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Réclamer la terre : le Palais de Tokyo à l’heure du climat ?

« Réclamer la terre est une prise de conscience autant qu’un cri de ralliement. »1 Dès la première phrase de son texte introductif et de sa présentation en ligne sur le site internet du Palais de Tokyo, l’exposition Réclamer la terre, visible du 15 avril au 4 septembre 2022, affichait une ambition prometteuse. Daria de Beauvais, commissaire d’exposition au Palais de Tokyo, s’est associée à deux conseiller·e·s· scientifiques de taille pour l’organiser. La première est Ariel Salleh, chercheuse et activiste écoféministe née en Australie en 1944, dont le travail et les engagements portent sur les relations entre humains et non-humains, en s’intéressant notamment à d’autres perspectives de pensées que les paradigmes euro-nord-américains dominants. Le·a second·e est Léuli Eshrāghi, artiste, commissaire d’exposition, auteur·e, poète né·e à Samoa et d’ascendances sāmoane, perse et cantonaise. Dans son travail expographique et artistique, Léuli Eshrāghi interroge les conséquences coloniales et le besoin de réparation, de soin et de guérison des cultures autochtones discréditées par les anciennes puissances coloniales. Le titre de l’exposition est quant à lui inspiré par l’ouvrage Reclaim the Earth: Women Speak Out for Life on Earth, édité par Leonie Caldecott et Stephanie Leland en 1983.2 Ce dernier est le premier recueil de textes écoféministes, un courant de pensées mettant en regard domination des femmes et domination de la terre par les hommes. Le mouvement Reclaiming est quant à lui né en 1979 en Californie, sous l’égide de Starhawk, autrice et militante écoféministe. C’est à la fois un mouvement spirituel néopaïen et un mouvement politique. En ce sens, Reclaim « signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et le modifier comme être modifié par cette réappropriation ».3

L’exposition Réclamer la terre s’inspire en partie de ce courant et envisage de présenter une forme d’écologie allant au-delà de la vision euro-nord-américaine, à travers les cosmologies et modes de pensées des populations autochtones4 et à travers des références à l’anthropologie décoloniale. Pour citer Léuli Eshrāghi, « clamer haut et fort que nous sommes terre, que nous appartenons à la terre, nous sommes terre, nous sommes une fonction de la terre selon les modes de pensées autochtones».5 Elle vise également à dénoncer l’impérialisme, le capitalisme et le colonialisme ainsi que leurs conséquences en termes d’extractions et de principe de supériorité de l’espèce humaine. La commissaire et les deux conseiller·e·s· scientifiques de l’exposition se sont particulièrement intéressé·e·s à l’idée de commun et aux liens entre humains et non-humains, pour remettre en cause le paradigme naturaliste héritier de la pensée européenne et prônant une dichotomie entre nature et culture.6 Citons à nouveau Léuli Eshrāghi, pour qui il est nécessaire de « penser et repenser les relations à cette planète, à tout ce qui nous entoure par le biais des savoirs, des connaissances autochtones, parce que ce sont des façons de faire, des façons de penser, des façons d’être dans de bonnes relations qui sont dans une perspective collective ».7 La sélection opérée comprend quatorze artistes de générations et d’origines différentes, dont les travaux répondent à l’urgence écologique actuelle. Urgence nécessitant plus que jamais d’être rappelée alors que la France et d’autres pays ont connu des températures et des intempéries records ces derniers mois. L’espace du Palais de Tokyo, non climatisé, a ironiquement dû être fermé pendant l’été en raison des fortes chaleurs à Paris.

Plusieurs artistes aborigènes originaires d’Australie sont exposé·e·s. Dès l’entrée, c’est l’œuvre de D Harding qui accueille le·a visiteur·se dans le hall du Palais de Tokyo et qui le·a conduit vers la première salle. Artiste d’ascendance Bidjara, Ghungalu et Garingbal, né·e en 1982, iel vit et travaille aujourd’hui à Brisbane, dans l’État du Queensland. D Harding actualise des pratiques culturelles et matérielles des populations aborigènes : d’une part, à travers la confection de manteaux en peaux d’opossum8, ici fabriqués à base de laine feutrée et, d’autre part, à travers l’art rupestre, transposé ici sur les murs du Palais de Tokyo. Les couvertures sont imbibées de pigments minéraux du Queensland ; une fois hydratées, elles servent à réaliser les peintures murales.

D Harding, INTERNATIONAL ROCK ART RED ©, 2022 (vue de détail). Courtesy de l’artiste & Milani Gallery (Brisbane). Photographie de Marion Bertin.

Une œuvre de Yhonnie Scarce est également exposée dans le hall : l’artiste, d’ascendances Kokatha et Nukunu née en 1983, vit et travaille à Melbourne/Naarm. L’œuvre présentée est Shadow Creeper, une centaine d’ignames réalisée en verre soufflé à la bouche et suspendue en hauteur au plafond. Cette œuvre trouve son écho dans les tests nucléaires entrepris par le Royaume-Uni en Australie-Méridionale entre 1956 et 1963.9 Ces essais nucléaires ont entraîné une cristallisation des roches du sol, qui se sont transformées en verre. Le choix de la forme de l’igname s’explique car cette tubercule, qui pousse de manière souterraine, constitue la nourriture principale des communautés aborigènes vivant sur les lieux des essais qui en ont évidemment soufferts et continuent d’en payer vivre les conséquences.

Yhonnie Scarce, Shadow Creeper, 2022. Courtesy de l’artiste & THIS IS NO FANTASY. Photographie de Marion Bertin.

L’œuvre la plus puissante selon moi est celle de l’artiste aborigène Megan Cope qui aborde aussi des questions de territoires, cette fois-ci à travers les conséquences de l’extractivisme. Née en 1982 à Brisbane, Megan Cope et d’ascendance Quandamooka. Elle vit et travaille entre Minjerribah (île Stradbroke-Nord) et le territoire Bundjalung (Lismore, Nouvelle-Galles du Sud). Untitled (Death Song) est une installation multi-média : un ensemble de trois foreuses auxquelles sont suspendues des roches qui sont disposées sur un sol de graviers. Des barils de pétrole, posés au sol ou en hauteur, complètent l’installation. S’y ajoute une bande-sonore imitant le chant de l’œdicnème bridé, une espèce d’oiseaux endémique d’Australie menacée dans plusieurs régions. L’artiste « interprète leur chant comme une métaphore du cri de notre planète en danger, nous alertant sur les problèmes environnementaux actuels et le point de non-retour auquel nous arrivons ».10 L’Australie et les territoires aborigènes sont particulièrement touchés par l’extraction minière. Les industries minières ravagent des sites ancestraux et sacrés ainsi que les environnements de toutes les espèces vivant à proximité, humains comme non-humains. Cette installation peut être activée par des musicien·ne·s jouant des instruments sculpturaux et des instruments plus classiques sur une partition écrite pour l’exposition ; plusieurs performances ont été programmées durant l’exposition. Présentée sous la verrière du Palais de Tokyo, cette œuvre résonne particulièrement dans l’espace à l’esthétique brute et à l’architecture industrielle apparente.

Gauche : Megan Cope, Untitled (Death Song), 2020. Courtesy de l’artiste & Milani Gallery (Brisbane). Photographie de Marion Bertin. Droite : Judy Watson, rivers of the gulf with casuarina, 2022. Courtesy de l’artiste & Milani Gallery (Brisbane). Photographie de Marion Bertin.

Présentée dans la grande salle du Palais de Tokyo sous la verrière, elle est entourée d’œuvres peintes par Judy Watson, parfois en collaboration. Judy Watson est une artiste d’origine Waanyi, née à Mundubbera et travaillant à Brisbane. Son travail est une forme d’« archéologie de la mémoire »11, qui croise un intérêt pour la formation géologique et pour le « temps du rêve » des communautés aborigènes. L’artiste emploie une diversité de matériaux d’origines naturelles (pigments, écorces, coquillages, terres…) et industrielles (acrylique, laques…) qu’elle laisse interagir. La série présentée ici est inspirée de l’histoire de la Seine, ainsi que d’autres cours d’eau en Australie.

Cet espace témoigne du seul dialogue entre des œuvres. Pour le reste, en effet, si le propos de l’exposition affiche une perspective résolument relationnelle, la mise en espace en va autrement. Les œuvres semblent déconnectées les unes des autres et posées côte-à-côte dans les espaces d’exposition. Seuls quelques rares textes de cartels tentent de créer des liens et des passerelles entre plusieurs œuvres abordant des thématiques communes. Selon le texte de présentation en ligne du Palais de Tokyo, « les artistes de Réclamer la terre nous aident à penser et à ressentir une nature chargée, intensifiée et active. » Toutefois, les œuvres présentées semblent pour beaucoup désincarnées de leur force dans le white cube à l’esthétique post-industrielle du Palais. L’exposition manque aussi cruellement d’une contextualisation efficace : les enjeux géopolitiques, économiques et climatiques derrière chaque œuvre ne sont que schématiquement expliqués dans les cartels les accompagnant. Ces derniers sont d’ailleurs les seuls textes présents, à l’exception du texte d’introduction à l’entrée de l’exposition. Un espace de médiation et de lecture – déjà développé pour l’exposition Ubuntu, un rêve lucide (novembre 2021 à février 2022) – tente d’y remédier à l’aide de la méthode de l’arpentage, une méthode d’apprentissage issue du courant anarchiste visant à une lecture collective et critiques de textes pour favoriser l’appropriation des savoirs. Cet espace, conçu par le collectif ·ClubMæed·, comprend des dessins, des extraits de textes et des définitions courtes autour de quatre thématiques : l’écologie, l’écoféminisme, les relations avec le vivant et les pensées autochtones et postcoloniales. Quelques ouvrages issus de la bibliographie de l’exposition sont également présentés sur une table entourée de fauteuils. On regrette toutefois que cet espace soit à l’étage inférieur et donc non conjoint à la visite de l’exposition.

Espace de médiation conçu par le collectif ·ClubMæed·

On peut aussi regretter l’écueil des textes qui reprennent le vocabulaire et les concepts dominants dans les mondes de l’art contemporain. Malgré la volonté de rompre avec le paradigme naturaliste, ou tout le moins de s’en distancier, les textes d’exposition emploient à foison le terme « nature ». Ces deux écueils de glossaire montrent toute la difficulté à sortir des modes d’énonciation et des concepts euro-nord-américains hégémoniques. L’exposition permet toutefois de faire découvrir et voir des artistes rarement exposé·e·s en France et de donner davantage de visibilité aux modes de pensées, d’être et de vivre issus des populations autochtones. La programmation scientifique, notamment le cycle de séminaires « Autochtonie, hybridité, anthropophagie (II) »12 co-conçu par Morgan Labar et Daria de Beauvais, y a aussi contribué. Alors que la Fondation Engie fait partie des mécènes annuels du Palais de Tokyo, on peut toutefois se demander si l’exposition laissera une trace dans le fonctionnement général de l’institution et permettra de repenser plus globalement les dynamiques des mondes de l’art.

Pour celleux n’ayant pas visité l’exposition, le Palais de Tokyo propose une visite en ligne : https://palaisdetokyo.com/ressource/visite-de-lexposition-reclamer-la-terre/

Marion Bertin

1 Voir notamment son ouvrage Ecofeminism as Politics: Nature, Marx and the Postmodern. London: Zed Books and New York : St Martins Press. Dans cet ouvrage, Ariel Salleh met en évidence un triangle de domination, aux contours non réductibles et indissociables : la domination de l’homme sur l’homme, la domination de l’homme sur la femme et, enfin, la domination de l’homme sur la nature.

2 CALDECOTT, L. (éd.), LELAND, S. (éd.), 1983. Reclaim the Earth: Women Speak Out for Life on Earth. Londres, The Women’s Press.

3  HACHE, E. 2016, « Introduction ». In RECLAIM. Recueil de textes écoféministes choisis et présentés par Émilie Hache, Camboukaris, Paris, p. 23. Voir le texte de synthèse de Daria de Beauvais : DE BEAUVAIS, D., 2022. « Réclamer la Terre ». Palais, n° 33, pp. 51-55.

4 « Le terme « autochtone » que l’ONU a préféré à « indigène » pour traduire l’anglais Indigenous ou l’espagnol indigenas, est utilisé comme une « catégorie politique relationnelle » définie par les relations que des groupes humains minorisés par la colonisation et les régimes actuels entretiennent avec d’autres groupes sociaux et avec les institutions de pouvoir. » Les populations autochtones représentent 5% de la population mondiale, réparties dans 90 pays et protégeant plus de 80% de la biodiversité mondiale : GLOWCZEWSKI, B., 2020. « Réimaginer la terre avec les peuples autochtones ». Terrestres, 10 mars 2020. https://www.terrestres.org/2020/03/10/reimaginer-la-terre-avec-les-peuples-autochtones/, consulté le 01/09/2022.

5 Entretien de Léuli Eshrāghi disponible en ligne sur le site internet du Palais de Tokyo. https://palaisdetokyo.com/ressource/interview-leuli-eshraghi/, consulté le 05/09/2022.

6 DESCOLA, P. 2005. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard. Sans lire tout Descola, vous pouvez jeter un œil à la synthèse : BERNADAC, A. 2018. « Le guide du routard ontologique », CAOSAR. https://casoar.org/2018/12/14/le-guide-du-routard-ontologique/, consulté le 5/09/2022.

7 Entretien de Léuli Eshrāghi disponible en ligne sur le site internet du Palais de Tokyo. https://palaisdetokyo.com/ressource/interview-leuli-eshraghi/, consulté le 05/09/2022.

8 BERNADAC, A. 2017. « « Enveloppé dans la culture » : Les manteaux en peaux d’opossum du sud de l’Australie », CASOAR. https://casoar.org/2017/11/08/enveloppe-dans-la-culture-les-manteaux-en-peaux-dopossum-du-sud-de-laustralie/, consulté le 05/09/2022.

9 DOUSSET, L. 2011. « Mythes, missiles et cannibales. Le récit d’un premier contact en Australie ». Publication de la SDO, n°50.

10 Cartel de l’œuvre, Palais de Tokyo.

11 PELTIER, P. s.d. « Judy Watson ». AWARE. https://awarewomenartists.com/artiste/judy-watson/, consulté le 5/09/2022.

12 Séminaire « Autochtonie, hybridité, anthropophagie (II), Palais de Tokyo. https://palaisdetokyo.com/evenement/seminaire-autochtonie-hybridite-anthropophagie-ii-4/, consulté le 05/09/2022.

Bibliographie :

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