qui deviendra sa femme, et le sujet de ses plus grandes toiles.2 » Parler en terme marital pour désigner  la  relation  entretenue  entre Téhura et  Gauguin est plus qu’inexact.  Leur   vie  commune  est  narrée  par  l’artiste  dans  Noa  Noa,   mais  c’est   l’expression « compagne » – ou vahiné en langue polynésienne – qui est employé. Et cette expression n’implique aucunement un mariage. Surtout, dans son journal, Gauguin reconnaît et raconte plusieurs relations avec d’autres vahinés. La mise en scène de Téhura, aussi connue sous le nom de Teha’amana, relève d’un syncrétisme de différentes femmes fréquentées par l’artiste. Et, enfin, au coeur de la polémique, les maîtresses de l’artiste dans le Pacifique étaient toutes à peine pubères3. Ce fait est bien connu et même conté par l’artiste dans Noa Noa. Il décrit ainsi Téhura lors de leur première rencontre : « Cette jeune fille, cette enfant d’environ treize années, me charmait et m’épouvantait.4 » Le terme « enfant » revient fréquemment pour désigner ses différentes vahinés. Tuheï Adams, choisie pour jouer Téhura à l’écran, permet de rendre plus acceptable cette idylle, au point de la transformer en véritable histoire d’amour. La scène de rencontre entre les deux personnages a également été modifiée afin de faire croire à un coup de foudre, tandis que selon ce qui est rendu dans Noa Noa, Gauguin se serait vu proposer Téhura par ses parents après avoir d’abord indiqué qu’il cherchait une femme5. Plusieurs autres épisodes licencieux pour l’artiste, mais dont il ne s’est pas caché dans ses écrits, sont ainsi soigneusement évités, telle la tentation vers l’homosexualité ou la syphilis dont il souffrait, alors que ses problèmes de santé forment un des coeurs du film.

 

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Edouard Deluc, Gauguin – Voyage de Tahiti, 2017.
© Move Movie/Studio Canal/NJJ Entertainment

Tahiti à travers les yeux de l’artiste

          « C’était archaïque, c’était complètement fou.6 » Quand Gauguin arrive à Tahiti, l’île a été fraichement annexée à l’empire colonial français et représente un idéal de pureté et de régénération pour les Européens. Toutefois, des contacts sont entretenus avec des Européens dès la fin du XVIIIe siècle, notamment avec des missionnaires, et les anciens mythes, traditions et savoirs disparaissent rapidement. La culture matérielle attise la curiosité des voyageurs qui acquièrent des objets et les intègrent à leurs collections7. Contrairement à l’image qui est renvoyée, Gauguin est rapidement déçu par Tahiti où l’administration française tient une place de plus en plus grande. Il arrive peu de temps après le décès du dernier roi Pomaré V, ayant abdiqué en 1881 pour laisser place au pouvoir français. L’artiste dépeint ses premiers sentiments dans son journal :

« Déçu comme je l’étais par des êtres et des choses si différents de ce que j’avais désiré, écoeuré par toute cette trivialité européenne, trop récemment débarqué pour avoir pu démêler ce qui persiste de national dans cette race vaincue, de réel et de beau sous le factice et désobligeant placage de nos importations, j’étais en quelque sorte aveugle.8 »

      La christianisation des îles polynésiennes est bien montrée dans le film, grâce à plusieurs scènes de messe ou de sorties/entrées d’église. De même, la tenue adoptée par les Tahitiens après la colonisation – robe blanche et chapeau de paille pour les femmes, blouse et pantalon de coton pour les hommes – est bien dépeinte. Par le passage de Gauguin à l’hôpital, on devine également que s’organise le pouvoir colonial à travers les grandes institutions chères à Foucault.9

          Si l’artiste semble dans le film être nourri par une inspiration folle à son arrivée, il doit en réalité faire face à un profond désarroi. Il lui faudra de la patience pour mieux connaître les anciennes croyances qui le fascine ; il sera surtout aidé par l’ouvrage de Jacques-Antoine Moerenhout Voyage aux îles du grand océan, publié en 1837 et dont il possédait un exemplaire. Les oeuvres peintes à Tahiti sont une parfaite recréation et ne reflète pas exactement la réalité sur place. Une analyse précise des détails permet de comprendre le syncrétisme qui s’opère avec d’autres civilisations : inscriptions de l’île de Pâques (Merahi metua no Tehamana, 1893), des éléments de le frise de Borobudur en Indonésie (sur sa composition majeure D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, 1897), des tikis hantent les oeuvres, mais prennent une taille gigantesque et deviennent des totems (Mahana no atua, 1894)10. Ces secrets de procédés ne sont pas donnés à voir dans le film, bien qu’ils aient une importance majeure pour comprendre le fantasme polynésien de Gauguin.
Pour qui connaît les oeuvres de Gauguin, le film se révèle être un beau jeu de reconnaissance par d’incessants clins d’oeil à des compositions de l’artiste. Il y a bien sûr les scènes où il fait poser Téhura, mais également d’autres plans qui incarnent les visions de l’artiste, telle la scène de danse nocturne autour du feu qui renvoie clairement à Upaupa (1891).

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Paul Gauguin, Upaupa (Danse tahitienne), 1891, huile sur toile, 72,6 x 92,3cm,
Israel Museum (Jérusalem, Israel).

          Finalement, le film permet une introspection dans le travail et la pensée de l’artiste, sans que les écarts avec sa biographie réelle ne soient clairement précisés. Gauguin – Voyage à Tahiti est à mettre en parallèle avec les autres biopics qui fleurissent en ce moment, concernant Karl Marx ou Egon Schiele notamment, mettant en scène des intellectuels incompris de leur temps ayant souhaité débouter les codes moraux et idéologiques surannés de l’Europe. Dans ses trois cas, le biopic se révèle un outil populaire afin de faire connaître la biographie de grands hommes, tout en gommant leurs sulfures pour les rendre plus aimables et ne pas entacher leur mythe. Les idoles restent encore à briser.

Marion Bertin

Image à la une : Paul Gauguin, Noa Noa, Paris : G. Crès et Cie, 1924. Disponible sur Gallica.

1 PAJON , L., 2017. « Gauguin – Voyage de Tahiti : la pédophilie est moins grave sous les tropiques », in Jeune Afrique :
http://www.jeuneafrique.com/476091/societe/gauguin-voyage-de-tahiti-la-pedophilie-estmoins-grave-sous-les-tropiques/, dernière consultation le dimanche 15 octobre 2017 ; TOUSSAY, Jade, 2017. « L’exposition « Gauguin l’alchimiste » débute au Grand Palais, sur fond de polémique sur sa pédophilie », in Huffington Post : http://www.huffingtonpost.fr/2017/10/10/lexposition-gauguin-lalchimiste-debute-au-grand-palais-sur-fond-de-polemique-sur-sa-pedophilie_a_23238160/?ncid=fcbklnkfrhpmg00000001, dernière consultation le lundi 16 octobre 2017.

ALLOCINÉ : http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=248712.html, dernière consultation le vendredi 13 octobre 2017.

3 Il est complexe de parler strictement de pédophilie sans tomber dans l’écueil d’un regard décontextualisé, ainsi que l’a monté Jade Toussay : TOUSSAY, Jade, 2017. « L’exposition « Gauguin l’alchimiste » débute au Grand Palais, sur fond de polémique sur sa pédophilie », in Huffington Post : http://www.huffingtonpost.fr/2017/10/10/lexposition-gauguin-lalchimiste-debute-au-grand-palais-sur-fond-de-polemique-sur-sa-pedophilie_a_23238160/?ncid=fcbklnkfrhpmg00000001, dernière consultation le lundi 16 octobre 2017. C’est la question du rapport dominant-dominé dans un contexte colonial, et plus encore sa modification pour rendre le film politiquement correct, qui est tout particulièrement en jeu dans ce type de relations.

GAUGUIN , P., 2002. Noa Noa. Paris, Mille et une nuits, p. 44.

 5 GAUGUIN , P., 2002. Noa Noa. Paris, Mille et une nuits, p. 42-43.

6  Selon les propos de Vincent Cassel : PUREPEOPLE :
http://www.purepeople.com/article/vincentcassel-gauguin-accuse-de-pedophilie-l-acteur-repond-a-lea-salame_a253627/1, dernière consultation le vendredi 13 octobre 2017.

Les recherches de Steven Hooper présentent bien ces faits : HOOPER , S., 2006. Pacific Encounters : Art & Divinity in Polynesia 1760-1860. Norwich, Sainsbury Centre for Visual Arts.

8 GAUGUIN , P., 2002. Noa Noa. Paris, Mille et une nuits, p. 10.

9 FOUCAULT , M., 1975. Surveiller et punir. Paris, Gallimard.

10 Voir notamment le chapitre « Mélancolie de l’amertume », in DAGEN, P., 2010. Le Peintre, le poète, le sauvage : les voies du primitivisme dans l’art français. Paris, Flammarion, pp. 149-184.

Bibliographie :

 

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